Une vie, un œuvre, de durée réduite deuxième moitié vingtième, jetant des flammes de forme et de couleur, toujours incandescentes, toujours brûlantes

Nancy Graves Polytropos

d'Lëtzebuerger Land du 10.06.2022

Quitte à lasser par la répétition, les espaces du Wandhaff, galerie Ceysson&Bénétière, sont tels qu’il est aisé d’imaginer d’un coup, tassés dans un coin, trois chameaux se lever, s’avancer, animaux empaillés, sculptures faites de différentes matières. C’est l’œuvre Camel, exposée en 1968 à New York, qui a attiré l’attention sur Nancy Graves. Bien sûr, pas de chameaux au Wandhaff, pas non plus les assemblages d’os, de fragments corporels qui ont suivi. Cela dit, l’exposition nous fait quand même remonter loin, au début des années 1970, époque où Nancy Graves a participé deux fois, en 72 et 77, à la Documenta, et en 1980 elle a été à Venise, dans un pavillon américain consacré alors à une exposition collective. Une femme seule, les temps n’y étaient pas, le milieu est resté longtemps masculin.

Aujourd’hui, avec une soixantaine d’œuvres, la galerie Ceysson&Bénétière et la Nancy Graves Foundation font (re)connaître dans les meilleures conditions, proprement muséales, un travail qui a eu peu de temps pour s’épanouir, car, née en 1939, l’artiste est morte dès 1995. Peu importe, nourrie de ses connaissances notamment en sciences naturelles, en géographie, en astronomie même, elle a pu aller vite, et ce n’est que pour des raisons sentimentales qu’on va s’arrêter à telles pièces de 1972. Car la chronologie n’est pas de mise, l’œuvre vit très vite de sa richesse, de son foisonnement. Une huile est intitulée Polytropos, l’épithète homérique sied au-delà à Nancy Graves elle-même, dans ses multiples et innovantes pratiques, d’accord là-dessus avec Rachel Stella.

Prélude quand même bienvenu à tant d’abondance, et de luxuriance inventive, les quelques lithographies, datant donc de 1972, que le visiteur trouvera à sa gauche dès l’entrée. La série en compte dix en tout, toutes n’y sont pas. Elles sont inspirées par la surface lunaire, transcendée ici en véritable feu d’artifice. Des fois, c’est une explosion de points colorés, vifs, accentués, des fois, ils s’avèrent plus délicats, opposés à un soubassement de papier légèrement écru (pour l’admirable numéro VI, Maskelyne DA Region of the Moon, avec six passages de tons vert, brun, gris, bleu jaune et rose). On ira après directement au bout de l’espace de la galerie, à Canoptic Legerdemain, avec une autre lithographie, de 1990, pour se rendre compte de suite de la créativité de Nancy Graves.

La lithographie est montée sur un panneau en aluminium, et il se joue devant, faisant sculpture murale, faite de matériaux divers, tout un spectacle où le visiteur aura du mal à poser son regard, tellement il est emporté dans le mouvement même de l’œuvre. Peut-être le fera-t-il sur le visage à gauche, ou l’oiseau à droite. Comme si souvent chez Nancy Graves, on est entre peinture et sculpture. Et plus que jamais il nous est donné de suivre le travail de l’artiste, voir comment les éléments s’assemblent, « comprendre comment une image se fabrique, c’est se donner les moyens d’exercer un regard critique » (Éric de Chassey).

Nombreux dans l’exposition, les papiers, aquarelles ou pastels, les huiles sur toile ou panneau, les sculptures dont les unes privilégient la ligne, les autres, un ensemble de Wax Works, aux composants pris dans toutes sortes de contorsions. Et là encore, la façon de procéder est intéressante, intrigue : elles sont en bronze, moulées à partir d’objets divers, organiques ou manufacturés, enfin émaillées par une cuisson à haute température. Et nous apprenons que c’était renouer avec une technique vieille de plusieurs milliers d’années de la vallée de l’Indus.

Pour les autres sculptures autonomes, moins recroquevillées, s’élevant tout en circonvolutions, sinuosités ou girations, tout se passe un peu comme si les lignes des pastels s’étaient matérialisées, solidifiées. Dans les aquarelles, dans les huiles, plus de densité, et toujours la plus grande fraîcheur, de la prolifération, on dira volontiers qu’elles se mettent à flamber d’un fourmillement de lignes et de couleurs.

On pourrait s’attarder longuement aux noms (poétiques) que Nancy Graves a donnés à ses œuvres. Aux emprunts qu’elle a faits, à gauche et à droite, aussi bien à la biologie avec tel nom d’un mammifère d’Afrique du sud qu’à des vers d’Octavio Paz, comme pour cette œuvre majeure de 1991, Fat Drops of the Milk of Silence. Paradoxalement en l’occurrence, alors qu’il n’y a pas de travail plus parlant que le sien. Chantant, voire criant, au sens où la voix exprime la joie. Dans son ouverture, son incessante recherche, l’art de Nancy Graves s’avère grisant. Une sorte d’exaltation est inscrite dans son essence et sa facture mêmes.

Lucien Kayser
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