Le Service de renseignement a entretenu un marché parallèle de BMW, achetées avec des rabais allant jusqu’à 40 pour cent et revendues via une société qui a disparu des radars

La main gauche du Srel

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2013

Mardi 7 mai, lors de son audition publique devant la Commission d’enquête parlementaire, le Premier ministre, très irrité, a affirmé disposer de dossiers qu’il n’hésitera pas au besoin de rendre publics, tout en s’interrogeant une nouvelle fois à haute voix sur les intentions des anciens dirigeants du Service de renseignement : « Travaillaient-il contre moi ? » a lancé Jean-Claude Juncker sans laisser le moindre doute sur la réponse. Certains observateurs politiques ont pensé qu’il devait faire référence au « rapport Alibaba ». Une sorte de note blanche écrite par Frank Schneider, l’ancien directeur des opérations du Srel au sujet de l’homme d’affaires Nasir Abid, alias Alibaba. Une copie a été transmise récemment aux membres de la Commission d’enquête parlementaire et la semaine dernière au Parquet, sans doute pour alimenter le dossier judiciaire sur les écoutes présumées illégales réalisées par le Srel sur des dirigeants d’entreprises, dont Cargolux, ainsi que des personnalités sulfureuses du monde du business comme le Russo-Britannique Alexander Lebedev. Jean-Claude Juncker, CSV, aurait également en tête d’autres documents que ce « rapport Alibaba », que le Srel est petit à petit en train d’exhumer en faisant le « nettoyage » de ses serveurs informatiques, sans doute dans le but de reconstituer les activités de trois de ses agents les plus célèbres, Marco Mille, Frank Schneider et André Kemmer, lorsqu’ils étaient encore en service. Un exercice plutôt délicat dans une zone de droit mal dessinée entre affaires d’État et ce qui ressemble de plus en plus à de la voyouterie. Les projecteurs sont essentiellement braqués sur deux hommes, Frank Schneider, ex-directeur des opérations du Srel, et André Kemmer, agent affecté aux opérations anti-terroristes, et moins sur leur chef Marco Mille, qui, mis à part l’enregistrement d’une conversation volée entre lui et le Premier ministre en 2007 et ses escapades à Monaco pour promouvoir un embryon de service secret sur le rocher, a vu sa réputation relativement préservée jusqu’à présent. Or, c’est sous son empire que le Service et certains de ses agents ont littéralement dérapé. Et comme Marco Mille était connu pour tout voir et tout contrôler dans sa maison, des notes de service aux moindres frais de ses agents, il pourra difficilement s’exonérer des responsabilités dans les dysfonctionnements du Srel sous son empire. À commencer par le commerce de grosses berlines allemandes, dont l’ampleur et la gravité ont sans doute été sous-estimées lorsque l’affaire fut présentée aux membres de la Commission du contrôle parlementaire. Officiellement, les achats réguliers de voiture pour les besoins du Service de renseignement auprès d’intermédiaires allemands, sous-traitant avec les constructeurs tels que BMW ou Mercedes, et le renouvellement très fréquent du parc automobile se justifiaient eux-mêmes par l’obligation de discrétion : il fallait changer souvent de voitures lors de filatures et s’en séparer dès le moment où les véhicules avaient été « brûlés », c’est-à-dire repérés. Or, comme l’indique au Land une source proche du dossier, sur six BMW achetées par le service, une seule était utilisée et les autres revendues, cette fois vingt pour cent sous les prix de marché, à des hauts fonctionnaires sur le marché privé ou à l’étranger, notamment en Grande-Bretagne. De plus, ajoute cette source, rares étaient les véhicules de marque BMW mis à la disposition des agents du Srel, l’essentiel du parc étant alors constitué de Mercedes, de Renault ou de camionnettes destinées à l’observation. « Il s’agissait manifestement d’un dysfonctionnement à la puissance trois », affirme une autre source, qui évoque l’existence d’un « marché parallèle » de gros modèles de BMW, mis en place au niveau du Srel. Les commandes de véhicules achetés à des « prix administratifs », c’est-à-dire entre trente et quarante pour cent en dessous des prix généralement proposés au public, dépassaient d’ailleurs de loin les besoins du service, au point d’ailleurs que le « trafic » suscita le malaise au sein de la structure et qu’il fut dénoncé au Premier ministre, ce qui déclenchera une enquête administrative et faillit de justesse aboutir devant le Procureur d’État. Les « prix administratifs » bénéficiaient également aux agents du Srel à titre privé et certains, y compris parmi les dirigeants, ne se sont pas faits prier pour acquérir à bon compte des voitures pour un usage privé et les revendre par la suite. Ces pratiques, donnant lieu à des abus en tous genres, ont d’ailleurs été interdites dans certaines grandes institutions, comme la Banque européenne d’investissement, qui fait désormais appel à des sociétés de leasing pour gérer son parc automobile. « Les achats, témoigne un proche du dossier, passaient par l’intermédiaire d’une société commerciale luxembourgeoise servant de couverture du Srel. Mais, ajoute-t-il, peu après la découverte du ‘marché’, cette société a disparu des écrans-radars, on n’en trouve d’ailleurs plus aucune trace au niveau du Registre de commerce et des sociétés ». Inutile d’insister sur la gravité de ces faits, ni sur leur qualification pénale. Or, si Jean-Claude Juncker, lorsque le pot-aux-roses lui fut révélé par l’intermédiaire de Roger Mandé, son ancien chauffeur et garde du corps qui avait obtenu sa mutation au Srel en 2006, insista pour que le dossier soit transmis au Parquet et qu’il ne débouche pas seulement sur une procédure administrative, l’affaire en restera néanmoins au niveau de l’enquête disciplinaire. Luc Feller, le secrétaire général du Conseil du gouvernement et chargé des questions juridiques au Srel, fut le premier alerté après le Premier ministre, après qu’on se soit assuré que le haut fonctionnaire n’avait pas acheté lui-même sa voiture au Srel. L’agent incriminé, qui était chargé du contrôle du budget opérationnel ainsi que du recrutement, fut discrètement « muté » au Haut Commissariat à la protection nationale après un marchandage intervenu avec des dignitaires du ministère d’État, dont l’administrateur général Marc Colas, avec lequel le fonctionnaire avait longtemps travaillé (Office du ravitaillement). Les deux hommes s’étaient d’ailleurs liés d’amitié. Patrick Heck, qui prit la succession de Marco Mille à la tête du Srel et avait assuré auparavant l’intérim comme chef des opérations (après le départ de Schneider), n’aurait trouvé dans le dossier aucun indice pouvant mettre en cause la responsabilité directe de Marco Mille. Il se contenta de limoger l’agent, qui se défendit d’ailleurs férocement et négocia habilement sa sortie avec son avocat. On a voulu banaliser ces achats boulimiques de véhicules auprès des membres de la Commission de contrôle en les présentant comme un impératif du Srel, à finalité pragmatique, puisque la revente des voitures quelques mois après leur mise en service permettait d’autofinancer le parc automobile, sans faire appel à l’argent du contribuable. On assura aussi que les rabais aussi importants consentis au Srel n’avaient rien d’exceptionnels. Les administrations allemandes avaient aussi droit aux mêmes conditions avantageuses et certains fonctionnaires allemands pouvaient aussi en profiter à titre privé, raconte une source proche du dossier en tentant de minimiser la portée de ce trafic. « D’ailleurs, ajoute-t-elle, le contrôle financier était au courant, mais il y a eu des dérapages ». Or, cette vue est biaisée, comme le signalent des proches du dossier : « Il y avait deux choses, estime l’un d’eux : d’un côté les achats de voitures pour les besoins propres du Service et de l’autre le marché parallèle ». Et la volonté évidente d’en camoufler l’existence en effaçant les traces de la société commerciale par laquelle les transactions se faisaient. Une seconde source affirme d’ailleurs que le budget opérationnel mis à la disposition du Srel était largement suffisant pour financer l’acquisition de véhicules sans devoir faire le commerce de voitures usagées. Il n’est pas question de mettre en cause l’existence ni l’utilité de ce type de sociétés servant de « tenue de camouflage » au Srel dans certaines opérations, comme peuvent l’être les appartements « sûrs » qu’il loue pour héberger des sources ou y faire des contacts en toute discrétion. Ces appartements « sûrs », dont l’un est actuellement au centre de la polémique parce qu’il a servi à héberger l’ancien président de la Chambre des comptes Gérard Reuter, étaient d’ailleurs gérés par le même agent qui traitait le parc automobile du Srel et ses « à-côtés ». L’homme comptait parmi ses connaissances le responsable d’une entreprise de gestion d’immeuble. La location d’appartements dits « safe » se faisait toujours par son intermédiaire. La question est maintenant de savoir si les bénéfices tirés du marché privé des BMW revenaient intégralement dans les caisses du Srel ou s’ils sont partis dans d’autres poches. Des interrogations ont pointé en outre sur l’encaissement des cautions des appartements « sûrs », en général payées en cash. Une discussion assez sérieuse éclata d’ailleurs entre Patrick Heck et Frank Schneider, lorsque ce dernier, à la demande de Marco Mille, selon ses dires, reprit aux frais de sa société Sandstone les loyers de l’appartement que Reuter occupait aux frais du Service : Heck souhaitait récupérer les trois mois de caution, soit l’équivalent de 3 000 euros, mais l’ancien chef des opérations prétendit ne rien avoir encaissé lorsque le bail fut établi au nom de sa société d’intelligence économique. Beaucoup de questions restent toujours sans réponses satisfaisantes, même après l’intervention publique du Premier ministre le 7 mai devant la Commission d’enquête parlementaire, notamment sur les raisons qui ont poussé Marco Mille à placer Gérard Reuter sous protection en le logeant dans un appartement payé quelques mois par le Srel, avant que Jean-Claude Juncker n’envoie le coup d’arrêt en demandant l’« expulsion » de cet encombrant locataire. Accompagné de Schneider et de Kemmer, Mille lui avait présenté, ainsi qu’à son ministre de la Justice Luc Frieden, les faits d’armes de Reuter lors d’un briefing en janvier 2006. Reuter avait donné un coup de main à l’ancien président du Congo-Brazzaville, Pascal Lissouba, alors en exil à Londres après avoir été chassé du pouvoir en 1997 par Denis Sassou Nguesso, pour ouvrir un compte auprès de Bayerische Landesbank Luxembourg. Cette ouverture, avec un dépôt de 150 millions de dollars, se fit au début des années 2000 par l’intermédiaire du banquier Alain Weber, selon les documents qui furent présentés en 2006. Le Srel se les était procurés d’une façon peu conventionnelle en explorant les recoins – peut-être même les poubelles – d’un appartement de Reuter plateau du Saint Esprit. Des centaines de pages y détaillaient les dessous de l’affaire Elf, ainsi que les commissions payées à des intermédiaires dans des juridictions exotiques. L’enquête Elf en France avait déjà été jugée et rejugée, mettant en cause de nombreuses personnalités de l’establishment parisien, mais aussi deux intermédiaires d’origine irakienne et propriétaires du holding GMH au Luxembourg : Nadmhi Auchi et Nasir Abid. Ce dernier, avant de devenir le principal sponsor de Sandstone constituée par Frank Schneider après qu’il quitta le secteur public, deviendra auparavant une source importante de renseignement pour l’ex-chef des opérations. Schneider a écrit une note de service à son sujet en le présentant comme un proche de l’ancien Premier ministre CSV Jacques Santer. Nommé administrateur de GMH, ce dernier a tenté d’introduire Abid chez son successeur, Jean-Claude Juncker, lequel s’est toujours refusé au moindre contact avec un personnage qui fut abondamment cité dans l’histoire de la Mitterrandie. Elf, affaire d’État en France, semble aussi en être une au grand-duché. Une célèbre juge d’instruction française s’était d’ailleurs cassée le nez au Luxembourg en cherchant à remonter la piste des rétro-commissions liées à l’exploration pétrolière en Afrique et payées à des dignitaires de la République. « Si la justice française avait disposé des pièces en possession de Gérard Reuter, l’affaire aurait pris une autre tournure, notamment sur l’implication de ministres », explique un proche du dossier. Mais à l’époque du briefing, le volet Elf était clôturé. Par contre, l’enquête qui avait été initiée contre l’ancien président de la Chambre des comptes au Luxembourg était toujours en cours et les pièces qui avaient été présentées en 2006 auraient probablement pu alimenter son casier judiciaire et faire la lumière sur ses fréquentations barbouzardes françaises. Reuter y a été présenté comme un agent à la solde du Renseignement français et recruté en 1997. Or, rien ne fut transmis au Procureur, comme si les autorités avaient cherché à éviter la confrontation avec Paris. Pour ne pas faire revenir les affres de l’affaire Elf et des filières luxembourgeoises du financement de la Françafrique et des réseaux politiques à la surface de l’eau ? Ce n’est pas un hasard alors si Juncker a demandé aux membres de la Commission d’enquête de montrer une certaine tolérance à son égard pour qu’il n’évoque pas « certaines affaires ». Au nom du secret d’État ? Le Premier ministre n’a pas prononcé une seule fois le nom d’Elf, pourtant indissociable du dossier Reuter et qui fut l’un des thèmes centraux du briefing de 2006. Les dossiers Elf, mais aussi Lissouba mettaient en tout cas son ministre de la Justice (en charge également de la Place financière) en position particulièrement délicate : d’abord en raison du profil de Lissouba, considéré comme une personnalité politiquement exposée et méritant à ce titre une attention spéciale de la part des banques et de l’origine de sa fortune, alors que son départ du pouvoir fut suivi d’un génocide et que des émissaires mandatés par son successeur Sassou Nguesso avaient cherché dès 2001 à mettre la main sur le magot caché au Luxembourg (d’Land du 19 avril). Comment les 150 millions de dollars de Pascal Lissouba ont-ils pu atterrir au Luxembourg pour y être blanchis avant d’en repartir – rien n’est moins sûr à ce sujet, mais les fonds vautours américains ayant racheté la dette congolaise furent jusqu’à présent impuissants à recouvrer l’argent prétendument « mal acquis » – sans que la Cellule anti-blanchiment du Parquet de Luxembourg n’en soit avertie, ni que les membres du gouvernement qui en furent informés ne demandent à ce que la justice soit saisie ? Ce silence de Jean-Claude Juncker et l’évocation de la raison d’État devant les députés, sans doute pour ne pas sortir tous les vieux cadavres du placard, donnent à l’affaire des fonds de la Françafrique un parfum de lourde suspicion.

Véronique Poujol
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