L’ascenseur et la gentrification du dernier faubourg populaire

Fei Leit

d'Lëtzebuerger Land vom 12.08.2016

Assis sur les marches menant vers le jardin, René Arrensdorff enfile ses chaussettes et ses bottes. À 87 ans (il en paraît vingt de moins), le jardinier continue à quotidiennement labourer son potager à l’ombre du Pont Rouge, fier d’approvisionner sa famille en légumes et en herbes aromatiques. Mais, il n’a plus la force de s’occuper de l’ensemble du jardin ; les mauvaises herbes poussent, la serre est recouverte de graffitis et les vitres cassées. Aux heures de pointe, le discret paysan du Pfaffenthal voit les bouchons se former : des employés de banque et des fonctionnaires européens en route vers leurs bureaux sur le plateau du Kirchberg. Il avait longtemps et obstinément refusé de vendre, avant de finalement s’y résigner. Sa bande de terrain sera reprise par « quelqu’un qui a les muscles » pour y développer un grand projet immobilier. D’ici quelques années, à la place des carrés de jardin s’érigeront des résidences.

Dans la cave de son étable, un bassin en béton recueille l’eau de source venant du plateau. Depuis les travaux de terrassement sur le Val des Bons-Malades, les eaux ne coulent plus qu’en un mince filet, mélangées avec du sable. René Arrensdorff a repris la ferme familiale sur les rives de l’Alzette en 1951. Douze ans plus tard, il se convertit au « bio » et rejoint la Société pour la régénération universelle, une petite communauté alternative s’inspirant de modèles agronomes et diététiciens suisses. L’expropriation par le Fonds du Kirchberg (« trente francs le mètre carré ! ») lui ôtera une partie de ses terrains, mais il continuera à livrer des légumes aux lycées et cliniques de la Ville. « Tous les après-midis, une fois la vaisselle terminée, la cantine de la Handwierkerschoul m’appelait pour me demander ce que je pourrais livrer le lendemain. »

À quelques pas du jardin se dresse le pharaonique chantier de la future gare « Pfaffenthal-Kirchberg » dont l’ouverture est prévue pour décembre 2017. En combinaison avec l’ascenseur panoramique qui, depuis trois semaines, relie le faubourg à la Ville haute en trente secondes chrono, un nouvel axe est-ouest sera créé ; et le Dällchen définitivement désenclavé. Sa topographie capricieuse (monter à pied équivaut à un exercice cardiovasculaire) le faisait jusqu’ici échapper aux convoitises des promoteurs. Maintenant que les artifices de désorientation sont gommés, le Pfaffenthal se transformera-t-il en nouveau quartier huppé ? Cette question, l’urbaniste Isabelle Van Driessche, qui habite et travaille au Pfaffenthal, l’avait soulevée en 2011. « L’accès facilité valorise le sol et comme le marché immobilier est ouvert à tous, ce sont les plus nantis qui l’emportent, regrettait-elle dans le mensuel Forum. Et dans son anonyme souveraineté, le ‘marché’ chassera ceux qui, jusqu’à présent, ont contribué à la truculence du Pafendall. »

Tous les habitants rencontrés saluaient l’ouverture du sensationnel ascenseur-panorama. Ces dernières sept années, le chantier avait été un des principaux sujets de conversation dans le quartier. Plutôt que de se plaindre du temps, on discutait le – très lent – avancement des travaux. Il faut dire que la dernière grande intervention des autorités publiques avait été dévastatrice. Inauguré en 1966, le Pont Grande-Duchesse Charlotte fit régner durant 27 ans la terreur dans la vallée. En 1991, la réalisatrice Geneviève Mersch faisait débuter son documentaire Le Pont Rouge par un petit garçon assis à la table de cuisine et témoignant : « De Kapp war geplatzt … De Schong war an der Strooss ». Le film enchaîne les témoignages d’habitants traumatisés, tentant de mettre des mots sur les « ellen Biller » de corps humains réduits en « Klompe Fleesch ». Une voix-off énumère froidement les objets et personnes tombés du ciel : « de gros vis », « un Belge », « un sachet à frites rempli de cailloux », « un Monsieur et un teckel »… Ériger un pont 74 mètres au-dessus d’un quartier de résidence était une action inouïe. Les habitants d’en bas furent sacrifiés pour le développement économique futur. (Une bordure anti-suicide en plexiglass finira par être installée au milieu des années 1990.)

« Il y a trois ans, j’ai vendu en une semaine cinq appartements au Pfaffenthal à 6 500 euros le mètre carré. C’étaient, sans exception, des gens des institutions européennes », dit Fabrice Kreutz, un agent immobilier très actif dans la Ville du Luxembourg. « Auprès des Luxembourgeois, le Pfaffenthal a une mauvaise réputation, mais un fonctionnaire européen ne va pas faire la différence. Il regardera la distance par rapport à son lieu travail. En plus, souvent, il ne dispose pas d’une voiture ; alors que, par principe, les Luxembourgeois n’achètent pas de maison sans garage », estime-t-il.

« Am Pays (de l’Amour et de la Paix) », c’est le surnom ironique utilisé par les anciens du quartier. C’est également un pied de nez aux bourgeois qui les voient et prennent de haut. Replié sur lui-même, le Pfaffenthal possède les avantages et les désavantages du village : un mélange de familiarité et de contrôle social. Le jour de l’ouverture de l’ascenseur, les ruelles étaient soudainement remplies de touristes et de curieux découvrant une idylle insoupçonnée. Le petit millier d’habitants (avant la Seconde Guerre mondiale, 4 600 personnes y habitaient encore) peut être – très grossièrement – subdivisé en trois milieux sociaux qui se fréquentent peu, ne vivant pas dans le même monde. Sur la rive gauche, des Luxembourgeois précarisés (dont une petite demi-douzaine de familles « indigènes » présentes depuis plusieurs générations) cohabitent avec des travailleurs immigrés, pour la plupart portugais. Un peu à l’écart, des « bobos » (architectes, urbanistes, publicitaires, graphistes) ont restauré de vieilles maisons sur les vingt dernières années et tentent de s’impliquer dans la vie locale. Le troisième groupe, celui des habitants des nouvelles résidences, reste largement invisible, ce qui, aux yeux des ouvriers et retraités, le rend suspect d’être « un peu Schickimicki (BCBG) ».

« Sie wëllen näischt mat ons ze dinn hunn », estime ainsi Serge Kappler, un natif du quartier. Il fut baptisé le 30 mai 1976, le jour de l’explosion qui dévasta le quartier populaire du Béinchen. Pris en charge par la commune, les travaux de reconstruction prendront dix ans, au bout desquels très peu d’anciens habitants, relogés ailleurs, feront valoir leur droit au retour. Aménagé autour d’une place centrale, le complexe de logements sociaux avait été inspiré d’une cité néerlandaise. Or, au lieu de favoriser les échanges sociaux, cet agencement ouvert a favorisé le Beschass. Ainsi, les disputes sont fréquentes entre habitants du Béinchen, pour lesquels le quartier reste un point d’attache et une ressource essentiels.

Les querelles de voisinage se cristallisent autour de la question des places de parking (accessoirement les crottes de chiens). Que ce soient les Roumains venus célébrer la messe orthodoxe dans l’église ou les Portugais déchargeant du matériel devant leur centre culturel, « ils » bloquent les trottoirs et occupent les rares et précieux stationnements. Les lieux de socialisation se départagent par nationalité : les Luxembourgeois vont manger des Kniddelen au restaurant « Bei de Bouwen » (le rappeur T the Boss est aux casseroles, son frère et sa mère font le service) : les Portugais à la Madeira Stuff, juste en face. Électoralement, le Pfaffenthal reste une place forte du DP ; de nombreux habitants travaillent pour la commune, voire sont logés par elle. En cas de pépin, ils vont présenter leurs doléances à la bourgmestre qui reçoit hebdomadairement les quémandeurs à la mairie.

Jean-André Stammet, le président du Syndicat d’intérêts locaux Pfaffenthal-Siechenhof, vit dans une petite maison entourée d’un jardin, d’une mini-piscine et d’une hampe à laquelle flotte le Lion rouge. L’ancien banquier a emménagé au Pfaffenthal en 1995, laissant derrière lui Mamer, un « Kaff » dont il était heureux de s’échapper. Il croit dans « le potentiel » du quartier. Pour ce féru d’histoire locale, le désenclavement du Dällchen sera l’occasion de renouer avec le Pfaffenthal du début du XIXe siècle, lorsque le quartier était une des principales entrées dans la Ville et comptait de nombreuses familles bourgeoises parmi ses habitants. (Les HNWI allaient profiter du krach immobilier provoqué par le démantèlement de la forteresse pour se relocaliser boulevard Royal, nouveau quartier résidentiel et d’affaires.)

Le technicien-restaurateur français Robert Granellaa découvert le quartier alors qu’il travaillait sur les remparts de Vauban. Pendant le chantier, il rencontre sa future compagne et emménage dans le Dällchen. Débordant de livres, de disques et de plantes, la petite maisonnette mesure une soixantaine de mètres carrés répartis sur deux étages et demie. Ici, pas d’Entkernung, cette restauration de façade chérie par les promoteurs luxembourgeois : Les pièces sont restées minuscules, la cage d’escalier est étroite et les planchers sont « tordus mais pas pourris ». « C’est une maison pour nains », dit Granella. Selon lui, l’intégration dans le quartier ne va pas de soi : « Il faut avoir passé beaucoup de temps ici. Au bout de quelques années, on se fait plus ou moins accepter. Mais il faut, à chaque fois, faire le premier pas. »

Parmi les patriotes locaux, il existe une tradition qui consiste à faire contraster un âge doré avec une longue période de décadence. Ainsi, en 1948, Pierre Menager évoquait-il un quartier « infecté » par l’arrivée de la « racaille » de Bonnevoie au début des années vingt. Et, en 1982 encore, la brochure pour le 125e anniversaire du Sang a Klang dénonçait « das unüberlegte Einpflanzen degenerierter und asozialer Elemente » et les logements occupés « in unzumutbarer Weise » par des « Fremdarbeiter meistens portugiesischer Nationalität ».

« D’Regierung hat en Här geschéckt/ ze kafen Haus fir Haus/ an dat wor deem wéi’t schéngt gegléckt/ Si mussen all eraus », écrivait Fritz Weimerskirch à la fin des années 1920 dans son Lidd vum Théiwesbuer. (La dernière strophe esquissait la revanche des expulsés : planter leur roulotte « flang mëtten op d’Plës’daarm.) À l’époque, c’étaient les autorités publiques qui démolirent les baraques insalubres, chassant au passage les classes dangereuses. Aujourd’hui, on laisse faire le marché. Dans les discours, les termes politiquement corrects de « mixité sociale », de « revalorisation » ou d’« assainissement » sont souvent utilisés comme code pour signifier « gentrification », voire « expulsion des populations ».

En 1976, des politiciens, financiers et grands propriétaires fondent la société anonyme Vieux Luxembourg, qui se lança dans une vaste campagne de rachats et de restaurations d’anciens immeubles, souvent délabrés et insalubres, du Grund. En 1977, une équipe de jeunes travailleurs sociaux descendent dans le ghetto du Grund pour y développer un « travail communautaire ». (Ce sera le début d’Interactions Faubourgs.) Deux ans plus tard, avec les habitants, ils créeront le Comité international pour le sauvetage du Grund qui militera contre « les forces spéculatives » et pour le droit de continuer à habiter leur quartier.

Le bilan de la lutte des riverains est mitigé. Grâce au Fonds du logement et à la commune, certains ont pu emménager dans les logements sociaux, rue Saint-Ulric. Mais ils n’ont pas pu empêcher que le Grund se mue en un des quartiers les plus chics et chers de la ville. Après le déménagement de la prison en 1984, l’installation d’un ascenseur et d’un parking souterrain sur le Plateau du Saint Esprit en 1985, une clientèle huppée commence à pointer le nez. Un club privé réservé à la notabilité, des appartements de luxe, le siège de la Chase Manhattan Bank, un restaurant japonais et des bars anglais (vilipendés comme « Eurokraten-Pubs », dans la presse alternative) suivront. La famille brassicole Lentz profita de chacune de ces implantations : comme propriétaire des terrains, comme actionnaire de Vieux Luxembourg et comme fournisseur de bière. (En 2006, dans une interview-portrait parue dans Paperjam, Georges Lentz évoquera des critiques formulées « par d’obscurs contestataires pour des raisons très confuses ».)

Autre faubourg, autre famille brassicole. Les rives de Clausen appartiennent aux Libens-Reiffers. En 2001, la famille crée M Immobilier, dont le président, Lucien Emringer, est une ancienne éminence grise du DP. La fulgurante reconversion du terrain de l’ancienne brasserie Mousel en parc à thèmes pour multinationales, cabinets d’avocats et discothèques prit de court les riverains. Le Syndicat d’intérêts locaux Luxembourg-Clausen se ruina en alignant les procès contre les cafetiers. (Aujourd’hui, il a cessé de fonctionner.) Ce scénario ne devrait pas se reproduire au Pfaffenthal, du moins pas avec une telle violence. Ici, pas de terrains industriels en friche, et le quartier peut compter sur d’importantes infrastructures d’utilité collective, dont un parc et 135 logements sociaux.

Le jardinier du Pfaffenthal pointe vers une grande résidence construite en 2010 sur l’autre rive. Le rez-de-chaussée présente un visage aveugle : hormis une entrée de garage, le piéton longe un long mur en béton. Pour maximiser la rentabilité, le rocher a été arraché jusqu’à la côte d’Eich. Dans le quartier, la résidence « haut de gamme » est affectueusement appelée « Kanéngerchersstall » (cage à lapins). De ses habitants, René Arrensdorff n’aperçoit que l’ombre : une voiture rentrant dans un garage, suivi d’une lumière qui s’allume à l’étage. Un duplex d’une centaine de mètres carrés (avec jacuzzi sur le toit) y est actuellement en vente. Prix demandé : 1,3 million. L’agence immobilière prise un quartier « en pleine mutation ». Le processus de gentrification sera lent, mais inexorable.

Bernard Thomas
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