La quatrième directive anti-blanchiment et le mot d’ordre de la transparence

Zeitgeist

d'Lëtzebuerger Land vom 19.06.2015

Le gestionnaire de fortune Franklin Jurado habitait le paisible village d’Olm depuis 1987. C’était un homme d’affaires cultivé, sorti de l’Université de Harvard. Il était également l’éminence financière du cartel de Cali. Jurado injecta les narcodollars dans les circuits bancaires européens avant de les réinvestir dans l’économie colombienne. Manque de chance, le bruit incessant d’une compteuse de billets dans le domicile du Colombien décida un voisin d’alerter la police. En avril 1992, le tribunal correctionnel condamna Jurado à 54 mois de prison « pour avoir conçu et exécuté une opération de blanchiment portant sur 36 millions de dollars américains ». Ce fut le premier procès pour blanchiment de l’histoire judiciaire luxembourgeoise. Jurado fut extradé deux ans plus tard aux États-Unis, non sans avoir accusé son banquier luxembourgeois d’avoir enfreint le secret bancaire.

Au cours des années 80, la finance luxembourgeoise avait engendré d’étranges fruits. Lorsque la justice américaine commença à démanteler les réseaux financiers des cartels de la drogue, certaines pistes menaient au boulevard Royal. En août 1989, un journaliste du Lëtzebuerger Land interrogea les banquiers luxembourgeois à propos d’un reportage que venait de diffuser NBC. La chaîne américaine avait présenté la BCCI, dont le siège social (du moins officiel) se situait boulevard Royal, comme gigantesque lessiveuse. Selon les journalistes, la machine tournait aussi grâce au laxisme des autorités de surveillance et aux solides lois sur le secret bancaire du Grand-Duché. « Typische Story der Sauregurkenzeit », « Sommerloch-Geschichte », « journalistischer Übereifer » ; tels furent les sentences des banquiers luxembourgeois. Deux ans plus tard, les régulateurs fermèrent la BCCI – qui entrera dans l’Histoire financière comme « Bank of Crooks and Criminals International ». Le rapport d’enquête au vitriol, publié en 1992 par le sénateur démocrate John Kerry, établissait que la BCCI avait bien blanchi, et l’avait fait en masse. La banque avait offert ses services à la moitié des criminels du monde : du narcotrafiquant de cocaïne colombien Pablo Escobar au warlord birman Khun Sa, en passant par le dictateur iraquien Saddam Hussein et les Contras nicaraguayens.

En 1989, le ministre de la Justice Robert Krieps (LSAP) convoqua les responsables de l’ABBL dans son bureau. Il était furieux. La réputation internationale du pays était en jeu ; le blanchiment devait cesser, les règles devaient être durcies. Au moment où les États-Unis lançaient leur campagne contre l’infiltration de l’économie légale par les barons de la drogue colombiens, l’affaire BCCI (alors à ses débuts) mettait en cause aux yeux du monde entier la capacité du petit Luxembourg à gérer sa grande place financière. Par une loi bricolée à la va-vite, le blanchiment de fonds issus du trafic de stupéfiants fut déclaré illégal le 7 juillet 1989. Quatre mois plus tard, une circulaire de l’Institut monétaire luxembourgeois rappela aux banquiers leur obligation professionnelle (inscrite dans l’Abgabenordnung de 1948) « de connaître l’identité de leurs clients » et leur interdisait « l’acceptation de dépôts, l’ouverture de comptes et la location de coffres-forts de façon anonyme ou sous un faux nom. » Avant d’accepter une valise bourrée de billets, le banquier devait examiner le passeport, la carte d’identité ou le permis de conduire du client. C’est cet ensemble juridique branlant qui finit par être fatal à Franklin Jurado.

Depuis, les procédures et le domaine de la lutte contre le blanchiment n’ont cessé de se complexifier et de s’élargir. Les infractions primaires dépassent aujourd’hui le seul trafic de drogue et le financement du terrorisme, ajouté suite aux attentats du 11 septembre 2001. La longue liste qu’énumère l’article 506-1 du Code pénal se lit comme un catalogue de tous les vices : trafic d’armes, proxénétisme, racket, vol, banqueroute, escroquerie à subvention, usage de faux, crimes contre l’environnement, cambriolages, piraterie… En 2012, trois hommes volèrent un tube de dentifrice, de la mousse à raser et des habits pour enfants dans un supermarché. Ils finirent par se faire condamner pour « blanchiment-détention » et écopèrent de trois mois de prison ferme. Et même Antoine Deltour, whistle-blower et symbole pour la justice fiscale malgré lui, est inculpé pour vol et blanchiment par la justice. Dans un article paru en 2003 dans le journal de l’Association luxembourgeoise des juristes de droit bancaire, l’ancien directeur du lobby bancaire Jean-Jacques Rommes avait mobilisé le socialiste libertaire George Orwell pour dénoncer le « manque évident de réalisme » qui aurait gagné la lutte anti-blanchiment : « C’est l’État démocratique, imbu d’une volonté éthique, qui s’arme de moyens techniques qu’Orwell n’imaginait pas. Une fois ces mécanismes en place, ils serviront à toutes les bonnes causes futures, les luttes contre le terrorisme et la fraude fiscale montrant dès aujourd’hui la voie. » Onze ans plus tard, l’ancienne vertu de la discrétion s’est mutée en vice de l’opacité.

En l’an VII de la crise, deux tendances se sont cristallisées sur la place financière : les maximalistes (minoritaires) et les modérés (majoritaires). Les premiers fustigent les « aspects excessifs et aberrants » de la lutte contre le blanchiment. Les seconds, soucieux de réputation, chantent les louanges des merveilleuses opportunités d’une place financière exemplaire. En mai 2014, Paperjam, miroir dans lesquels les « modernisateurs » politiques et économiques aiment à se contempler, en avait résumé le slogan : « Ici, la banque n’a plus de secrets ». Or, de guerre (fiscale) lasse, les régulateurs et opérateurs semblent s’être résignés au mot d’ordre de la transparence dont ils disent apercevoir les reflets dans Facebook ou la NSA et dont ils retracent les origines idéologiques à l’impérialisme américain, voire à l’esprit protestant. « La bataille est perdue, il ne sert à rien de s’énerver, il faut l’accepter », dit ainsi Serge Krancenblum, président de la Limsa, l’association des grands groupes de domiciliation, au sujet de la nouvelle directive anti-blanchiment.

Au ministère des Finances, certains y voient un hommage à Gabriel Zucman, l’économiste honni de la place financière, et à son cadastre financier mondial qui devrait être à l’oligarchie d’aujourd’hui ce que le cadastre foncier était à la noblesse et au clergé en 1791. Dans la Richesse cachée des nations, Zucman avait fait de l’instauration d’un tel cadastre, « la condition nécessaire à toute taxation des fortunes au XXIe siècle », une imposition qui sera mondiale ou ne sera pas. La quatrième directive anti-blanchiment stipule que les identités des bénéficiaires économiques de sociétés et trusts « soient conservées dans un registre central dans chaque État membre ». Une manière de percer les sociétés-écrans et voir qui se cache derrière. Il s’agit de remonter la chaîne des participations jusqu’à parvenir à un nom, une date de naissance, une nationalité et une adresse précis.

Aujourd’hui déjà, les banquiers, domiciliataires, avocats, garagistes, agents immobiliers, bijoutiers et – depuis ce mardi seulement – les opérateurs du Freeport sont tenus de connaître l’identité de leurs clients au risque de s’exposer à de réels ennuis judicaires. D’ici deux ans, de la pizzeria à la Soparfi, en passant par le fonds d’investissement et la fondation patrimoniale, toutes ces données sur les bénéficiaires (détenant plus d’un quart de participations d’une entité) devront être consignées dans des registres centraux et publics. Les informations de ce registre ne seront non seulement accessibles « sans aucune restriction » aux Cellules de renseignement financiers et autres autorités de surveillance ainsi qu’aux « entités obligées » (comme les banques), mais également à « toute personne ou organisation capable de démontrer un intérêt légitime ». Une catégorie dans laquelle le Parlement européen inclut les journalistes d’investigation et les ONG.

« Pourquoi partir de la présomption que les sociétés cacheraient forcément quelque chose ? », se demande l’avocat Thierry Pouliquien, auteur d’un vadémécum sur le blanchiment paru en 2014. Maintenant, la brèche est ouverte. Sous couvert de lutte anti-blanchiment, on jette les données en pâture. » Puis de glisser : « Je crains un peu pour le Luxembourg… » La juriste et membre du comité de direction de l’ABBL Catherine Bourin est plus sereine. La nouvelle directive aurait été accueillie favorablement par les banques, dit-elle. « Cela leur facilitera le travail. Ils sauront désormais où aller pêcher l’information. Il était souvent délicat de l’obtenir auprès des clients plus ou moins récalcitrants. »

La directive prévoit des « circonstances exceptionnelles » pouvant restreindre l’accès au registre, dont le « risque d’enlèvement, de chantage, de violence ou d’intimidation ou lorsque le bénéficiaire effectif est un mineur ». La richesse est supposée acheter la discrétion. Les futurs clients de la fondation patrimoniale – mise au frigo en attente de la directive – ne seront donc pas amusés de voir leur nom ou celui de leur progéniture paraître à la Une des journaux. Avec la quatrième directive anti-blanchiment le nouveau produit-phare du private banking, annoncée dans toutes les brochures de place, perd donc en attractivité.

En 2017, un journaliste réussira-t-il à prouver son « intérêt légitime » et à gagner accès à des informations sur le bénéficiaire d’une société enregistrée au Luxembourg ? Cela tiendrait du miracle administratif. Dans les deux ans qui restent, les fonctionnaires du ministère de la Finance et ceux de la Justice testeront l’elasticité de ce « Gummiparagraph », tout en suivant de près ce que fera la concurrence. Entre l’esprit de la directive et sa transposition, s’ouvrira un gouffre. Il y a deux ans, le Premier ministre britannique David Cameron avait annoncé un registre des bénéficiaires pour 2016. Il n’a pas fallu longtemps pour que les premiers cabinets d’avocats de la City lancent des produits juridiques permettant de court-circuiter cette « unwanted public scrutinity ».

Au Luxembourg, la nouvelle base de données devrait se greffer sur celle du Registre de commerce et des sociétés (RCS) entièrement numérisé (jusqu’aux 16,3 millions de pages d’archives). Depuis novembre dernier, les dépôts se font exclusivement par voie électronique et l’absorbation de centaines de milliers de noms de bénéficiaires économiques ne devrait pas poser de problèmes insurmontables. Or, la question du contrôle des données fournies reste posée. À moins de faire confiance aux opérateurs économiques de garder leur paperasse électronique à jour et de transférer les données correctes...

Contacté par courriel, Gabriel Zucman oscille entre doute et espoir. Le registre central serait « un premier pas vers plus de transparence financière et l’établissement d’un cadastre financier mondial, écrit-il. Mais c’est un petit pas. Pour le moment, seules les actions sont concernées – et non les obligations et les produits dérivés, alors même que la frontière entre ces différents titres est de plus en plus floue. » Mais Zucman veut y croire. « L’Europe pourrait en quelques années créer un cadastre financier européen, qui serait un modèle pour le reste du monde. Voilà qui serait un objectif ambitieux pour l’UE ! » Les registres publics ne figuraient ni parmi les recommandations du Gafi, ni dans le texte initial de la Commission. Ce sont les eurodéputés qui ont fait pression pour l’inclure dans la directive. Cela estomaque régulateurs et opérateurs luxembourgeois : on se tire « une balle dans le pied », nous serons perdants vis-à-vis de la concurrence internationale, entend-on. Au mot d’ordre de la transparence, le gouvernement luxembourgeois oppose celui du level playing field. Sur les ministres de la Finance, chaque avancée (ou reculade) sur le terrain glissant de la transparence produit des effets étonnants. Avec l’ardeur des nouveaux convertis, ils passent de l’arrière-garde en première ligne pour tenter d’imposer aux autres (centres off-shore) des régulations que, il y a peu, ils combattaient encore.

Dans ces jeux d’alliances à géométrie variable, tout est une question de timing. Il faut savoir quand retourner sa veste. Ces dernières années, la Cellule de renseignement financier commençait à recevoir des déclarations de soupçon pour évasion fiscale. Ces dénonciations provenaient de banquiers qui anticipaient la fin du secret bancaire et avaient hâte de se débarrasser d’une clientèle devenue encombrante. (Même si dénoncer un client pour une fraude qu’on a contribué à mettre en place, demande un certain culot.) La CRF réagissait en s’attaquant non aux présumés fraudeurs fiscaux, mais en visant les financiers frileux. Car au Luxembourg, ni la fraude ni l’escroquerie fiscales ne sont considérées comme les infractions primaires au blanchiment. Les banquiers n’avaient donc pas à importuner la CRF.

Dans son vadémécum Thierry Pouliquien note que « la fraude fiscale n’est pas le blanchiment. Elle est même exactement l’inverse. La fraude consiste à cacher de l’argent à l’administration fiscale, le blanchiment à faire réapparaître de l’argent sale au grand jour. » Ou, exprimé autrement : la fraude fiscale « salit » l’argent propre, tandis que le blanchiment « lave » l’argent sale. Mais, quelques alinéas plus loin, Pouliquen note que la fraude fiscale apparaîtrait « comme le motif légitime de prédilection » des blanchisseurs. « Il y a le risque que les clients tentent de trouver une explication convaincante à leurs transactions en les présentant comme le produit de la fraude fiscale. » Au Luxembourg, l’évasion fiscale quasi-dépénalisée pouvait passer comme excuse pour couvrir une infraction.

Lorsque, dans le cadre de l’affaire Commerzbank, le Parquet de Cologne demandait l’entraide judiciaire « wegen Verdacht der Beihilfe zur Einkommensteuerhinterziehung », leurs collègues luxembourgeois répondaient que la loi le leur interdisait. Les autorités allemandes auraient dû avancer des éléments d’une escroquerie fiscale (une fraude fiscale significative, systématique et intentionnelle) et non d’une simple fraude. En matière de lutte anti-blanchiment ces distinctions byzantines devraient être balayées par la nouvelle directive. Car celle-ci retient bel et bien « l’infraction fiscale » parmi les infractions primaires. Au ministère des Finances, on se creuse la tête pour voir comment transposer ce passage. En théorie, le Luxembourg pourrait se réfugier derrière sa position traditionnelle, c’est-à-dire s’accrocher à la lettre de la directive et faire jouer l’arithmétique des seuils minimaux. Car pour une infraction primaire, la directive fixe comme seuil plancher des peines de six mois, alors que, pour escroquerie fiscale, la loi luxembourgeoise de 1993 prévoit un emprisonnement minimal de seulement un mois.

Or, que les fonctionnaires se laissent convaincre de se lancer dans un autre combat d’arrière-garde, aussi anachronique que désespéré, paraît improbable. « Il faudra au moins inclure l’escroquerie fiscale, dit Catherine Bourin. Si le Luxembourg décidait de ne rien faire, ce serait très, très mal vu ; politiquement ce serait intenable ». Le législateur pourra soit augmenter la peine minimale à six mois, soit inscrire l’escroquerie, voire la fraude fiscales à la fin du little shop of horrors qu’est l’article 506-1 du Code pénal. Or, les avocats d’affaires, banquiers privés et gestionnaires de fortune n’auront rien à craindre. La Vergangenheitsbewältigung de la place financière ne les conduira pas en prison. Le durcissement d’une loi pénale n’est jamais rétroactif.

Bernard Thomas
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