Le CSV court-il le risque d’un conflit entre son Premier ministre et son chef de fraction, entre l’aile libérale et l’aile sociale du parti ? L’extension des heures d’ouverture dans le commerce, approuvée le 18 décembre par le conseil de gouvernement et déposée deux jours plus tard au Parlement, a causé de l’irritation au sein du CSV. Une partie des députés chrétiens-sociaux ont fait savoir qu’ils n’approuvaient pas le projet en l’état. Une opposition interne s’est formée autour de Marc Spautz qui prépare aujourd’hui sa contre-offensive parlementaire. Le 21 décembre, Jean-Claude Juncker lui a publiquement assuré son soutien : « Et gëtt mech och nach ëmmer », lançait-il d’un air défiant à la caméra de RTL. Et de laisser planer un silence dramatique : « A mir sinn net eleng, de Marc an ech. A mir si frou, dass en do ass. » Luc Frieden semble avoir sous-estimé le mécontentement. Lors de son interview du Nouvel An sur RTL, il a tardivement tenté de calmer le jeu : « Mir maachen dat am Dialog ». Il mènerait encore des discussions avec les syndicats pour « mieux comprendre leur opposition » : « Et muss ee mat de Gewerkschafte schwätzen, et muss een och mat anere Leiden schwätzen ».
Le député Laurent Zeimet parle « de réelles dissensions » sur la question des heures d’ouverture et du travail dominical. « On l’a pourtant dit à plusieurs reprises : Il faudrait consulter la fraction avant le dépôt d’un projet de loi ». Du côté de l’aile business-friendly du CSV par contre, on minimise les tensions qui ne seraient pas inhabituelles pour un Vollekspartei. Tout au plus admet-on un couac au niveau de la communication et de la coordination. Pourtant, le ministre libéral de l’Économie assure s’être concerté avec le chef de fraction CSV. « Il m’a dit qu’il était d’accord avec le projet de loi », dit Lex Delles au Land. « Ce n’est pas comme s’il y avait eu de grandes frictions. Dat war sou an der Rei fir hien. » Marc Spautz contredit le ministre : « Je ne suis pas d’accord avec cette présentation des choses. » Le texte final, tel qu’il a été approuvé au conseil de gouvernement, il ne l’aurait pas vu en amont. Le ministre de l’Économie aurait simplement exposé son point de vue lors d’échanges que Spautz décrit comme « informels ». Il se rappelle une autre discussion « déi hefteg war » entre les députés et une partie des ministres CSV, le 10 décembre. Il y aurait formulé « une position très claire » et « rendu attentif à différents problèmes ».
Le matin du 18 décembre, à la Chambre, Marc Spautz tenait un long et insipide discours sur le budget. À le relire aujourd’hui, on découvre quelques mises en garde. Évoquant « les compromis » qu’il faudrait trouver dans le droit du travail, Spautz lançait : « Do ass nach Loft no uewen ». « Moi aussi je suis d’avis qu’il faut moderniser l’organisation du travail. Mais pas n’importe comment », martelait le chef de fraction. Puis d’avertir : « An all dëse sensibelen Dossier’en, wäert a muss d’Parlament der Regierung op d’Fangere kucken. » Quelques heures après ce discours, les ministres réunis en conseil adoptaient le projet de loi libéralisant les heures d’ouverture dans le commerce de détail. Du lundi au vendredi, les magasins devraient pouvoir ouvrir de cinq heures du matin à dix heures du soir.
Les députés chrétiens-sociaux se retrouvent aujourd’hui dans une situation inconfortable. Ils devront opérer au grand jour des changements substantiels sur un texte adopté et déposé par le gouvernement. Le projet de loi devrait être prochainement discuté en commission. « Je n’exclurais pas qu’il y ait des amendements », dit le député Charel Weiler (CSV). Au sein du CSV, la question serait en train d’être « rediscutée » : « Je trouve positif qu’on échange sur nos positions et qu’on puisse dire son opinion en interne », dit Weiler qui y voit le signe d’une « Debattenkultur revivifiée » par l’arrivée de nouveaux députés. Même son de cloche du côté de Stéphanie Weydert. En tant que représentants du peuple, il serait important « datt mir hannert deem stinn, wat mir stëmmen », postule-t-elle. La députée-maire plaide pour « une discussion calme et respectueuse » : « Et soll kee säi Gesiicht verléieren an där ganzer Saach ». Elle s’aligne sur la doctrine Spautz qui répète comme un mantra qu’il faudrait analyser les deux projets de loi, celui des heures d’ouverture (déposé par Delles) et celui du travail dominical (déposé par Mischo), comme un ensemble, un « package ».
Le 10 octobre, le ministre du Travail, Georges Mischo (CSV), annonçait que la durée maximale de travail autorisée les dimanches sera portée de quatre à huit heures. Ce n’était pas tant la mesure en elle-même (prévue dans l’accord de coalition) que le moment de son annonce qui a été ressenti comme une provocation par les syndicats. À peine trois jours plus tôt, ceux-ci avaient claqué la porte du Comité permanent du Travail et de l’Emploi où le ministre venait de remettre en cause l’exclusivité de leur droit à signer des conventions collectives. Cela marquait le début de la guerre froide qui oppose toujours le gouvernement CSV-DP au nouveau front syndical.
Six jours après l’annonce de Mischo, l’atmosphère était tendue à la commission du Travail. Elle est perceptible jusque dans le procès-verbal officiel. À un député demandant pourquoi l’extension du travail dominical n’a pas été présentée aux députés, le ministre répond que « cette modification du Code du Travail n’était pas aussi brûlante qu’il aurait été absolument nécessaire de la présenter au préalable à la Commission du Travail ». Le président de ladite commission, Marc Spautz, prend la parole et annonce que la question sera mise à l’ordre du jour de la prochaine réunion. Mais Mischo persiste : « Il ne voit pas la plus-value pour y revenir car il s’agit, selon lui, uniquement d’une modification législative ». Une remarque que les parlementaires reçoivent comme une offense. Mars Di Bartolomeo, le vétéran socialiste, réagit en ironisant : En suivant cette logique, « on pourrait tout simplement supprimer l’institution parlementaire. » Charel Weiler, le député-maire CSV de Diekirch, se met du côté de Spautz, dont il « soutient explicitement » la proposition. Ambiance…
« J’adore regarder ces discussions internes du CSV ! On a presque envie de sortir le popcorn », lançait Marc Baum fin novembre à la Chambre. Le député Déi Lénk disait soutenir Spautz dans sa tentative de revenir à un « État médiateur », au « Lëtzebuerger Wee » du dialogue social, qui ne serait rien d’autre qu’« une forme civilisée de lutte des classes ». Ce jour-là, Marc Spautz fixait déjà le cap, le même qu’il maintient aujourd’hui. Il faudrait discuter les différents projets de loi dans leur « totalité », celui du travail dominical avec celui des heures d’ouverture, sans oublier la directive des salaires minimaux (CCT), « et, qui sait, adopter ensemble des amendements parlementaires ».
« Mes contacts au sein du CSV nourrissent l’espoir – justifié à mes yeux – de renverser ou d’amender le projet de loi », dit le député socialiste Georges Engel au Land. (Tout en précisant que ses contacts « font partie de l’aile sociale » du CSV.) Le pronostic de l’ex-ministre du Travail : « Les ministres vont devoir mettre de l’eau dans leur vin. Car si le CSV sacrifiait son président de fraction, da kréien si richteg Buttik. » Luc Frieden peut en effet mal se permettre d’humilier publiquement Marc Spautz qui garde un puissant réseau au sein du parti où il personnifie (quasiment à lui tout seul) l’aile sociale. Dans les coulisses, on fait remarquer que ce ne serait pas le premier projet de loi à sortir fortement amendé de la Chambre. Mais le risque d’un imbroglio politico-légistique est réel. D’autant plus que le CSV devra veiller à ne pas trop froisser le DP et son président Lex Delles.
À Luc Frieden et son gouvernement très libéral, Marc Spautz fournit une caution sociale. Celui-ci n’en est pas dupe : « Mein sozialpolitisches Profil hat sicherlich dazu beigetragen, dass ich Fraktionspräsident wurde. Das war mir sofort klar, als ich gefragt wurde, ob ich das Amt übernehmen will », expliquait-il en septembre dernier au Land, se réjouissant avoir été élu avec « seulement » deux abstentions par ses 21 collègues députés). Marc Spautz a baigné dans le milieu syndical depuis tout petit. Son père, Jean Spautz, était ouvrier à Belval avant de devenir délégué du personnel, permanent syndical, président du LCGB, puis du CSV pour enfin accéder à la Chambre et aux honneurs ministériels. Le fils suivra une carrière similaire : permanent syndical dans les années 1990, puis secrétaire général du LCGB, avant d’entrer au Parlement en 2004. Sa carrière de ministre a par contre été éphémère (de fin mai à début décembre 2013), coupée court par la coalition socio-libérale. N’aurait-il pas aimé retrouver un ressort ministériel, a récemment voulu savoir le Tageblatt. « Ich hätte nichts dagegen gehabt, noch einmal dabei zu sein », concédait Spautz.
En règle générale, les chefs de fraction sont censés assurer une majorité pour gouverner, et faire en sorte que leurs ouailles poussent le bon bouton au bon moment. Marc Spautz affiche des ambitions différentes, clamant sur RTL-Radio que la fraction ne se contentera pas de jouer « la chorale » du gouvernement. Le poste de chef de fraction, « cela me permet d’avoir un impact direct sur la politique avec le partenaire de coalition », disait-il cet automne au Land. « Si j’ai le sentiment que celle-ci va trop loin, je pourrai dire : Jusqu’ici et pas plus loin ». Dans une fraction rajeunie, l’ancien syndicaliste se présente comme un mentor et une figure tutélaire, promouvant les députés néophytes. « Das sind alles ungeschliffene Diamanten. Da muss man manchmal schleifen und denen auch helfen », est-il cité dans le Tageblatt.
Alors qui fait partie du « team Spautz » ? Établir une shortlist parmi les 21 députés n’a rien d’évident. Il y a les tenants de l’aile sociale comme Ricardo Marques, Paul Galles et Nathalie Morgenthaler. Mais aucun d’eux n’a un réel poids politique dans le parti. Les deux députés-maires Charel Weiler et Laurent Zeimet peuvent également être comptés dans ce groupe. La Dudelangeoise Françoise Kemp s’y inscrit elle-même. Or, elle occupe le poste de secrétaire générale du CSV sous la présidence de Luc Frieden. Il y a enfin Michel Wolter, bulldozer politique et ami de toujours de Spautz.
Quoiqu’issue de Arendt & Medernach, Weydert s’est démarquée de la ligne gouvernementale au sein de la commission du Travail. « Madame la Députée Stéphanie Weydert demande si on n’avait pas songé à lier la question du travail dominical à l’existence d’une convention collective au niveau des entreprises », lit-on dans le PV de la réunion du 16 octobre. (Suivi de la phrase : « Monsieur le Ministre du Travail répond qu’on n’a pas fait ce lien ».) La députée CSV venait de reprendre la revendication historique des syndicats. Dans son avis, la Chambre des salariés estime qu’il serait « préférable que le travail dominical soit négocié dans le cadre de conventions collectives de travail, avec les syndicats en garde-fous ». Un tel « encadrement » éviterait que le travail du dimanche ne soit « banalisé » ou « subi ».
Jusqu’ici, les patrons qui voulaient faire travailler leurs employés plus de quatre heures les dimanches devaient passer par des conventions collectives. (Ce qui permettait incidemment de structurer les grilles tarifaires, les systèmes de primes et l’offre en formations.) Cet incentive explique que toutes les grandes chaînes de supermarché, de Cactus à Aldi, aient leur convention collective. En octobre dernier, la députée libérale Corinne Cahen en signait une à son tour (avec le LCGB) pour ses trois magasins Chaussures Léon. Les syndicats craignent que l’allongement des heures d’ouverture annule ce levier de négociation et affaiblisse les conventions existantes. Et ceci dans un secteur qui compte un des taux de couverture les plus faibles (38 pour cent).
Luc Frieden ne cesse de répéter que les horaires de travail pourraient être négociés directement à l’échelle des entreprises entre les salariés et leur management. (Sans nécessairement passer par une convention collective et donc les syndicats.) « Loosst ons dat net ze vill ideologesch ugoen », ajoutait le Premier ministre lors de son Neijoerschinterview sur RTL-Télé. Luc Frieden imite en fait Emmanuel Macron qui avait, dès le début de son premier quinquennat, accordé une large marge de manœuvre aux accords d’entreprise, passant d’une logique de protection des salariés à une approche favorisant la compétitivité des entreprises.
L’ouverture dominicale reste évidemment une question hautement symbolique. Lors de la dernière grande réforme de 1995, le député CSV (et ex-président du LCGB) Marcel Glesener évoquait « un choix de société ». Une limitation du travail dominical devrait « donner à un maximum de gens la possibilité d’avoir une vie familiale et de participer à la vie culturelle et sociétale » : « Dat ass mat Sécherheet déi richteg an déi gutt Politik ». Jean-Claude Juncker maintient cette position de principe. Sur RTL-Radio, il fait l’éloge « d’un jour par semaine qui soit différent des autres » : « Et huet domadder ze dinn, datt ee Rou an d’Gesellschaft muss kréien. » La politique actuelle serait « un dérapage » par « inconscience » (liichtfankeg), une trahison de la doctrine sociale, aux principes de laquelle les partis chrétiens-sociaux « sech w.e.g. heiansdo sollen halen ! »
Le 11 décembre, le ministre de l’Économie présentait son projet aux syndicats, leur signifiant qu’il n’y aurait « plus rien à discuter », se rappelle le secrétaire central de l’OGBL, David Angel. Et d’ajouter : « Honnêtement, on n’était pas préparé à ce que cela prenne une telle envergure ». (Lors de la réunion précédente, du 13 novembre, les syndicats avaient simplement présenté leurs positions.) L’extension des heures d’ouverture jusqu’à dix heures du soir les aurait pris de court, dit Angel, et serait ressentie comme « eng haart Attack » tant par les délégués que par les salariés. (Aux dernières élections sociales, l’OGBL a obtenu 25 pour cent des délégués dans le commerce et le LCGB quatorze ; les 60,5 pour cent restants s’affichant « neutres ».) « Faire garder les enfants jusqu’à 20 heures, c’est à la limite possible ; jusqu’à 22 heures 30, tu peux oublier », dit David Angel. Les syndicats craignent un effet d’entraînement : Une fois la première chaîne de supermarchés ouvrant jusqu’à dix heures du soir, ses concurrents devront suivre. Le sociologue français Laurent Lesnard avait pointé en 2017 « ce que beaucoup des tenants de l’ouverture des surfaces commerciales ne précisent pas dans leur argumentaire, c’est que l’intérêt financier pour eux n’est valide que s’ils prennent à leurs concurrents (fermés) des parts de marché ».
Lex Delles craint pour son image sociale-libérale. Son projet de loi se situerait dans « la voie du milieu », dit-il. (La Chambre de commerce appelle en effet à « autoriser le travail le dimanche par principe », en commençant par l’industrie.) Il souligne que dès aujourd’hui, seize communes (dont la Ville de Luxembourg et Esch-sur-Alzette) peuvent ouvrir tous les dimanches, ayant reçu une dérogation ministérielle. Ce foisonnement de régimes d’exception aurait rendu la situation illisible. Lex Delles rappelle que l’accord de coalition de 2018 promettait déjà « une plus grande flexibilité » aux commerçants. En mars 2017, la Cour constitutionnelle avait jugé que les magasins de détail étaient discriminés par rapport aux stations-services. (Un boulanger de Differdange avait déposé plainte estimant qu’il devrait lui aussi pouvoir ouvrir avant 6 heures du matin, puisque la station-essence voisine vendait du pain et des viennoiseries.)
Une réforme des heures d’ouverture, lit-on dans l’accord de coalition Bettel II, devrait se baser sur « les résultats d’une étude au sujet des heures de travail dans le secteur du commerce effectué par le Liser auprès des entreprises et des salariés et après consultation des partenaires sociaux ».
« Deemools huet d’DP schonn onmoosseg Drock gemaach », se souvient l’ancienne secrétaire d’État Francine Closener (LSAP). Début 2018, elle avait commandité une étude au Liser, afin de sonder les entreprises et leurs employés sur le travail dominical. Son successeur aux Classes moyennes, Lex Delles, finira par la publier sur le site du ministère, sans communiqué ni conférence de presse. Alors qu’il s’agit de la seule analyse empirique sur le sujet, elle n’est jamais citée par les politiciens du DP et du CSV, qui se réfèrent régulièrement à une forte demande de la part des employés du commerce pour travailler le dimanche. Les résultats de l’étude disent le contraire : 79 pour cent des employés travaillant le dimanche préféreraient ne pas devoir le faire. (45 pour cent déclarent « un risque de perte d’emploi » s’ils refusaient de travailler le dimanche.) 25 400 employés avaient été contactés pour l’étude, sur lesquels 3 751 ont répondu (avec seize pour cent, le taux de réponse se situe dans la moyenne des enquêtes menées au Luxembourg). Delles ne veut commenter l’étude du Liser : « Je n’ai pas regardé la méthodologie. Le Liser fait son travail ».
Les commerçants se montrent dubitatifs sur ces résultats qui, affirment-ils, contredisent leurs expériences de terrain. Fin novembre, à la tribune de la Chambre, Corinne Cahen (DP) évoquait l’attractivité du travail dominical pour les salariées de ses magasins : « Soit, elles gagnent 70 pour cent de plus, soit elles ont droit à une double récup. Cela veut dire que si je travaille dimanche, je peux rester à la maison mardi et mercredi ». Le secrétaire central de l’OGBL David Angel ne cache pas que le travail dominical peut constituer une proposition attractive pour certains, notamment dans la « fast fashion » où travaillent beaucoup de jeunes. Mais il souligne également que la grande majorité des salariés sont des femmes, avec une forte proportion de monoparentales. La Chambre des salariés rappelle de son côté que « le dimanche, les salariés n’ont pas facilement accès à des structures d’accueil pour faire garder leurs enfants ». Ce sont ces « réalités de vie » qu’a également mises en avant Jean-Claude Juncker : « Eng elengerzéiend Fra vun Aumetz, fir déi ass dat net einfach Sonndeg véier Stonne schaffen ze kommen ». Dans son Neijoerschinterview, Luc Frieden a eu cette phrase sur la Grande Région : « Ech wëll, datt et eis besser geet wéi zu Tréier, zu Arel oder zu Diddenuewen ».