Bande dessinée

Un marathon de géants

d'Lëtzebuerger Land du 06.08.2021

Traditionnelle épreuve finale des Jeux Olympiques, le marathon masculin des JO de Tokyo est prévu ce dimanche. On connaîtra à ce moment-là le nom du successeur d’Eliud Kipchoge, de Stefano Baldini, d’Alain Mimoun, d’Emil Zatopek ou encore de Boughéra El Ouafi. C’est à ce dernier, lauréat surprise du marathon d’Amsterdam en 1928 que rend hommage Nicolas Debon dans son nouvel et magnifique album : Marathon.

Voilà plus de dix ans que Nicolas Debon excelle dans les grands récits sportifs avec une parfaite maîtrise entre le documentaire historique et l’épopée humaine. En 2009, il surprenait avec Le Tour des Géants, qui s’intéressait au Tour de France 1910, en 2012 il récidivait avec L’invention du Vide, sur les débuts de l’alpinisme, et cette année il confirme avec ce Marathon. Un album imposant – avec ses 112 pages grand format auxquelles s’ajoutent quatre pages de documentation en fin d’album –, avec, dès la couverture, ce dessin brut, à la fois imposant et minimaliste, griffonné, charbonneux…

Le temps était maussade ce 5 août 1928, à Amsterdam. « Quand je pense qu’à Paris, on mange des glaces aux terrasses des boulevards » explique une voix off dont l’identité ne sera révélée que bien plus tard dans le récit. « Des jours qu’on se fait rincer par des trombes d’eau gelée venues du large, tantôt fines ou diluviennes... selon la marée », ajoute le narrateur. Une météo tout sauf idéale pour ces galériens de l’athlétisme qui s’apprêtent à s’élancer pour les mythiques 42,195 kilomètres du marathon. Dans le stade olympique, les drapeaux sont tendus « à faire péter les hampes » et les spécialistes savent, avant même le départ de la course, que les coureurs vont avoir un vent de face « une fois rendus dans les champs de tulipes, pour regagner le stade ».

Les Américains sont, comme toujours, les premiers devant les photographes. Ce sont « les mieux soignés, les mieux chaussés, les mieux nourris », nous dit le narrateur. Et oui, nous sommes en 1928 et la Grande Guerre n’a pas fini de laisser des traces. « Il y a dix ans, ces nations qu’on acclame aujourd’hui s’entretuaient dans le plus effroyable carnage que le monde ait connu », note d’ailleurs la voix off. Les Mexicains sont réputés pouvoir courir des jours entiers sans boire ni manger, le Chilien arrive en Europe imbattu chez lui en Amérique du Sud, les Anglais sont les plus solides mais, c’est le Japon, nouveau venu, qui impressionne les commentateurs. Presque plus que les Finlandais qui dominent le demi-fond depuis une décennie.

Face à cette concurrence, les quatre Français n’ont clairement pas les faveurs des pronostics. Surtout pas le « petit arabe qui fait sa vie comme manœuvre chez Renault à Billancourt ». On le sait endurant, mais il n’est pas très rapide. Mais bon… « il n’est pas encombrant, et vu qu’il restait une place… » note un expert qui ajoute : « Chez ces gens-là, ces indigènes qui ont grandi sous le soleil des colonies, dans un ordre naturel et immuable où tout semble se répéter, où tout paraît déjà écrit… il s’est enraciné en eux comme une paresse héréditaire, une passive nonchalance qui les empêchent de concevoir la notion même de compétition ». Les mentalités de l’époque !

Avec peu de textes et presque pas de dialogues, Nicolas Debon raconte cet incroyable marathon de 1928. Dix ans après la fin de la guerre, la bataille fait rage, heureusement elle n’est désormais plus que sportive. Mais à force de vouloir aller toujours plus vite, ce marathon deviendra un massacre. « C’est une folie : le train est bien trop rapide », note un journaliste dès le cinquième kilomètre. Un jeu de brutes, un jeu de dupes. Les Finlandais sont devant, tout comme les autres favoris, Allemands, Américains, Canadiens, Belges et Japonais. Les Français sont à la traîne. Pénalisés par des « putain de groles », « de la camelote », « des galoches », « des machins pour les danseurs ».

Le « petit arabe » essayera de faire le train pour ses camarades, de se sacrifier pour l’équipe, pour la France, mais finira par se retrouver seul bleu dès les vingt kilomètres. Au fur et à mesures de bornes, les favoris seront décramponnés l’un après l’autre, rincés, blessés, à bout… Suivra pour le Français une incroyable remontée. Ceux qui le prenaient de haut juste avant le départ, commencent à s’intéresser à son nom ; c’est Boughéra El Ouafi. Ils essayeront même de tirer profit de son exploit. Foulée après foulée, kilomètre après kilomètre, il remonte une place après l’autre jusqu’à la tête de la course.

Un récit incroyable, historique et oublié, magnifiquement mis en scène et en image ici par Nicolas Debon. C’est sobre et immense à la fois, le témoignage d’un parcours individuel hors du commun et en même temps d’une époque. Un album qu’on lit et relit avec plaisir à la recherche toujours de nouveaux détails dans ces illustrations minimalistes, certes, mais d’une force graphique incroyable.

Marathon, de Nicolas Debon. Dargaud

Pablo Chimienti
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