Chronique Internet

L’EFF tempête contre des filtres d’upload prévus par l’UE

d'Lëtzebuerger Land du 15.06.2018

L’Electronic Frontier Foundation (EFF), une ONG américaine qui a fort à faire chez elle pour défendre la sphère privée et les libertés sur le Net, s’en prend, une fois n’est pas coutume, à une réglementation en discussion de ce côté de l’Atlantique. Ce qui provoque sa réaction véhémente et son appel urgent au Parlement européen de faire barrage à cette réglementation est l’article 13 d’un projet de directive sur le droit d’auteur qui contraindrait les plateformes Internet à filtrer de manière automatique les contenus uploadés. Un vote critique est prévu les 20 et 21 juin prochain à la Commission juridique du Parlement européen. Quelque 70 personnalités du Net ont signé l’appel de l’EFF : parmi eux le pionnier du Net Vint Cerf, l’inventeur du Web Tim Berners-Lee et le fondateur de Wikipédia Jimmy Wales. Ils reprochent aux dispositions de cet article de transformer le Net « de plateforme ouverte au partage et à l’innovation en outil de surveillance automatisée et de contrôle des utilisateurs ». Selon l’EFF, s’il est adopté en l’état, l’article 13 représente une menace sérieuse contre la liberté d’expression sur le Net.

L’EFF prend bien soin de préciser que la directive dépoussière des règles qui en ont bien besoin. Elle ne s’oppose pas sur le fond à une vérification des contenus publiés sur des plateformes en ligne, afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’infraction au droit d’auteur : c’est l’idée qu’une telle vérification puisse être automatisée qu’elle s’efforce de battre en brèche, en soulignant les risques sérieux de dérapage inhérents selon elle à cette solution : « Les algorithmes qui comparent les contenus font, soyons clairs, du très mauvais boulot », écrit-elle. Cory Doctorow, un reporter et militant des droits numériques, a cité l’exemple d’un site de rencontre européen qui, par défaut,

refuserait très probablement un portrait d’utilisateur sur lequel celui-ci figurerait portant un t-shirt arborant la photo protégée par le droit d’auteur d’un groupe de musique. Une grande partie des contenus de Wikipédia risquerait de faire l’objet de demandes de retrait ou d’être écartés, quand bien même ils relèveraient d’une citation ou d’une référence indispensable pour illustrer un article.

Selon Doctorow, la motivation première de cet article est de fournir aux journaux européens un moyen à l’épreuve des balles de forcer Google et Facebook, pour parler des plus grandes plateformes, à partager une part des revenus générés lorsque leurs contenus y sont reproduits. Afin de s’assurer que Google ne trouve aucun moyen d’échapper à cette contribution, ils ont choisi la solution radicale de ce contrôle préalable et automatisé – un contrôle que Doctorow assimile à une pêche aux thons qui, sous le prétexte d’être efficace, utiliserait des techniques qui aboutissent à la capture d’un grand nombre de dauphins. « Ce n’est pas de la méchanceté, c’est de la vile indifférence », assène-t-il.

Nombreux sont les voix qui s’élèvent en Europe pour demander que les Gafa payent davantage d’impôts dans les pays de l’Union où ils opèrent et à accepter de rémunérer la reproduction de contenus médias sur leurs services. Si le propos est légitime et l’intention bonne, le moyen choisi l’est moins. « Il y a des limitations au droit d’auteur qui permettent aux nouvelles générations de construire sur les contributions précédentes et de les commenter », fait valoir l’EFF, qui met en avant dans ce contexte le « fair use » et la tolérance pour des utilisations inoffensives, deux aménagements essentiels au droit d’auteur et dont on doute que des dispositifs automatiques, même dotés d’intelligence artificielle, soient capables de les prendre en compte. Autre problème : l’obligation de mettre en place de tels filtres déplaira à Google, Facebook, Twitter ou à d’autres grands intervenants américains, mais ils arriveront sans doute in fine à se mettre en règle avec cet article 13 s’il est adopté en l’état. Mais dans ce cas, cette règle deviendra un obstacle non négligeable pour les nouveaux entrants – par exemple pour une plateforme de recherche européenne conçue pour concurrencer Google.

Jean Lasar
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