Pourquoi il ne faut pas confondre bon gouvernement et bon fonctionnement

Pour un retour du politique

d'Lëtzebuerger Land du 17.06.2022

« Please wait patiently for the failure of the system »1

À la mi-mai, à la fin d’un long entretien avec un chercheur à l’Université à Belval sur quarante ans de politique de l’aménagement urbain et du logement au Grand-Duché, ce dernier, partant de ce qui avait été évoqué dans les méandres et digressions de cette conversation exploratoire, me posa une colle en me demandant si le Luxembourg était encore une société.

Je n’allais pas lui répondre que non en entonnant la rengaine réactionnaire que des populistes voudraient insinuer dans nos synapses que le Luxembourg d’avant 1968 était bien mieux. Dans ce passé imaginaire et supposé heureux, un Luxembourg des petites villes et villages tranquilles, les gens du cru restaient surtout entre eux, nous suggère-t-on, ne parlant que leur langue, vivant une vie rythmée par un travail paisible et l’école toute proche, les repas en famille, les fins de semaine avec la messe le dimanche et l’apéritif dans le café à côté de l’église, une partie de campagne parfois, ou une excursion avec le club de quilles qui pouvait pousser jusqu’à la côte belge, une vie ponctuée de rituels obligatoires, aux satisfactions modestes, aux fêtes fixes et surtout à l’abri des brusqueries de l’Histoire et des défis de l’altérité. Oubliées dans ce narratif sur un âge qui fut plus gris que d’or les destructions à peine réparées et les blessures personnelles récentes dues au passage de la guerre qui cicatrisaient pourtant bien mal à cette époque, parce que refoulées par les rituels sociaux, le contrôle social et l’ennui en société, et ce sans que les sujets n’osent ou pensent accéder à la parole, sinon au risque de se voir taxés de fous ou de se voir refuser, puisque cela comptait encore, les sacrements.

Je n’allais pas non plus lui répondre « bien sûr que si », avec cet air satisfait et ébahi que le récit de l’abondance visible prescrit aux relayeurs des leitmotifs de l’image de marque. Car comment nier que ce Luxembourg, centre financier global et métropole régionale polyglotte au point d’être devenu babélien, ce territoire marqué par l’hyper-croissance, les inégalités croissantes et une densité forcément un rien agressive, rythmé par les heures de pointe, les migrations effrénées entre les domiciles en-deçà ou au-delà des frontières et les lieux de travail et/ou de garderie, les journées à fil tendu et parfois sans fin, les repas à la va-vite chacun pour soi, sinon escamotés, les virées sans fin le weekend, parce que le logement n’est plus guère pour un nombre croissant de résidents un chez-soi, mais un toit fonctionnel sans âme voire précaire, et que X préfère retrouver sur les terrasses des lieux éphémères Y, son reflet approximatif par l’habit, l’appartenance sociale, la langue, l’origine et d’éventuelles aspirations, que ce Luxembourg donc ait un sérieux problème de cohésion sociale. Et ce dans un sens bien précis !

Faire société

La cohésion sociale ou faire société au Luxembourg, ce serait que ses résidents majeurs, dotés du droit de vote législatif ou non, et ces derniers sont légion, soutenus en cela par les organisations politiques, syndicales, professionnelles et civiles, participent à la définition d’un certain nombre de problèmes centraux que tout agrégat de personnes voire société humaine génère et qui l’empêchent de vivre mieux ensemble, et dont la résolution commune par l’acceptation de décisions démocratiques prises dans ce sens après un vrai débat politique et de société les (re)lierait entre eux sans éluder ce qui pourrait toujours les opposer. Malgré un conseil de citoyens poussif autour de « Luxembourg in Transition » ou un conseil citoyen climatique annoncé avec grand bruit puis disparaissant des radars des médias de référence, cette dynamique n’existe pas au Luxembourg. Ni les institutions démocratiques de l’État, ni les partis politiques, syndicats ou organisations professionnelles ne l’encouragent, alors que la pandémie de Covid pourrait revenir en force dès la fin de l’été et que l’Histoire s’accélère en Europe sous le coup de la double crise géopolitique et climatique avec des répercussions économiques et sociales dont ni la gravité ni la durée ne sont prévisibles.

Mais le Luxembourg a-t-il vraiment besoin de tels débats, pourrait-on objecter, puisqu’il s’en tire très bien sans ? Il a bien géré la crise du Covid avec ses campagnes de tests et de vaccination. Il a soutenu les salariés et les entreprises et réussi à consolider son marché du travail fortement basé sur l’apport des frontaliers. Ses rentrées fiscales sont restées stables. Mais voilà, si le pays fonctionne bien surtout grâce à des administrations performantes, son gouvernement mise plutôt sur une gestion pragmatique et à vue que sur de grandes décisions politiques s’engageant sur un avenir instable. Le résultat ambigu de cette gouvernance a débouché dans un sondage récent sur le résultat moins paradoxal qu’il n’y paraît que 81 pour cent des personnes interrogées estimaient que leur situation financière était de très bonne à satisfaisante, mais 75 pour cent estimaient également que la pénurie et la cherté du logement représentaient un souci central. En même temps, presqu’un tiers des répondants a vu sa situation financière se dégrader alors qu’Eurostat annonçait que douze pour cent des salariés du Luxembourg n’arrivaient pas à atteindre soixante pour cent du salaire médian et étaient donc en situation de pauvreté, plaçant le Grand-Duché, juste derrière la Roumanie, en deuxième position dans ce répertoire peu flatteur pour son image, mais surtout très douloureux en termes de souffrance sociale pour les personnes concernées.

Failles

Il y a beaucoup de raisons de penser que le pays fonctionne bien, mais il y en a bien plus pour penser que le petit État créé en 1839 et dont la population devint au bout de cent ans une nation, comme nous l’explique depuis 1989 le canon trauschien, ne peut plus continuer à gérer de la façon la moins politique possible à la fois sa nation, l’autre moitié de sa population résidente et la moitié de sa main d’œuvre frontalière, cette non-nation de non-Luxembourgeois que les chantres de notre droite nationale exècrent, comme s’il s’agissait de deux parties nettement distinctes de la population que rien ne relie sinon quelques droits sociaux, civils et politiques que certains se font régulièrement le plaisir de rogner, quitte à s’attirer les foudres de la Cour de Justice européenne.

Or, c’est exactement ce que le gouvernement et son opposition à quelques exceptions près font. Un indice en est l’article 11 du projet pour la nouvelle Constitution, dont l’accouchement, tout observateur le sait, fut difficile, jalonné d’innombrables revirements et péripéties, avec pour résultat un nouveau-né informe dont même les géniteurs ont secrètement honte. La première partie de l’art. 11 stipule que « les Luxembourgeois sont égaux devant la loi, et la partie bis que « tout non-Luxembourgeois qui se trouve sur le territoire du Grand -Duché, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi. »

Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail des potentialités discriminatoires et d’arbitraire que cette formulation perméable et péjorativement négative contient et que la Commission de Venise a critiquée, comme l’a judicieusement mis en lumière Michel Pauly dans le magazine Forum. Ce qui importe ici est de souligner qu’un parlement qui s’est occupé depuis plus de vingt ans d’une réforme de la Constitution n’arrive pas à s’accorder avec une majorité qualifiée sur un texte qui servirait de cadre cohérent à des droits fondamentaux égaux pour tous ses résidents et des processus de décision politique plus démocratiques et inclusifs. Et ceci dans un petit État en mutation démographique et sociétale accélérée pris dans un environnement international instable dont sa souveraineté est entièrement tributaire. La Chambre des députés n’arrive pas à s’accorder sur un texte lisible et durable parce que les partis susceptibles de gouverner, en plein chambardement, affaiblis, privés de leurs milieux traditionnels qui ont fondu, ressemblent de plus en plus à des associations de personnalités convergeant sur des affinités d’intérêt et des lignes d’actions gestionnaires sommaires qui n’ont ni vue commune de l’avenir du pays ni réelle envie d’élargir le champ de la délibération et de la décision politique. Les récents renouvellements des instances dirigeantes du LSAP et du CSV avec des personnalités peu enclines à des positionnements clairs, et cela est un euphémisme, ne font que confirmer cette tendance historique.

C’est cette même attitude de ne pas se mouiller, de ne pas prendre de risques qui est à l’origine des réticences du gouvernement depuis 2014 d’assumer un rôle prépondérant dans la Grande Région dont Luxembourg est jusqu’à nouvel ordre la métropole économique et le seul pôle d’emploi en croissance, mais vis-à-vis de laquelle il est en situation de dépendance absolue. Son potentiel et son attractivité, qui pourraient être une force et un facteur d’innovation sur la manière de concevoir et de vivre dans des espaces économiques transfrontaliers, se sont transformés en faiblesse structurelle et potentiellement fatale. Car le Grand-Duché refuse une coopération plus organique de développement régional transfrontalier. Il refuse surtout de payer des compensations, des transferts voire des rétrocessions fiscales. Aucune leçon n’a été tirée du coup de frayeur qu’ont causé au début de la pandémie les menaces de fermeture des frontières et de réquisition de personnel indispensable qui mettaient carrément en question le fonctionnement du pays. Aucune réflexion sur la viabilité de l’orientation actuelle du marché du travail n’est en cours, alors que 10 000 emplois ne trouvent plus de preneurs au Grand-Duché, parce que ses hauts salaires nominaux ne compensent plus nécessairement les pertes en qualité de vie, voire la souffrance sociale des navetteurs transfrontaliers. Aucune réflexion non plus sur la question du lien entre la cherté et la pénurie de logements et la centralité de la place financière. Pour changer d’approche sur ces questions, l’État et les communes devraient engager plus de monde qu’il y en a actuellement pour veiller à ce que les choses fonctionnent mais ne changent pas.

Car l’essentiel, pour la grande majorité de ceux qu’on appelle peut-être abusivement au Luxembourg des politiques, c’est que tout fonctionne sans irriter trop de monde, sans cliver, sans toucher aux positions des diverses rentes de situation des gens en place. Superficiellement, l’on pourrait être induit à croire que cette procrastination soit due à l’incapacité structurelle des partis dits politiques d’agir. Mais il pourrait aussi s’agir d’une intuition, que le pays et sa société ne résisteraient pas au retour du politique, que le modèle actuel du « faire fonctionner » volerait en éclats, faute de garde-fous.

Occasions ratées

Des événements qui auraient pu entraîner des retours du politique, il y en a eu ces derniers temps. Une date-clé est le samedi 4 décembre 2021. Tout le monde s’en souvient. Une marche d’adversaires des mesures anti-Covid du gouvernement ne respecte plus les consignes de sécurité conformes au droit de manifester et dégénère. Le marché de Noël est envahi. Les policiers et les vigiles privés sont débordés. Des groupes de manifestants se rendent ensuite devant le domicile privé du Premier ministre. Des actes de vandalisme ont lieu. La ministre de la Famille est priée par la Police de quitter avec ses enfants son domicile situé non loin de celle de du Premier ministre, tellement les manifestants se montrent imprévisibles. Un tabou vient d’être brisé. C’est la première fois depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale qu’il y a des tentatives directes d’intimidation de mandataires politiques jusque dans leur sphère privée. Un principe essentiel du vivre-ensemble en démocratie au Luxembourg, une pièce maîtresse de ce que Norbert Elias appelle l’habitus national, a été violée : La résolution des conflits politiques et sociaux par des moyens pacifiques et la négociation. Au Luxembourg, on est adversaires en politique ou dans les luttes sociales, mais pas ennemis. Contrairement à ce qui se passe en France, la métaphore guerrière n’a pas cours dans le vocabulaire politique luxembourgeois, peu importe la langue dans laquelle il est dit. Le pays est presqu’unanime, amis, adversaires et critiques du Premier ministre, et bien sûr résidents de toutes nationalités confondues, à réprouver le siège devant le domicile privé de Xavier Bettel et les menaces contre la sécurité de Corinne Cahen.

Le lendemain, Xavier Bettel se fend d’un « thread » sur Twitter en sept parties où il rappelle quelques principes de convivialité en démocratie, dénonce ce qui s’est passé la veille – la peur semée par les manifestants parmi les familles visitant le marché de Noël, l’agression de personnes ayant une autre opinion que celle des manifestants et la banalisation de l’Holocauste – et défend la légalité démocratique des décisions gouvernementales qui ne font pas nécessairement l’unanimité. Il conclut en affirmant que la démocratie ne se laissera pas intimider et qu’« ensemble, nous sommes forts ». Ensemble, c’est avec les citoyens. Pourtant, l’idée politique ne lui est pas venue de les mobiliser, d’appeler par exemple à un rassemblement de soutien à la démocratie, puisque ce qui venait de se passer dépassait de loin la cause de son gouvernement et de sa personne publique et privée, suscitait des inquiétudes profondes sur la vulnérabilité de la démocratie luxembourgeoise et le désir chez beaucoup de se rallier symboliquement autour d’elle.

Deux jours plus tard, devant la Chambre, Bettel tient un discours qui dénonce de nouveau les événements du 4 décembre. Or, son approche de la défense de l’État de droit, qui ne doit pas « bréckelen » (se fissurer) reste purement policière, juridique et judiciaire. La police doit maintenir l’ordre et veiller à ce que la sécurité des personnes et des biens soit garantie et la justice sanctionner les illégalités afin que jamais de tels événements ne se répètent. Le volet technique du maintien de l’ordre n’est certainement pas une bagatelle, puisque la police avait été débordée par des comportements qui sortaient complètement de cet habitus pacifique qui a permis, lors de crises sociales infiniment plus graves, à des dizaines de milliers de personnes encadrées par un nombre restreint de policiers de défiler sans incident. Et pour y réussir, la police grand-ducale devra faire appel, comme lors de manifestations syndicales internationales en 2003, au soutien technique de la police belge. Avec une différence de taille : en 2003, personne ne s’était attaqué à aucun moment aux fondements et aux symboles de la démocratie et de l’État de droit comme en 2021.

Malgré cela, le Premier ministre élude dans son discours devant la Chambre toute référence aux citoyens comme acteurs politiques positifs de cette crise inédite. Le retour à l’ordre est pour lui juste un retour fonctionnel à la normale, grâce à un sacré coup de pouce policier. Tout cela s’est passé sans apport citoyen, sans parier sur une réflexion à laquelle il se refuse tout comme ses collègues « politiques ». Cette attitude remonte au désastre du référendum de 2015. Aucun débat politique, qui méritait cette qualification, sur une refonte de la démocratie au Luxembourg n’avait eu lieu. En 2022, le Premier ministre comme ses semblables, élus parce qu’ils ont le contact facile et le réseau bien étoffé, ont de plus en plus de mal à cacher leur phobie prononcée du citoyen, résident et sujet. Ils craignent sa prise de parole qui, dans le respect des règles de la démocratie, ne viserait pas seulement le rétablissement du fonctionnement « normal » du pays, ce mécanisme bien huilé, calmement plane à sa surface et superbement rémunérateur. Ils redoutent qu’il soit question du dépassement de cette communauté imaginaire, harmonieuse dans sa pluralité, volontaire, satisfaite et souriante, communiant dans les exaltations collectives et passagères des fêtes et compétitions de masse, parfois dans des élans de solidarité humanitaire ou compassionnelle, qu’avant tout RTL, et dans une moindre mesure MyWort et la presse expat suggèrent aux résidents.

Car quoiqu’en ait dit le Premier ministre en décembre dernier, le pays continue à se « fissurer », même sans les coups de boutoir d’antivax déchaînés, tout simplement en fonctionnant. Le débat sur la comparution ou non devant la Chambre de l’ex-ministre de l’Environnement Dieschbourg est dû à l’évidence que l’article encore en vigueur de la Constitution est obsolète et peu conforme à la pratique courante de la séparation des pouvoirs. L’affaire elle-même n’aurait pas eu lieu si l’administration de la ministre avait disposé de légistes suffisamment équipés pour la protéger de signatures qui l’auraient rendue vulnérable. C’est là un des points les plus faibles de l’actuelle coalition après l’inflation de nominations politiques de premiers conseillers : la pénurie de fonctionnaires qui connaissent à fond les rouages de l’État à travers son droit, capables de faire rimer technicité, légalité et politique. Ce problème de qualification et de recrutement se rencontre à tous les niveaux de l’État. La nationalité luxembourgeoise étant requise dans la fonction publique régalienne, c’est-à-dire les ministères des Affaires étrangères, des Finances, de la Justice, de l’Armée et de la Police, mais aussi de l’Intérieur, ont de plus en plus de problèmes à trouver du personnel qualifié parmi les moins de 350 000 Luxembourgeois vivant sur le territoire et les 50 000 au moins qui vivent hors de frontières. Même à la sécurité civile, où la clause de nationalité est moins contraignante, mais les critères linguistiques le demeurent pour des raisons purement opérationnelles, on n’arrive pas à trouver suffisamment de pompiers, secouristes et ambulanciers professionnels.

Une profusion de chantiers

Évidemment, l’État luxembourgeois est trop petit pour arriver à maîtriser à lui tout seul ses problèmes souverains. Il partage avec d’autres la monnaie, la défense, le cas échéant sa sécurité intérieure, la législation communautaire. Mais sur le terrain, il a ses tâches à remplir. Rien qu’à court et moyen terme, ce ne sera pas une sinécure. À lui de gérer maintenant les 4,3 milliards d’euros d’avoirs russes sur les 36 milliards gelés dans l’UE suite à la guerre en Ukraine, surtout si ces avoirs devaient être confisqués suite à de nouvelles décisions européennes. À lui d’augmenter et d’employer à bon escient ses dépenses en matière de défense. À lui d’affronter de manière plus dure et plus intelligente les différentes formes de criminalité organisée qui se manifestent ouvertement dans le pays. À lui de prendre des mesures à effet rapide afin que l’empreinte écologique du pays se réduise et que l’ « Overshoot Day » ne soit pas déjà atteint le 14 février. À lui de réduire par toute une gamme de mesures à la portion congrue la circulation agressive des nantis et de ceux qui les singent dans leurs chars disproportionnés et d’en finir avec leur rivalité inégale avec les différentes formes de la mobilité douce. À lui d’empêcher les grandes communes de pratiquer des aménagements urbains qui ignorent les effets du réchauffement climatique. À lui donc de mener à bien une réforme territoriale pour que les communes soient assez grandes pour avoir la moindre chance de techniquement et politiquement résoudre les problèmes centraux que sont le logement, les transports publics, la circulation et la mobilité douce, l’aménagement du territoire, les services aux citoyens, l’éducation. À lui de mettre en place un système éducatif autre que celui, à terme ségrégationniste, et qui permette aux jeunes de toutes les origines de partager une scolarité commune dans un enseignement unique et différencié, bref, de faire société pérenne. À lui de mettre un frein à la croissance du nombre de travailleurs pauvres. Au gouvernement et à la Chambre de lancer le débat sur la place et les tâches du Luxembourg dans l’actuelle crise géopolitique. À la politique en général de lancer, en vue de l’année électorale 2023, un large débat sur les manières d’élargir la participation à la chose publique au plus grand nombre possible de résidents, sans quoi l’écart entre nation et non-nation pourrait se creuser au point de rendre le pays ingérable dès 2024, surtout en cas d’alternance.

Obstacles

Les obstacles à un tel tournant démocratique sont nombreux et ne relèvent pas uniquement du personnel politique. Ce dernier ne manquera pas d’invoquer cette évidence pour pouvoir continuer de procrastiner en soignant cette image intacte de soi, ce narcissisme de l’abondance source de toutes les chutes dans les miasmes de la stagnation et que l’on retrouve, pour l’exprimer de façon neutre, dans de nombreuses pratiques sociales courantes.

Il n’y a qu’à se plonger dans nos rues citadines pour pressentir qu’il ne sera pas facile de sortir tous ces conducteurs et conductrices sur leur trente-six des carapaces blindées de leur Jeep Wrangler, Land Rover Defender ou autres tous terrains et grosses cylindrées dans lesquels ils se barricadent. 700 à 800 euros faut-il, dit le Statec, pour qu’un jeune Luxembourgeois puisse prendre entièrement part à la vie sociale. Comment les convaincre dans la pratique des avantages de la nouvelle sobriété sous-entendue par la lutte contre le changement climatique ? Le modèle touristique de la compagnie nationale Luxair pourrait-il résister si à la frénésie des miles collectés succédait une approche plus sélective de ses clients avant de faire des sauts vers les îles de l’Atlantique et de la Méditerranée ou les capitales toutes proches ? Pourra-t-on stopper, parce qu’on ne bouge pas sur les contenus, le délitement du tronc commun de l’école sur lequel même une large partie de la gauche se tait entretemps ? Y a-t-il dans toutes ces microsociétés communautaires constituées autour de l’origine ou de l’entreprise et des préférences linguistiques qui excluent les trois langues du pays, ce qui est audible sur les terrasses de toutes les adresses courues de la capitale, une envie de participer à la chose publique ? Le Luxembourg donne-t-il envie, ou plutôt veut-il faire assez d’efforts pour donner envie de faire société au-delà des regroupements communautaires (qui tout en créant des sociétés parallèles aident à stabiliser le quotidien des immigrés), au-delà des cénacles éphémères et fluides d’expats tributaires de la durée de leurs contrats pour passer à leur échéance dans leur parcours de par globe à autre chose autre part, avec leurs savoir-faire ? Sans parler des frontaliers, l’autre moitié des salariés, qui ont hâte de regagner leurs mânes après le travail accompli, sachant que leurs régions sont aussi traversées par des tensions qui leur sont propres. Est-ce vraiment possible d’avoir des expériences participatives en profondeur au Luxembourg dont les résultats, s’ils dérangent, ne soient pas aussitôt remisés dans les archives, ou, si elles sont brèves et locales, dont le niveau dépasse la phobie des corbeaux, le rejet des pauvres, l’anathème sur les passerelles pour la mobilité douce ou la transformation des chemins du cimetière Notre-Dame en piste cyclable ? Les communes bougeront-elles, et leurs habitants, pour aller vers d’incontournables fusions quand l’urgence qu’elles deviennent des acteurs décisifs de la lutte contre le changement climatique sera évidente, parce que cela risque de compromettre tant de stratégies foncières privées, de réduire à néant des châteaux d’Espagne fondés sur la valeur putative de terrains ? Le Luxembourg est-il capable d’abaisser de permettre l’accès à un logement décent aux jeunes, natifs ou nouveaux arrivants, et à d’autres couches sociales en mal de liquidités ? Le Luxembourg sera-t-il capable de s’investir organiquement dans le développement régional transfrontalier ? Est-il assez hospitalier pour que sa chose publique, et par ailleurs l’action bénévole plus que jamais en mal d’acteurs prêt à s’engager depuis le Covid, vaille le coup pour ceux qui ne sont pas encore en place, que ce soit d’ici ou d’ailleurs ?

C’est l’ensemble de toutes ces dynamiques et de bien d’autres, centrales ou périphériques, grandes ou petites, qui semblent fonctionner encore comme si de rien n’était grâce à la procrastination des décideurs, mais pour combien de temps encore, qui concourt à terme à rendre le pays ingérable parce que, continuant à scinder ses résidents et salariés en nation et non-nation, il sera démocratiquement parlant peu résilient aux désordres économiques, sociaux, climatiques et géopolitiques majeurs qui s’annoncent partout en Europe. Car c’est à cause de cette scission perpétuée et faute d’enracinement régional que le Luxembourg manquera d’acteurs suffisants en nombre et en qualification, mais aussi suffisamment conscients, décidés et motivés, pour apporter leur contribution à la maîtrise de ces défis d’une ampleur et complexité inédites. Alors, contrairement à l’idée salvatrice que se fait notre droite nationale de la souveraineté non partagée, il faudra peut-être dire adieu à la souveraineté tout court pour avoir échoué à la partager comme société et dans la région. Bref, qui aime ce pays doit prendre le risque de hâter le retour du politique.

1 Lu sur la photo d’un tweet édité avec le texte : « Best sign to describe the 2020’s. »

Victor Weitzel
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