La métropolisation du Luxembourg avançant, les responsables politiques des régions voisines demandent un meilleur partage des recettes fiscales. Et invoquent le modèle genevois

Et la solidarité fiscale ? Bordel !

d'Lëtzebuerger Land du 24.01.2020

Question d’équité Wolfram Leibe et Dominique Gros n’en démordent pas. Huit mois après avoir envoyé une lettre commune à leurs capitales respectives, les maires de Trèves et de Metz respectivement sont intervenus à quinze jours d’intervalle sur les ondes de la radio publique 100,7 pour relancer leur revendication et monter un peu le ton : « Il nous semble urgent de parvenir à un accord avec le Grand-Duché de Luxembourg sur la mise en place d’une compensation financière au profit des territoires allemand et français, tel qu’il existe déjà avec la Belgique », écrivaient-ils en mai 2019. Nous sommes désormais « dans une compétition des territoires », affirma Gros le 16 janvier dernier à la radio, une compétition notamment pour la main d’œuvre, mais « on n’a pas les mêmes règles sociales des deux côtés de la frontière ». Pour le socialiste, on s’est éloigné de la logique où les sidérurgistes français au chômage suite à la désindustrialisation dans le bassin lorrain s’estimaient heureux de retrouver un emploi au grand-duché. « Les sidérurgistes sont à la retraite », dit Gros. Et désormais, c’est surtout le marché du travail luxembourgeois qui est demandeur de main d’œuvre qu’il doit aller chercher de plus en plus loin. Fin décembre, il y avait 204 809 travailleurs frontaliers au Luxembourg selon le Statec, soit presque la moitié de l’emploi salarié total ; la moitié de ces frontaliers viennent de France. Or, ces travailleurs frontaliers payent leurs impôts sur le revenu au grand-duché, alors qu’ils ont besoin d’infrastructures publiques en France, en Belgique ou en Allemagne, dans leurs communes de résidence. Cela va de la crèche en passant par les écoles jusqu’aux infrastructures sportives, de mobilité, de santé ou de culture. « Les gens demandent des services par rapport à leur niveau de vie », affirme le maire de Metz, soit de haut niveau. Mais l’argent manque.

Alors les maires font des calculs rapides : dix pour cent de la population messine travaille au Luxembourg, donc 90 pour cent payent leurs impôts pour financer les infrastructures communes. Plus près de la frontière, où les proportions s’inversent, il serait devenu impossible aux mairies d’assumer. À Trèves, racontait Wolgang Leibe le 2 janvier, 9 000 habitants font tous les jours le trajet pour travailler au grand-duché ; avec leurs familles, cela équivaudrait grosso modo à 27 000 personnes ou un quart de la population dont les recettes fiscales viennent à manquer. Leibe parle d’un manque à gagner situé entre douze et vingt millions d’euros par an (la fourchette est aussi large car elle dépend du niveau de salaire de référence, allemand pour l’estimation basse, luxembourgeois pour la plus élevée). Dominique Gros voudrait entre dix et vingt millions pour la ville de Metz et parle de 2 000 euros annuels par frontalier. Ce qui équivaudrait à 220 millions d’euros annuels que l’État luxembourgeois devrait débourser dans une idée redistributive pour les seuls frontaliers français ou 410 millions pour tous les travailleurs frontaliers. On en est loin actuellement : seules les communes de la frontière belge sont indemnisées à hauteur de trente millions d’euros, sur base d’un accord signé en 1975 et baptisé « compensation Martelange », qui devait initialement couvrir les pertes d’accises.

Milchmädchenrechnungen Et les maires de la Grande Région d’invoquer le modèle de Genève pour donner un exemple d’équité fiscale réussi : En 1973, alors qu’il n’y avait que quelque 10 000 travailleurs frontaliers français à Genève, le Conseil fédéral suisse et le gouvernement français ont signé un accord « sur la compensation financière relative aux frontaliers travaillant à Genève ». Un accord qui, dans ses « considérants » préliminaires cite aussi bien les « charges que certaines communes des départements de l’Ain et de la Haute-Savoie supportent à raison de leurs habitants travaillant à Genève » que « l’importance des ressources que ces travailleurs apportent, sur divers plans, à l’économie genevoise ». L’accord prévoit une compensation à hauteur de 3,5 pour cent de la masse salariale brute générée par ces travailleurs. Cette somme est versée une fois par an ; selon les estimations du canton de Genève, elle devrait atteindre 310 millions de francs suisses cette année, alors qu’il y avait 85 199 travailleurs frontaliers à Genève fin 2019, tendance à la hausse. En extrapolant grossièrement, avec le cours de change de cette semaine, cela équivaudrait à 3 638 francs suisses par travailleur et par an, ou 3 383 euros, fois 205 000 : si le Luxembourg appliquait une règle similaire, il devrait 693 millions d’euros de compensations à ses régions voisines. La somme effraie – et explique la crispation des politiques luxembourgeois dans la discussion : le Premier ministre Xavier Bettel (DP), qui affirme ne pas vouloir financer « les guirlandes des marchés de Noël », ou la ministre de la Grande Région Corinne Cahen (DP), qui est persuadée que, de toute façon, cet argent irait directement à Paris et non aux régions, sont des affirmations perçues comme blessantes dans les mairies. Le mot d’ordre côté luxembourgeois : on veut bien contribuer à des projets bilatéraux, comme des infrastructures ferroviaires ou routières, mais au cas par cas et sur accord. Les inégalités dans le traitement des travailleurs frontaliers en ce qui concerne les bourses d’études pour leurs enfants ont dû être combattues devant la Cour de Justice européenne.

« C’est dommage qu’il y ait maintenant une focalisation sur une certaine somme », regrette Christophe Sohn, géographe urbain qui travaille dans la recherche sur le développement urbain et la mobilité au Liser (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) et publie régulièrement sur les collaborations transfrontralières, que ce soit au Luxembourg ou en Suisse. Mais il concède : « Quand on parle d’argent, tout le monde écoute ». Le « Grand Genève » est à ses yeux un des modèles de coopération les plus poussés en Europe, mais a mis longtemps avant de vraiment fonctionner– les premiers vrais projets pour une agglomération transfrontalière n’ont vu le jour qu’au début des années 2000. Il souligne que la question fiscale y est intégrée dans un projet plus global.

Similitudes Il est intéressant de constater les similitudes entre les deux régions, même si la situation luxembourgeoise est plus complexe et beaucoup plus grande, car concernant quatre pays. Et même si la frontière entre la Suisse et la France est une frontière « dure » entre l’UE et un pays tiers. Dans les deux cas, le brain drain vers un pays avec des niveaux de salaires beaucoup plus élevés constitue un réel problème – sont concernés, toujours, les professionnels de santé, mais aussi des employés de banque et du secteur des services en général. Et dans les deux cas, les axes de transports étaient congestionnés. À la mi-décembre a été lancé le Léman Express, un train qui relie toutes les communes de la grande couronne de Genève, des deux côtés de la frontière, et cofinancé par les deux pays. Selon les premières statistiques, il est emprunté par 25 000 voyageurs par jour.

« Le Grand Genève est une région constituée de flux ininterrompus des deux côtés », témoigne
Olivier Bot, rédacteur en chef adjoint de La Tribune de Genève. Lui-même est Français et habite en France, parce que les loyers y sont autrement plus abordables qu’à Genève (avec un écart du simple au double), mais travaille en Suisse, où il paie ses impôts. Les Suisses, eux, vont facilement faire leurs courses en France, où tout est moins cher, et le nouveau train facilite ces voyages. « C’est très intelligent, l’argent est mis dans un pot commun par le biais des impôts, puis investi dans des projets structurants dans la région. » Comme aussi des park & ride par exemple. « Apparemment, cette coopération est très bien vue des deux côtés », juge Bot, même s’il y a parfois des crispations identitaires, comme ce parti populiste, le MCG (Mouvement citoyen genevois) qui accusa les frontaliers de faire monter le chômage et a réussi à faire adopter un principe de « préférence cantonale » pour l’accès à l’emploi. « Mais c’est ce que nous appelons un ‘protectionnisme light’. En réalité, Genève est une ville très cosmopolite », ajoute le journaliste.

Inadéquation Pour Christophe Sohn, le principal problème dans la Grande Région autour du grand-duché est l’inadéquation entre charges et entrées d’argent. Si le Luxembourg est le cœur (économique) dans une région en voie de métropolisation, il serait irresponsable d’arrêter brutalement le développement aux frontières, « au risque de voir le Luxembourg se développer en un ‘îlot de richesse’ entouré d’une région paupérisée ». « La Grande Région ronronne », regrette le chercheur : l’expertise est là, les modèles sont connus, il manque juste la volonté politique d’entrer dans un véritable dialogue entre tous les acteurs politiques. Car pour les habitants, la Grande Région est déjà une réalité dans leur vie quotidienne. D’ailleurs de plus en plus de Luxembourgeois, face à la crise du logement au grand-duché, font aussi le choix d’habiter de l’autre côté de la frontière. Et Christophe Sohn de conclure : « Vous savez, les Suisses sont réputés pour être de fins négociateurs. Ils ne verseraient pas 300 millions de francs aux régions frontalières si c’était vraiment un mauvais deal. »

Le titre de cet article fait référence à un film français dont seul le nom est resté dans les mémoires : Et la tendresse ? Bordel ! de Patrick Schulmann (1979).

josée hansen
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