La polémique sur les personnalités de l’aéroport intervient en marge d’une redistribution des rôles pour Cargolux, Luxair et Luxairport

Affaires d’État

Tom Weisgerber, nouveau président de Cargolux
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 05.05.2023

Ces derniers jours, le Findel rappelle le feuilleton Dallas avec des dollars qui pleuvent en milliards et des polémiques autour des nominations aux postes clés. En devenant président de la compagnie de fret Cargolux, officiellement depuis jeudi dernier, le haut fonctionnaire du ministère de la Mobilité, Tom Weisgerber, a libéré sa place à la tête du conseil d’administration de Luxairport, la société exploitant l’aéroport. À sa place, le ministre de tutelle, François Bausch (Déi Gréng), a nommé à sa place Félicie Weycker, une autre haut fonctionnaire de son ministère, déjà vice-présidente de l’entreprise détenue par l’État. Oui mais voilà, relève RTL, la première conseillère de gouvernement est aussi en ménage avec le directeur général de Luxair, Gilles Feith. « De Mobilitéitsminister François Bausch gesäit kee Probleem doran, wann eng Koppel un der Spëtzt vum Fluchhafen an där gréisster Airline hei am Land steet », résume le média de service public.

Face à RTL, le ministre des Transports minimise : Félicie Weycker, ne prendrait pas les décisions seules. L’instance stratégique qu’elle préside ne gère en outre pas les affaires au quotidien. Puis, les aéroports européens seraient « immens streng reguléiert ». Depuis les années 1990, le transport aérien du Vieux Continent s’est libéralisé avec l’intégration du marché unique et est régi en vertu du principe de libre concurrence. En théorie du moins. Le député de l’opposition Laurent Mosar (CSV) s’est saisi du sujet et a interrogé le ministre en commission parlementaire. « Cela ne m’a pas impressionné », réagit François Bausch face au Land ce mercredi au seizième étage du Héichhaus. « Il n’y a rien à cacher. J’ai demandé deux avis juridiques distincts à Clifford Chance. Pour qu’on démontre clairement et nettement qu’il n’y a aucun risque de conflit d’intérêts, ni pour l’un ni pour l’autre », affirme l’élu Déi Gréng. Félicie Weycker est réputée pour sa droiture. À ses premières heures dans la fonction publique, au début des années 2000, la jeune juriste avait rédigé un code de déontologie pour les fonctionnaires que la CGFP n’a jamais voulu signer (d’Land, 15.11.2019). Félicie Weycker n’a en outre aucune carte de parti. Gilles Feith, ancien chef de cabinet du ministre de la Défense François Bausch et auparavant chef du CTIE (informatique de l’État), est aussi connu pour sa loyauté et son dévouement. Il a été nommé au printemps 2020 pour sortir la compagnie aérienne nationale de l’ornière pandémique. Malgré une mission au dénouement bien incertain, l’intéressé n’a pas saisi l’opportunité du congé sans traitement pour raison personnelle qui lui aurait permis de revenir auprès de l’État dans les dix ans après avoir l’avoir quitté.

En réalité, les nominations des deux conseillers n’altèrent pas réellement la gouvernance du Findel. Tom Weisgerber pilote depuis dix ans déjà les principales entités autour de l’aéroport et il s’agirait davantage d’une reconnaissance et d’une volonté de cohérence après le départ de la novice Christianne Wickler. La cheffe d’entreprise installée en avril 2021 à la présidence de Cargolux a souhaité se concentrer sur ses affaires, Pall Centre et Alima (l’ancienne élue Déi Gréng a également quitté le conseil du Lëtzebuerger Journal). L’immixtion de la haute fonction publique dans l’aérien luxembourgeois, des « entreprises privées » comme le rappelle régulièrement le gouvernement dans ses réponses officielles, tient à la structure actionnariale des entreprises concernées. Luxair est détenue majoritairement par l’État, directement (39 pour cent) et via la BCEE (22 pour cent). Son président Giovanni Giallombardo, représente Delfin, société d’investissement de la famille Del Vecchio du feu-fondateur – Leonardo – de l’empire de la lunette Luxottica. Delfin détient treize pour cent du capital (comme la BIL). Le très discret italo-luxembourgeois est la caution « privée » de la compagnie aérienne. Pour le groupe d’origine italienne, l’aviation offre une dimension tangible à sa présence au Grand-Duché. Le dernier acte public de Giovanni Giallombardo pour Luxair est une « communication du président » en septembre 2022 dans laquelle il s’agissait de restaurer le dialogue social. On y apprenait que l’ancien procureur d’État, Robert Biever, avait été installé en médiateur entre la délégation du personnel et la direction. Mais on distinguait en fait ici un numéro de ventriloquie et l’intervention du ministre et de ses émissaires. « Je peux aider à calmer les esprits », souffle François Bausch en référence au conflit social de l’automne dernier, sauvé par une tripartite durant laquelle les revendications des syndicats ont été entendues (notamment la fin du gel des salaires).

L’implication de l’État dans les sociétés de l’aéroport génère une schizophrénie. Chez Cargolux, selon le ministre Bausch, les actionnaires de Luxair ont proposé la nomination de Tom Weisgerber. « Les actionnaires de Cargolux, y compris les actionnaires chinois ont approuvé », dit-il en référence aux seuls détenteurs de parts, 35 pour cent, non liés à l’État luxembourgeois. Les représentants de HNCA, société d’investissement de la province du Henan, ne bloqueront en effet pas la décision d’un gouvernement qui permet à cette entité chinoise de poser un pied en Union européenne, qui plus est dans l’activité stratégique qu’est le transport de marchandises. François Bausch rappelle d’ailleurs que Tom Weisgerber a négocié avec les Chinois la reprise des parts de Cargolux laissées par Qatar Airways en 2013. Comme son prédécesseur qatari, HNCA est un allié utile à Cargolux au regard du droit de la concurrence et pour les perspectives industrielles qu’il offre.

Après douze ans passés dans l’ombre du conseil d’administration de Cargolux, Tom Weisgerber prend les rênes de la société alors qu’elle est au sommet de sa rentabilité. À la conférence de presse pour ses résultats annuels la semaine passée, le conseiller du ministre est pour la première fois assis au centre de la table. À sa droite, le directeur général, Richard Forson, dont il a soutenu la nomination au poste après le départ de Dirk Reich en 2016. À la gauche du président, Maxim Straus, CFO, qu’il avait sondé en 2020 pour reprendre le manche chez Luxair. « Cargolux is extremely well positioned to continue its success story », analyse le jeune président dans un court speech introductif. Un bénéfice record de 1,6 milliard de dollars est annoncé pour l’exercice 2022, après deux autres records. 1,2 milliard en 2021 et 769 millions de dollars. 300 millions de dollars de dividendes sont versés aux actionnaires. 35,1 pour cent filent vers Luxair. Ils permettent à la compagnie aérienne de financer son refleeting. Les quatre Boeing 737-8 commandés à à l’avionneur américain devraient atterrir au Findel d’ici 2026-2027 selon une source du Land. Deux avions similaires seront opérés en leasing à partir du mois de juillet. Le résultat opérationnel de Luxair, qui sera validé lundi en assemblée générale, s’extirpe pour la première fois de la zone rouge depuis 2020. Elle s’en sort comptablement grâce aux dividendes de Cargolux selon un mécanisme de vases communicants. Les compagnies passagers volent moins et le fret aérien opéré par les pure players comme Cargolux se renchérit. La demande excède l’offre. Les marges s’épaississent. La compagnie nationale s’en met plein les poches. Elle accumule 2,6 milliards de dollars de liquidités, de quoi financer ses dix Boeing.

Selon un slide affiché la semaine passée au siège de la société à Sandweiler, en 2022 et hors dividende, Cargolux contribue pour 830 millions d’euros à l’économie luxembourgeoise si l’on additionne les impôts payés (222 millions d’euros), les frais de handling et d’atterrissage (158 millions pour Luxair Cargo et Luxairport), les acquisitions de biens et services (90 millions) et les salaires et avantages : 360 millions d’euros. Un conflit social larve d’ailleurs à ce sujet. La convention collective arrivée à échéance est négociée depuis dix mois pour 1 800 salariés de la compagnie qui en compte 2 500. Mais les négociations achoppent. Les syndicats souhaitent une meilleure rémunération des services rendus depuis le début de la pandémie. Les salariés conventionnés empochent dix pour cent des bénéfices selon la dernière convention, mais une revalorisation est demandée. Ce que la direction refuse fermement. « Ce qu’on paie est déjà extrêmement généreux », fait savoir Richard Forson. Vu les derniers résultats en milliards, les primes dépassent souvent les salaires annuels des personnes concernées (en brut). Cargolux a annoncé vouloir contester devant le tribunal administratif la saisine de l’Office national de conciliation. « Je crois que les syndicats sous-estiment la problématique de l’aviation au Luxembourg », avance François Bausch.

Premier couac. Un deuxième pourrait se profiler. Le cargo center a changé de main en janvier. Luxair Cargo a vendu à l’État le gigantesque hangar en bout de piste où les avions sont chargés et déchargés. Le ministre parle d’une transaction à 38 millions d’euros. Des liquidités bienvenues dans les caisses de la compagnie aérienne. Luxair et ses actionnaires se sont démenés ces derniers mois pour éviter une recapitalisation publique qui aurait impliqué des concessions de la part de la société (et demandées le cas échéant par la Commission européenne qui veille sur le marché intérieur). Notamment qu’elle cède sa participation dans Cargolux. Or, la compagnie de fret procure ces temps-ci à Luxair les finances nécessaires à sa survie. Les enchevêtrements capitalistiques à l’aéroport assurent ainsi une cohérence dans les affaires de l’écosystème aéroportuaire. L’État a rétrocédé l’exploitation des lieux à Luxairport avec la contrainte de rénover « la carcasse » de 58 000 mètres carrés. Les lieux sont vétustes. Un investissement substantiel que ne pouvait se permettre Luxair. Le chiffrage des travaux est en cours. « Des dizaines des millions d’euros ? », demande-t-on au ministre. « On parle plus de 200 millions que de cinquante », répond-il.

Luxairport a publié deux appels d’offres pour le handling de la rampe, c’est-à-dire sur le tarmac. Un marché porte sur l’attribution de deux licences pour la gestion des passagers (ou « pax » dans le jargon) et de leurs bagages. L’autre porte sur l’attribution du ground handling des marchandises. Aujourd’hui, Luxair opère les deux. Le groupe belge Aviapartner détient également une licence (qui existe pour être conforme au droit européen), mais ne l’exploite. La manutention de marchandise, via LuxairCargo, rapporte autour de 110 millions d’euros par an à la compagnie aérienne, principalement grâce à son meilleur client Cargolux. Mais les 1 400 salariés de LuxairCargo (sur les 2 900 du groupe) et les charges connexes coûtent environ 110 millions d’euros annuellement. Une petite marge bénéficiaire est générée dans les périodes de forte activité (autour de deux millions d’euros). Si cette dernière ralentit, alors LuxairCargo subit des pertes. Puis il faut investir dans le digital et la robotique. Un investissement lourd que Luxair, fragilisée par la pandémie, aurait des difficultés à consentir. L’an passé Cargolux a demandé et obtenu une licence de handling. L’appel d’offres pour la gestion des marchandises entre l’avion et le hangar requiert cet investissement dans l’outil de travail ainsi que la reprise des salariés de LuxairCargo sous les termes de la convention collective. Le request for qualifications (RFQ), ouvert initialement jusqu’à fin avril et durant lequel une liste de candidats est établie, a été prolongé jusque fin mai. Viendra ensuite le Request for proposals (RFP) qui permettra de choisir les quatre offres (deux fois deux).

Le ministère ne se prononce pas sur l’issue du processus d’adjudication pour ne pas laisser croire que les dés sont pipés. Mais l’idée serait que Luxair se concentre sur son cœur de métier, à savoir le transport de passagers, aérien et au sol. La société postulerait au handling pax où 400 personnes travaillent actuellement, au service de tous les compagnies aériennes opérant au Findel.

Voilà où François Bausch pourrait voir là un hic. « Non seulement Félicie (Weycker, ndlr) est présidente du conseil de l’entreprise qui lance l’appel d’offres, mais elle est en plus fonctionnaire d’État. Je laisse analyser. Si quelque chose pose problème, je parle à Félicie et on s’arrange ». Le ministre ajoute aussi qu’il ne s’inquiète pas de l’appel d’offres en tant que tel. Mais le conseil d’administration ne devrait pas s’impliquer dans la procédure. « La direction de Luxairport opérerait la sélection et choisirait celui qui l’emporte. Et si quelqu’un contestait, alors il appartiendrait au tribunal de juger », conclut François Bausch. Clifford Chance doit livrer son rapport le mois prochain. Interrogé par le Land au sujet de l’enchevêtrement de responsabilités assumées par des hauts fonctionnaires autour de l’aéroport, le président de l’Autorité de la Concurrence, Pierre Barthelmé, ne voit ni risque d’abus de position dominante, ni matière à investigation. « Mais si on devait recevoir une plainte, alors on serait obligé de l’instruire », indique Pierre Barthelmé. L’économie aéroportuaire est plus que jamais une affaire d’État. Depuis 2019, siège au conseil d’administration de Cargolux un émissaire de Xavier Bettel (DP) : Anouk Agnes dans un premier temps, ancienne conseillère économique aujourd’hui reconvertie dans l’administration de sociétés. Siège maintenant Jacques Flies, secrétaire général du conseil de gouvernement. « De par son positionnement au cœur de l’exécutif, le ministère d’État est particulièrement bien placé pour apporter une plus-value à la gouvernance de la société », justifie une porte-parole du Premier ministre.

Réunis en conseil, les ministres signent régulièrement des accords aériens bilatéraux, préalable à l’ouverture de liaisons aériennes régulières (fret ou passager), soit par un transporteur aérien luxembourgeois, soit par un transporteur aérien de l’autre partie contractante. En avril, ont été adoptés par le conseil de gouvernement des projets de loi approuvant les accords avec le Panama, l’Algérie, le Ghana, Cuba, Hong Kong et le Koweït. Le Luxembourg et ses compagnies aériennes jouissent d’un réseau d’accords avec 70 juridictions. « La conclusion de tels accords relève de la Direction de l’aviation civile, sous la coordination du ministère des Affaires étrangères », assure le ministère d’État. Chez Cargolux, on explique que les compagnies aériennes sollicitent souvent au préalable les liaisons potentiellement judicieuses. Les « freedoms of the air » se révèlent des contraintes et des enjeux de négociations. Lors de la Journée de l’Économie à la Chambre de commerce en avril, le CFO Maxim Straus a ainsi expliqué que la filiale Cargolux Italia avait pour principale raison d’être de bénéficier du réseau de destinations italiennes. Cargolux s’assoit ainsi en passager clandestin (free rider) pour toucher des destinations comme la Corée, l’Italie ayant plus de bargaining power que le Luxembourg pour justifier des vols réguliers entre les deux destinations. Les Coréens se déplacent moins pour la Gëlle Fra que pour le Colisée.

Puis viennent les aléas diplomatiques. La compagnie doit également s’aligner sur les régimes de sanctions, européennes, britanniques et américaines. « Elles impactent notre manière de voler », a expliqué Maxim Straus. L’interdiction de survoler la Russie génère un surcoût répercuté sur le client (war surcharge) pour les vols en Asie, alors que les compagnies chinoises ont le droit de survoler l’espace aérien russe. Puis viennent les contraintes climatiques. Comme l’indique François Bausch, les principaux défis des sociétés de l’aéroport se posent aujourd’hui à un horizon de dix ou quinze ans.

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Pierre Sorlut
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