Théâtre

Envolée poétique

d'Lëtzebuerger Land du 24.06.2022

Erop de Romain Butti est une merveille littéraire. Un mérite qui revient, aussi en partie, à sa traductrice – du luxembourgeois au français – pour l’occasion : Claire Wagener. Erop, vraiment, déborde de formules vivifiantes, de lignes prosales étonnantes, et bien sûr d’une nécessaire aspérité dans le ton, offrant au comédien « élu », la chance d’incarner non pas un personnage, mais un texte aussi lumineux que l’esprit humain. Chacun pourra s’y reconnaître pour autant que chacun ait senti un jour l’amour, le désir, résonner dans son corps. Un thème cher au metteur en scène Fàbio Godinho qui s’empare du monologue pour livrer à la scène cette saisissante aventure émotionnelle.

Fàbio Godinho est l’un des rares metteurs en scène au Luxembourg à se permettre de proposer en programmation ce genre de pièce. Poulain du Théâtre du Centaure depuis plusieurs années, ses spectacles sont toujours audacieux, moins dans la forme que dans les partis pris dramaturgique et de jeu. Ici encore, c’est avec une grande simplicité qu’il dirige ce seul en scène tenu avec brio par Raoul Schlechter. Enfin quelqu’un aura fini par situer cet incroyable acteur qu’est Schlechter. Si ce dernier a depuis longtemps conquis les salles du pays en tenant des rôles souvent très intéressants – Laertes dans le Hamlet de Myriam Muller – le voilà exulter par les mots de Romain Butti, dans un monologue pas si évident à faire vivre.

Du haut d’une carrière de comédien longue de 17 ans, Schlechter trouve ici l’un des plus beaux rôles qu’il ait endossés. Et cela se reconnaît malgré une performance en demi-teinte le soir de notre venue, affligé peut-être du switch du luxembourgeois au français en seulement quatre jours… Butant à l’amorce, le comédien luxembourgeois monte en puissance tout du long, pour finalement finir en triomphe. Erop est le genre de texte qui révèle un acteur, et bien que Raoul Schlechter n’a plus à être « révéler », ici, même sans une pleine possession, il gagne à être « reconnu ».

Erop est un immense défi lancé à un acteur. Il y naît une poésie sans ambages que nous n’avions pas vu depuis Je poussais donc le temps avec l’épaule, d’après Proust et mise en scène par Charles Tordjman. Si Godinho aurait pu trouver plus d’ambitions scéniques, pour faire vibrer un peu les mots, l’idée de sobriété et surtout de sincérité est compréhensible, et lui ressemble bien. Il met en scène cette pièce au sujet plein de sensibilité, sans monstre à abattre, où les états d’âmes d’un personnage s’étalent. La poésie aux lèvres, le conteur nous laisse rentrer dans sa tête, porter ses fardeaux, vivre ses émotions aussi, ceux et celles qui le font s’évanouir dans des souvenirs d’homme amoureux, adressant sa prose de parade nuptiale au public adoré, bercé, chérit… Une pièce imagée qui permet à l’acteur et aux spectateurs de voyager ensemble au grès des lignes dites. Un musée de phrases à la Elias Canetti, qui nous aura mis en tête des tirades marquantes telle que, « mes mains pendent dans l’espace creux ».

Aussi, le choix scénographique que fait Marco Godinho est tout aussi éthéré que les thèmes qui transperce ce théâtre. Il offre un décor dans la grande ligne poétique du texte qui propose des configurations scéniques efficaces, sans qu’on ait à se soucier d’autre chose que du symbole qui s’y construit. C’est un nid de branches de bois clair que construit le comédien, un nid qu’il tirera au ciel dans un large filet, comme pour suspendre au-dessus de lui, son monde, celui à préserver.

Essentielle à la formule texte/mise en scène/jeu/scénographie, soulignons aussi la bande originale signée Nigji Sanges, qui, mise en relation avec le texte, s’entend en parfaite complémentarité et participe à cette ambiance émanant du texte, soulignée au premier degré par un comédien emporté de passion, puis, ce décor en sobriété, et enfin cette musique vibrant en résonance aux lignes posées par l’auteur.

Enfin, il réside une grande beauté dans ce spectacle, doté d’une poésie magistrale qui peut faire s’envoler le spectateur averti. Pour l’autre, la chose est tout autre. Erop n’a pas les qualités d’un spectacle tout public, appelant la dramaturgie à faire effet, et le texte à provoquer l’allégorie, pour finalement poser la question « à qui s’adresse le théâtre contemporain aujourd’hui », à une élite instruite de codes et dogmes de lecture de ce genre de spectacle, ou au néophyte cherchant adhésion à un art qui se complet dans son cliché ? En fait, la force des mots de Butti et ce rapport frontal choisi par le metteur en scène, qui propose une relation plus qu’intime entre scène et salle, texte et écoute, confronte les spectateurs de l’image et ceux du texte. Erop est un spectacle de texte, cela dit d’une grande beauté, qui aurait peut-être intérêt à se jouer encore plus dans un cadre intimiste, sous les câlins d’une musique accompagnante, et la main tendue du comédien vers les personnes l’écoutant.

Godefroy Gordet
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