Contorsion judiciaire

Brochure des Assises du logement en février
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 28.04.2023

Mardi, la justice a tranché en faveur des propriétaires héritiers. Celui qui, ces derniers mois, a été présenté « comme le locataire du Limpertsberg » s’est vu une nouvelle fois débouté dans son baroud judiciaire pour faire appliquer la loi sur le bail à loyer. Économiste de profession et exerçant au Luxembourg depuis 2013, Michel Ruben avait réalisé en 2019 que, selon la loi en question datant de 2006, « la location d’un logement à usage d’habitation ne peut rapporter au bailleur un revenu annuel dépassant un taux de cinq pour cent du capital investi ». Celui-ci est défini comme l’argent engagé dans la construction du logement, dans les travaux d’amélioration (la loi exclut les réparations locations locatives ou de « menu entretien ») et dans le terrain.

Ledit locataire avait saisi la Commission des loyers en mai 2019 pour faire baisser le sien de 1 500 à 900 euros pour un appartement de 90 m2 rue Evrard Ketten. Après avoir essuyé un refus et l’invitation (de la part du président de la Commission) de déménager à Thionville pour y jouir d’un loyer raisonnable, Michel Ruben a saisi la justice de paix en novembre de la même année. Le but : voir « fixer le montant du loyer à un montant en lien avec le capital investi et la loi sur le bail à usage d’habitation », lit-on dans l’introduction de l’arrêt rendu mardi par la Cour d’appel. Dans un premier temps, en janvier 2020, le tribunal de paix a nommé un expert, Lucien Melchior, pour déterminer, « le capital investi, réévalué et décoté dans l’appartement occupé par Michel Ruben » et de se prononcer sur la valeur du bien (terrain et construction) en 1957 en intégrant le coefficient de réévaluation et la décote, ainsi que les frais d’entretien nécessaires. À cet instant, le propriétaire n’avait produit aucun document déterminant les éléments à considérer dans le calcul du capital investi.

Le 18 juin 2020, le tribunal de paix a débouté Michel Ruben de sa demande en réduction de loyer mensuel. L’intéressé demandait entre 268 et 493 euros. (Les juges refusaient aussi au propriétaire, Theo Fischbach, l’augmentation demandée en retour.) Michel Ruben, qui se défendait ici-lui même, a interjeté appel et s’est attaché les services de Marc Thewes, pointure du droit de l’immobilier. L’intéressé a notamment écrit Le nouveau droit du bail (2007) et un « Panorama de jurisprudence : Bail à loyer » (2015) publié dans les Annales du droit luxembourgeois et réalisé avec Fanny Mazeaud, qui dispense les cours de droit immobilier pour les graines d’avocats luxembourgeois. Marc Thewes est par ailleurs membre du Conseil d’État (sur le ticket du CSV). Assisté de son spécialiste en droit public Hicham Rassafi-Guibal, le conseiller d’État a d’abord essuyé un premier échec en appel, mais il a obtenu gain de cause le 21 décembre 2020 pour violation de l’article 3 de la loi modifiée du 21 septembre 2006 sur le bail à usage d’habitation, article définissant les critères à retenir dans le calcul du capital investi.

Revenue en appel, l’affaire a été plaidée le 7 mars dernier. Entretemps Michel Ruben a été expulsé, en août 2021. L’arrêt rendu mardi résume la position de Michel Ruben : « Il serait tout à fait possible et légal qu’un logement, dans le même temps, vaille très cher (valeur de marché) mais ne puisse être loué que pour un montant très abordable. Ce que la loi permettrait au propriétaire de rémunérer par le loyer serait son effort d’investissement, et non pas la plus-value latente résultant d’une hausse exogène de la valeur de marché de son bien. » Lors de l’audience, Marc Thewes a insisté sur les intentions du législateur quand il repris le concept du plafonnement des loyers par rapport au capital investi, déjà existant dans les lois sur le bail de 1955 et 1987 : « la recherche d’un juste équilibre entre un rendement du capital comparable à un intérêt moyen et la protection du locataire contre des loyers qui s’envoleraient en raison de l’envolée générale des prix de l’immobilier ». Dans le projet de loi figure notamment la volonté de lutter contre la libéralisation des loyers.

Selon la doctrine et la loi, la charge de la preuve du capital investi incombe au bailleur. Or le propriétaire, qui a hérité de l’immeuble en 2018 après le décès de son épouse, n’a apporté ces documents que sous la pression de l’avocat du requérant. Marc Thewes s’était souvenu qu’au moment de la construction du bien en 1957, la loi fiscale exigeait de déclarer les coûts de construction à l’ACD. Les documents ont été produits trois jours avant la première audience d’appel. Devant les juges en mars, les débats ont fait écho au projet de loi 7642 déposé par le ministre du Logement, Henri Kox (Déi Gréng) le 31 juillet 2020, soit quelques semaines après la premier jugement dans l’affaire Ruben. L’exposé des motifs y fait référence : « Au vu des pratiques du marché immobilier et des imprécisions du texte en vigueur révélées par certaines décisions de justice récentes, il convient de préciser et de renforcer certaines dispositions relatives au capital investi. » Ou encore :« Le capital investi (...) n’est pas la ‘valeur marchande comparable’ du terrain et du logement à l’heure actuelle ». « Les propriétaires craignent qu’on ne leur prenne quelque chose. Ce n’est pas vrai. On limite juste le multiplicateur de valeur », a ainsi expliqué Marc Thewes aux juges en mars avant de résumer : « On a un droit. Il faut l’appliquer. (...) Le capital investi est désormais connu », a fait valoir la défense de Michel Ruben. En appliquant les coefficients et la décote, le montant à considérer s’élèverait à 283 943,93 euros. Le rendement maximal de cinq pour cent autorisé par la loi pour l’immeuble entier s’établirait à 14 197,20 euros par an, ou 1 183,10 euros par mois pour l’ensemble de l’immeuble qui compte quatre unités de logement. Le loyer maximal de l’appartement loué par Michel Ruben plafonnerait à 313,17 euros plus 25 euros pour les meubles.

Mais l’avocat du propriétaire, Robert Kayser, fait valoir que des travaux ont été réalisés depuis 1957 et la construction. Impossible néanmoins de mettre la main sur les factures ou de préciser lesquels. « Quand le temps fait son effet, il est tout à fait normal que les parties ne puissent plus apporter les pièces justificatives », a justifié Robert Kayser. « Des travaux magiques, des travaux dont on ne souvient pas, dont on ne voit pas les factures et dont on ne voit pas les effets », a fustigé Hicham Rassafi-Guibal. Michel Ruben souligne que si travaux il y a eu alors ils ont été déclarés pour bénéficier des taux préférentiels. Pour l’avocat du multipropriétaire, si l’on appliquait les loyers calculés par le requérant sur base du capital investi, « tous les propriétaires détenant les biens anciens se mettraient à vendre. On est en train de sanctionner les Luxembourgeois qui ont hérité des biens de leurs aïeux. Cela aurait pour conséquence de rompre l’accès à la propriété des Luxembourgeois », s’est emporté l’avocat. « Il faut appliquer le droit positif », a résumé Robert Kayser, sûr d’une jurisprudence qui protège les propriétaires.

Et, cette semaine, les juges de l’instance lui donnent raison. Ils considèrent, sur base des « éléments du dossier », que des « travaux de rénovation et de modernisation ont nécessairement et indubitablement été entrepris sur la période de 1957 à 2019 ». Les juges entendent les déclarations du locataire-expulsé au sujet de «  l’état de vétusté de l’appartement, qui, contrairement aux trois autres dans le même immeuble n’a pas fait l’objet de rénovation depuis quinze ans ». Mais dans les 48 années qui précèdent, « des rénovations et aménagement ont nécessairement eu lieu », croient savoir les juges avant de noter « l’absence totale de pièces quant aux travaux d’aménagement réalisés entre 1957 et 2010, mise à part l’installation d’une terrasse en béton aux alentours de 1970 » qui ne concernait pas le logement de Michel Ruben. Selon la loi, quand le capital investi ne peut être mesuré, alors il faut se fier à une expertise et à la détermination de la valeur marchande, expliquent les magistrats. Ils se réfèrent ainsi à une valeur marchande de 787 000 euros estimée par l’expert désigné par le premier juge alors que cette mission ne figurait pas dans le mandat. Sur base de ce montant le propriétaire peut demander jusqu’à 3 279,17 euros de loyer si l’appartement n’est pas meublé, le double s’il l’est, ont ainsi tranché les juges d’appel.

La Cour suit ainsi la voie que la loi de 2006 voulait éviter. Dans le projet de loi 7642, les juristes du ministère du Logement constatent que dans cette logique, « plus aucun bailleur d’un logement ancien ne produirait des pièces justificatives – même si existantes – dans le cadre d’une affaire de fixation de loyer devant la commission des loyers ou devant le juge de paix, afin d’obtenir le maximum de loyer possible pour son logement, et ceci même s’il n’a rien ou peu investi dans ce logement depuis qu’il en est devenu propriétaire. » Sollicité par le Land, l’expert du Liser, Antoine Paccoud estime que la détermination du loyer en fonction du capital investi permet en principe de « conserver un stock de logement relativement abordable et de s’assurer qu’un propriétaire ne pratique pas un loyer démesuré par rapport à ce qu’il investit dans le bien. » Ces dernières années, d’autres dispositions fiscales poussaient les investisseurs vers la construction de logements neufs (amortissement accéléré et TVA à trois pour cent pour les Vefa). Le critère du capital investi limite la portée spéculative de la propriété mais, « jamais appliqué », il ne serait qu’une « caution sociale » face à un cadre légal favorisant les investisseurs. Antoine Paccoud n’est en outre pas si convaincu que les héritiers de logements vendraient leurs biens si la loi était respectée puisque les frais sont remboursés et la plus value-latente demeure. Il souligne enfin que l’augmentation considérable des loyers ces derniers mois devrait encore pousser en faveur d’une bonne application du plafonnement en fonction du capital investi. Michel Ruben fait savoir que ses avocats préparent un nouveau pourvoi en cassation. « Il me semble qu’une fois de plus la loi et l’intention du législateur, qui veulent que la location d’un logement à usage d’habitation ne peut rapporter au bailleur un revenu annuel dépassant cinq pour cent du capital investi dans le logement, ont été violées », conclut l’économiste dont le nom serait donné à la loi en préparation d’Henri Kox si l’on était aux États-Unis.

Pierre Sorlut
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