L’UE n’arrive pas à la cheville du volontarisme de l’Oncle Sam en matière industrielle, notamment en ce qui concerne la transition énergétique

Réindustrialisation en panne

d'Lëtzebuerger Land du 07.04.2023

Il y a trois ans, dès le début de la pandémie de Covid-19, l’Europe découvrait avec effarement l’ampleur de sa dépendance vis-à-vis du reste du monde, non seulement pour des médicaments comme le Doliprane, mais même pour des produits aussi banals (quoique cruciaux en période de crise sanitaire) que les masques ou le gel hydroalcoolique. Presqu’aussitôt ont été élaborés d’ambitieux programmes de relocalisation de productions, donc de réindustrialisation, pour retrouver à tout le moins un minimum de souveraineté sanitaire, et si possible au-delà car la sortie de crise a été marquée par des pénuries de composants industriels. Ces projets n’ont guère eu le temps de prospérer, à cause de la guerre à l’est de l’Europe et de ses conséquences énergétiques et économiques. Mais le coup le plus rude est plutôt venu de l’ouest.

La prise de conscience des conséquences de la mondialisation sur le délitement du tissu industriel, très marqué dans certains pays d’Europe, est antérieure à la pandémie. Le 10 mars 2020, une semaine avant le début des confinements, l’Union européenne avait publié un document sur sa stratégie industrielle. Devenu en partie caduc, il a été mis à jour un an plus tard, le 5 mai 2021, en tirant les enseignements de la crise sanitaire. Dans un premier temps, 5 200 produits importés par l’UE, appartenant à 390 catégories, ont été analysés selon leur degré de dépendance, la concentration des fournisseurs et les capacités européennes mobilisables, entre autres critères, avec un examen approfondi de six domaines stratégiques (matières premières, batteries, principes pharmaceutiques actifs, hydrogène, semi-conducteurs et informatique en cloud).

La Commission en a identifié 137 pour lesquels l’Union est fortement dépendante, représentant six pour cent de la valeur totale des importations de biens. Environ la moitié de ces produits est originaire de Chine, loin devant le Viêt Nam et le Brésil. Pour 34 produits (correspondant à 0,6 pour cent des importations) l’UE est même dans une situation de grande vulnérabilité, car ils sont peu susceptibles d’être remplacés par des produits fabriqués dans l’Union. Il s’agit notamment de produits utilisés dans les secteurs de la chimie et de la santé, et de matières premières utilisées dans les industries à forte consommation d’énergie.

Sur cette base, des opportunités de reconquête partielle de l’autonomie ont été explorées. Comme le note le quotidien suisse Le Temps, « en promettant d’éviter de coûteux et polluants kilomètres de fret, ces bonnes résolutions se fondaient de plus à merveille avec la volonté de réduire l’empreinte carbone européenne ». Mais elles se sont rapidement heurtées à plusieurs obstacles. En janvier 2022, l’économiste français Elie Cohen relevait que « l’UE peut difficilement échapper à sa constitution économique qui est libre-échangiste, concurrentielle et intégratrice », observant par ailleurs que « l’Europe n’étant pas un État, les orientations, sitôt prises, ont entraîné les oppositions des acteurs en place et les rivalités habituelles pour attirer de nouvelles usines sur le sol national ». La guerre en Ukraine a totalement rebattu les cartes, en mettant en évidence les risques pesant sur les approvisionnements en énergie et en matières premières. Certaines entreprises qui souhaitaient relocaliser ont mis fin à leurs projets pour tenir leurs coûts de production et d’autres, notamment dans les secteurs « électro-intensifs », étudient la possibilité de déménager dans des pays où le coût de l’énergie est plus accessible.

De nombreuses activités industrielles ont été doublement impactées, par la hausse de leurs coûts et la baisse de la demande intérieure et extérieure, avec souvent des fermetures de sites ou des liquidations complètes d’entreprises, accélérant le phénomène de désindustrialisation. Au Luxembourg, où 74 entreprises (tous secteurs confondus) sont éligibles en avril 2023 au dispositif de chômage partiel, au bénéfice de plus de 7 500 salariés, deux entreprises industrielles ont annoncé en mars une réduction de voilure : Husky Technologies à Dudelange (155 postes supprimés) et Dupont Teijin Films à Contern (160 emplois menacés). La guerre en Ukraine a eu un autre effet, potentiellement encore plus destructeur pour l’industrie européenne : le retour général de l’inflation à des niveaux inédits depuis quarante ans. Il s’est traduit par la mise en place de politiques de maîtrise des prix un peu partout dans le monde. C’est ainsi qu’a été adopté aux États-Unis en août 2022 l’Inflation Reduction Act (IRA). Sous cette appellation anodine (un chef d’œuvre de communication, selon un expert français) se cache en réalité un redoutable programme de réindustrialisation, dont certains aspects sont en contradiction totale avec les principes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’initiative avait été présentée au Congrès dès 2020 sous l’appellation « Build Back Better ».

Entré en vigueur début janvier 2023, il se présente comme une « enveloppe ouverte » d’allègements fiscaux et de subventions directes accordés aux ménages et aux entreprises pour relancer la production industrielle locale. Prévues à l’origine pour se monter à environ 370 milliards de dollars sur dix ans, les dépenses atteindraient en réalité, selon une estimation de Goldman Sachs fin mars, quelque 1 200 milliards d’ici à 2031 car les entreprises se sont précipitées pour bénéficier de la manne. Pour l’Europe, le « choc de compétitivité » est double. D’une part il existe un risque de concurrence déloyale car les produits fabriqués aux États-Unis pourront être vendus à des prix plus faibles grâce aux subventions. D’autre part, des productions réalisées en Europe pourraient traverser l’Atlantique, et des projets y seront annulés.

C’est bien sûr le cas pour des entreprises américaines comme Tesla. Le constructeur automobile a gelé ses investissements dans sa gigafactory de Berlin tout en agrandissant son usine du Nevada pour 3,6 milliards de dollars, déclarant clairement que « l’assemblage de cellules de batteries se concentrera aux États-Unis en raison des bonnes conditions créées par la législation américaine IRA, qui prévoit des allégements fiscaux ». Mais de nombreuses entreprises européennes sont aussi concernées, car elles peuvent avoir accès aux aides dès lors qu’elles s’engagent à produire sur le territoire américain. La liste des candidates est impressionnante, avec par exemple les constructeurs Stellantis, BMW et Volkswagen, ou les chimistes Solvay et BASF. Ces derniers ne sont pas seulement des « chasseurs de primes » mais entendent aussi profiter des coûts de l’énergie ultra-compétitifs (jusqu’à six fois moins élevés qu’en Europe). Ainsi BASF, victime de la perte de ses contrats avec Gazprom et de la flambée des coûts du gaz, ferme plusieurs unités de son site historique de Ludwigshafen, et agrandit en parallèle celui de Geismar en Louisiane pour près d’un milliard d’euros.

Phénomène inquiétant : des montants élevés sont investis aux États-Unis par des groupes industriels européens dans les énergies renouvelables, un domaine que l’Europe cherche précisément à développer. Engie, Siemens Genesa (éoliennes) et Vinci ont des projets avancés. Quant à Iberdrola, champion espagnol des renouvelables, il compte investir 25 milliards d’euros sur les deux prochaines années. Autant d’opportunités manquées pour la réindustrialisation du Vieux Continent. Face à ce « dumping fiscal et économique », qui ne la vise pas expressément car il entre dans le cadre plus large de la confrontation entre États-Unis et la Chine, l’Europe est à la fois démunie, divisée et handicapée par la lourdeur du fonctionnement de ses institutions. En effet la politique industrielle relève essentiellement de la compétence des États membres. L’Union cherche surtout à créer des conditions favorables à la compétitivité des entreprises du secteur.

C’est d’ailleurs le sens de l’intervention de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, en janvier 2023, au Forum de Davos. Son « Green Deal Industrial Plan », explicitement destiné à « être compétitif par rapport aux offres et incitations actuellement disponibles en dehors de l’UE » repose sur quatre piliers, la réglementation, les compétences, le financement et le commerce. Sur le premier point, a été publiée dès le 16 mars une proposition de règlement NZIA (pour Net Zero Industry Act) qui comprend des mesures visant à renforcer l’écosystème européen de fabrication de produits technologiques « net zéro », avec le souci de créer un « choc de simplification ». Sur la question du financement, Ursula von der Leyen propose dans le même esprit « d’adapter temporairement les règles en matière d’aides d’État pour les accélérer et les simplifier. Des calculs plus faciles. Des procédures plus simples. Des approbations accélérées ». Mais comme tous les pays de l’UE n’ont pas la même capacité à soutenir leurs entreprises, et que l’utilisation des aides d’État seules pourrait entraîner une concurrence déloyale, elle prévoit la création à moyen terme (sans donner de date), d’un « fonds de souveraineté européen », reposant sur un financement mutualisé. Comme on pouvait s’y attendre, ce projet se heurte déjà à l’hostilité de plusieurs pays membres, dont l’Allemagne, inquiets de voir encore enfler le montant de leur contribution nette aux finances de l’UE. La route est encore longue avant de parvenir à l’efficacité du dispositif américain.

C’était prévu

Le terme de « désindustrialisation » ne signifie pas forcément que, dans un pays ou une zone économique, la production industrielle diminue. Ainsi, dans les plus grands pays de l’UE, elle a augmenté de 1,4 à 1,7 pour cent par an entre 1995 et 2021. Mais cette hausse globale a été inférieure à celle des PIB, de sorte que la part de l’industrie n’a cessé de diminuer. Selon la Banque mondiale, au niveau de l’UE, elle n’était plus que de 22,8 pour cent du PIB en 2021 contre 28,8 pour cent trente ans plus tôt. Certains pays ont connu des baisses brutales. Au Luxembourg l’industrie (construction comprise) pesait encore près de vingt pour cent du PIB en 1995 mais seulement 11,2 pour cent en 2021. En France la baisse a été de près de six points sur la même période, et en valeur l’industrie manufacturière y pèse moins qu’en Italie et trois fois moins qu’en Allemagne.

Cette évolution avait été prédite au milieu du XXe siècle par des économistes comme l’Australien Colin Clark ou le français Jean Fourastié, pour qui l’augmentation de la productivité dans le secteur secondaire se traduirait inéluctablement par sa réduction, en proportion, au profit du tertiaire. Mais ces économistes n’avaient pas prévu l’extraordinaire mondialisation des échanges, qui a considérablement accéléré le phénomène en réduisant le coût des importations concurrentes des fabrications locales, ce qui a provoqué la disparition de secteurs entiers, et en encourageant les délocalisations de productions vers les pays à bas coûts.

Chacun pour soi

La crise ukrainienne a exacerbé les tensions entre pays européens sur la question du mix énergétique, un des points essentiels pour définir une stratégie industrielle. C’est le domaine du chacun pour soi. Le 23 mars, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) n’a pas mâché ses mots, en déclarant au sujet de l’énergie nucléaire, « ce n’est pas sûr, ce n’est pas rapide, ce n’est pas bon marché et ce n’est pas non plus respectueux du climat ». L’hostilité luxembourgeoise est partagée par l’Autriche et l’Allemagne, mais onze États européens (France, Bulgarie, Croatie, République tchèque, Hongrie, Finlande, Pologne et Slovaquie notamment) se sont accordés fin février pour soutenir de nouveaux projets nucléaires basés sur des technologies innovantes et de l’exploitation de centrales existantes. En Italie, en Espagne et en Belgique le débat reste vif tandis que les Pays-Bas ont déjà annoncé la construction de deux nouvelles centrales.

Georges Canto
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