Aux frontières de l’UE, en Bosnie-Herzégovine, la production d’électricité tue

Le charbon noircit l’avenir

Izet Barčić teste sa capacité pulmonaire
Photo: Geoffrey Brossard
d'Lëtzebuerger Land du 07.04.2023

Depuis des décennies, le charbon fait vivre Tuzla, la grande ville ouvrière de l’Est de la Bosnie. Là, le sous-sol regorge de lignite. Celui-ci alimente l’immense centrale électrique bâtie à l’époque yougoslave. Même si la terrible pollution tue les habitants à petit feu, les autorités refusent d’y renoncer. Chaque année, c’est la même rengaine : dès que les températures baissent, les rues de Tuzla se couvrent d’un épais brouillard. Ce smog, comme les habitants l’appellent, est devenu le symbole de l’extrême pollution de l’agglomération, forte d’un peu plus de 100 000 âmes, où l’on cultive le souvenir d’une Bosnie cosmopolite et antinationaliste. Les portraits du Maréchal Tito, le père fondateur de la Yougoslavie socialiste, s’affichent encore fièrement dans les locaux de la mairie, contrôlée depuis l’indépendance par le Parti social démocrate, la formation qui a succédé en 2000 à la Ligue des communistes.

Comme d’autres grandes villes des Balkans, Tuzla s’invite périodiquement dans le haut du classement des villes les plus polluées du monde, à côté des mégapoles chinoises ou indiennes. « L’hiver, c’est le pire », confirme Goran Stojak. « Le brouillard vous mord le corps. Le nez pique, les yeux brûlent, les bronches sifflent. On ressent bien les effets des poussières qui nous pénètrent. » Ce solide gaillard habite sur les hauteurs du village de Divkovići, tout près de la vieille centrale thermoélectrique. Depuis sa maison, on aperçoit la fumée s’échapper des hautes cheminées. Dans ce village, il n’y a pas de vieux. Tout le monde meurt d’un cancer avant. Dans le petit cimetière voisin, les dates inscrites sur les tombes ont de quoi inquiéter : rares sont ceux qui dépassent la soixantaine. Divkovići comptait plus de 500 habitants avant les années 2000, ils sont désormais moins d’une centaine. « Ici, la plupart des gens sont malades ou bien ils sont coincés car leur terre est invendable. Les autres sont partis depuis longtemps », soupire Goran Stojak. Avant de lâcher : « Chaque foyer a un inhalateur ».

Izet Barčić habite l’une des rares bâtisses encore occupées. Cela fait longtemps que ce sexagénaire porte dans sa chair les conséquences de la pollution. « Depuis bientôt 20 ans, je n’ai plus qu’un seul poumon qui fonctionne. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir », se lamente-t-il de sa voix éraillée. Opéré plusieurs fois, il ne sort jamais sans sa Ventoline. La maigre pension que l’État lui verse ne suffit pas à payer son traitement et il doit bien souvent quémander de l’aide à ses proches. « La pollution de l’air est un tueur invisible », résume le professeur Emir Durić, qui travaillait au Centre hospitalier de Tuzla avant de partir pour l’Allemagne. Maida Mulić, l’une des responsables de l’Institut de santé publique précise : « La pollution provoque de nombreuses pathologies, c’est un grave problème pour toute la communauté locale ». Et de citer, outre les cancers et les maladies cardiovasculaires, le nombre de cas d’allergies, de bronchites chroniques et d’asthme qui ne cesse d’augmenter. « Cela affecte particulièrement les populations fragiles, à commencer par les enfants », insiste-t-elle. Dans les salles de classe, le taux de particules fines est jusqu’à huit fois supérieur à la limite autorisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Chaque année, la centrale de Tuzla, la plus grande de Bosnie-Herzégovine, brûle en moyenne 3,3 millions de tonnes de lignite. Cette installation, dont le premier bloc a été mis en service en 1963, est l’une des dix plus polluantes d’Europe : ses cheminées rejettent annuellement plus de 51 000 tonnes de dioxyde de souffre (SO2). Ce n’est pas la seule : selon le collectif d’ONG écologistes Bankwatch, les 18 centrales à charbon des Balkans occidentaux polluent plus que les 221 de l’Union européenne. Il y a dix ans, Denis Žiško a co-supervisé la première étude sur l’impact sanitaire du charbon dans le canton. Sa publication lui a valu de multiples menaces, mais il ne regrette rien. « Nous avons réussi à sensibiliser sur ces dangers. Aujourd’hui, tout le monde sait que c’est un problème. » Malgré les conclusions alarmantes des rapports qui se succèdent et les manifestations des habitants pour « pouvoir respirer à pleins poumons », les autorités locales refusent de renoncer à leur « or noir ». « Les mineurs ont toujours été présentés comme des héros à l’époque yougoslave. Aujourd’hui encore, ils restent des symboles », remarque l’infatigable activiste climatique.

Le mensonge de l’électricité bon marché

Dans une Bosnie-Herzégovine rongée par le chômage de masse, la filière charbon, presque entièrement publique, emploie encore environ 11 000 personnes. Alors même que l’exploitation du lignite n’est plus rentable et que le secteur vit sous perfusion depuis des années. Les salaires des employés ont même été rabotés ces dernières années et dans certaines mines, on doit extraire le lignite à la pioche, à cause des pannes récurrentes des machines fatiguées. « Les quatre centrales du pays achètent leur lignite deux fois moins cher que son coût réel de production. Et ce sont les contribuables qui paient la différence. Prétendre que le charbon nous permet d’avoir de l’électricité bon marché est donc un mensonge », déplore Denis Žiško alors que le coût du kWh bosnien est cinq fois inférieur à la moyenne de l’UE. « En réalité, les gens paient trois fois la facture : à leur fournisseur, aux impôts et aux services de santé. »

Selon l’OMS, la Bosnie-Herzégovine est le cinquième pays au monde où la pollution de l’air tue le plus. Dans le canton, l’espérance de vie est de 3,2 ans inférieure à la moyenne bosnienne, alors qu’une mort sur cinq chez les adultes de plus de trente ans serait liée à l’excessive pollution aux particules fines. En 2018, les experts du réseau écologiste européen Bankwatch ont évalué que l’ensemble des surcoûts de santé engendrés par la centrale de Tuzla dépassaient les 600 millions d’euros. Cette année-là, Bankwatch a effectué des relevés quotidiens de la qualité de l’air sur 144 jours consécutifs. Durant 98, soit plus des deux tiers de la période analysée, les concentrations de particules fines ont dépassé la limite légale. Si la loi bosnienne, calquée sur les standards européens, autorise à peine 35 jours de dépassement par an, il n’y a jamais eu d’amende distribuée.

En 2020, la Bosnie-Herzégovine s’est pourtant officiellement engagée à décarboner son industrie, c’est-à-dire à fermer ses mines et centrales à charbon d’ici 2050. Six ans plus tôt, un plan de réduction des émissions avait été adopté. Sans qu’aucune avancée n’ait été constatée depuis... Hormis en 2020 et 2021 du fait de la baisse d’activité liée à l’épidémie de Covid-19. « L’une des recommandations était la mise en place urgente de dispositifs de désulfuration », rappelle Denis Žiško. « Mais à Tuzla, c’est sans cesse repoussé à cause, dit-on, de la hausse du kWh que cela provoquerait. » Impossible d’avoir de confirmation officielle, les autorités ont fait la sourde oreille à nos questions. En octobre dernier, la Communauté européenne de l’énergie a en tout cas fini par pointer le manque d’action contre la pollution du charbon et les promesses non tenues. En 2018, le pays avait par exemple acté l’arrêt du bloc 4 de la centrale thermique de Tuzla et du bloc 5 de celle de Kakanj après 20 000 heures d’utilisation. Mais les autorités ont préféré prolonger leur durée de vie, invoquant les besoins accrus du fait de la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine.

La chaîne alimentaire affectée pour plusieurs centaines d’années

En attendant, la centrale au charbon de Tuzla pollue aussi les sols. Les résidus du charbon brûlé pour produire de l’électricité, un tiers de la masse initiale, sont en effet mélangés à de l’eau dans des installations spécialisées, puis acheminés par tuyaux vers des dépôts à ciel ouvert en zone urbanisée. En six décennies, des dizaines de millions de m3 de ces boues ont été amassés sur ces sites proches de champs cultivés et d’habitations. Le grand lac du dépôt Jezero affiche ainsi une couleur d’un bleu surnaturel. « Cette eau a un PH supérieur à 11. C’est comme de l’eau de javel », souligne Denis Žiško. Autour, tous les arbres sont morts. L’été, quand les températures dépassent les 40°C, une partie sèche et les poussières se dispersent aux quatre vents. « Ces cendres et ces scories contiennent de nombreux métaux lourds », souligne le professeur Abdel Đozić, de l’Université de Tuzla, qui a mené des recherches sur la contamination des eaux et des sols voisins. « Les échantillons prélevés à différentes profondeurs montrent des concentrations en cadmium, plomb, nickel et chrome dépassant jusqu’à 340 fois les normes autorisées. Ces métaux lourds se diffusent dans les sols et les eaux souterraines. C’est donc toute la chaîne alimentaire qui est affectée, pour plusieurs centaines d’années. »

Sur les dépôts désaffectés, la végétation a repris ses droits. Aucune opération de dépollution n’a été entreprise, notamment pour décontaminer les sols, chargés de métaux lourds. Seule une fine couche de terre a été déposée, en vue de leur exploitation agricole. Plusieurs relevés effectués par des organisations écologistes ont révélé la présence de cadmium et de nickel bien au-delà des limites recommandées. Or, ces métaux lourds finissent par avoir des conséquences dégénératives sur les os et les organes vitaux – foie, rate, cerveau – dans lesquels ils s’accumulent, même en faible quantité. « Dès 2005, une étude financée par l’Union européenne avait conclu qu’il était trop dangereux de mener des activités agricoles sur ces dépôts », s’agace Denis Žiško.

La transition verte ne commencera réellement que quand les responsables politiques auront compris comment se remplir les poches avec. Aujourd’hui, les autorités bosniennes espèrent enfin concrétiser ce qu’elles présentent comme « le plus gros investissement étranger depuis la fin de la guerre » : la construction par la Chine d’un nouveau bloc, le N°7, à la centrale de Tuzla. Ce projet, dont le coût dépasse les 600 millions d’euros, a été plusieurs fois repoussé. Mais la crise énergétique a relancé la machine, d’autant que plusieurs pays membres de l’Union européenne, dont l’Allemagne, misent de nouveau sur le lignite. De quoi mettre en sourdine les critiques sur le retard de la transition verte et du développement des énergies renouvelables dans les Balkans occidentaux. Une aubaine pour la Bosnie-Herzégovine, qui reste l’un des dix pays les plus dépendants au monde du charbon. En 2020, pas moins de 70 pour cent de sa production électrique en était issue. Le reste provient essentiellement des grands barrages hydroélectriques édifiés à l’époque yougoslave (27,5 pour cent). Malgré quelques investissements récents, l’éolien plafonne à 1,5 pour cent tandis que le solaire ne représente encore qu’une quantité infinitésimale (0,3 pour cent).

« La transition verte ne commencera réellement que quand les responsables politiques auront compris comment se remplir les poches avec », ironise Denis Žiško. « Les autorités savent bien que la transition finira par avoir lieu, mais elles veulent la retarder le plus possible. Parce que pour le moment, ça leur semble préférable de contrôler quatre grandes centrales à charbon plutôt qu’une centaine de parcs solaires ou éoliens. » Quant à l’impact délétère sur l’environnement et la santé de leurs administrés, ce n’est visiblement pas la priorité... Du moins pour le moment.

Cette enquête a reçu le soutien du Journalismfund.eu

Simon Rico, Marion Roussey
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