Musique classique

Ménage à cinq

d'Lëtzebuerger Land du 05.05.2023

De la musique de chambre comme on l’aime : voilà ce qui attendait les mélomanes, ce 29 avril, dans l’écrin inspirant de la salle de musique de chambre de la Philharmonie. Au programme, le couplage généreux des Quintettes K515 et K516 de Mozart. Œuvres fabuleuses, composées quatre ans avant la mort de celui qui est alors au faîte de sa puissance créatrice, et qui sont comme la carte de visite d’un compositeur au fait de toutes les richesses de la musique chambriste. Or, lorsque ces pages testamentaires sont admirablement servies par un quatuor accort, heureux en ménage comme l’est le Quatuor Ébène (qui, pour l’occasion, s’est adjoint, en bonus de luxe, l’altiste Antoine Tamestit), tout concourt à notre bonheur.

Je ne sais plus qui a dit que la vie de musicien est un sacerdoce, et que le quatuor à cordes est son église. Il faut des moines-soldats, qui ont fait le sacrifice de leur ego. Nul doute que les Ébène sont l’une des divisions de ce Vatican sonore. Pierre Colombet (primarius, buste tendu et assis très en avant de la chaise), Gabriel Le Magadure (second violon, tapi légèrement en retrait), Marie Chilemme (alto, enfoncée profond dans son siège) et Raphaël Merlin (violoncelle, impassible, la colonne vertébrale bien droite) sont, dès la fondation du groupe en 1999, réputés et appréciés non seulement pour leur perfectionnisme, mais aussi pour le souffle nouveau qu’ils apportent à la musique de chambre ainsi que pour une approche fraîche des traditions.

Ce dont on a pu se rendre compte dès l’entame du K515, l’un des monuments les plus géniaux non seulement de la musique de chambre du Wunderkind, mais de la musique de chambre tout court. « Il n’y a pas un jour où je ne pense à la mort », confiait Mozart, dès sa si brillante jeunesse. Et voilà qu’à 31 ans, il compose coup sur coup deux sublimes Quintettes, dont la tonalité à dominante tragique sonne comme un pressentiment fatal. L’Allegro initial du premier a tout d’une lutte acharnée contre la mort, à peine illuminée d’espérance. Après un Menuet douloureux et inquiet, l’Andante, bouleversant dans sa simplicité, laisse un sentiment extraordinaire de paix un peu triste, avant que l’Allegro final, « à la fois enfantin et divin » (Alfred Einstein) clôt l’œuvre, à la faveur d’une rare abondance mélodique, dans un élan jubilatoire convaincant et communicatif. Du début à la fin, on admire la profondeur et l’intensité de l’interprétation, l’entrelacs parfait et la verticalité exemplaire des voix, l’intonation rarement prise en défaut, le sens de la grande architecture comme du détail, le mélange d’élégance et de vivacité, l’exploitation idoine de la cyclothymie mozartienne, sans oublier la belle complicité des cinq camarades, unis comme les doigts d’une main.

Avec la véhémence et l’intense vitalité combative du K516, l’une des plus grandes pages tragiques de Mozart, on franchit un pas de plus en direction d’un monde de la déréliction, où l’ombre l’emporte définitivement sur la lumière. Foin de l’inébranlable sérénité devant la mort qu’exprimait le K515. Fiévreux, pathétique, le premier mouvement rappelle le climat de la Symphonie n° 40. Suit un Menuetto sombre à souhait, dont le Trio, plus serein, n’adoucit guère le sentiment d’angoisse existentielle. Le céleste Adagio ma non troppo (tant il semble descendre du Ciel) est une ténébreuse plainte, une confession recueillie, presque religieuse, la « prière d’une âme isolée toute entourée d’abîmes », pour citer, une fois encore, Alfred Einstein. Enfin, en guise de conclusion, c’est, contre toute attente, un nouvel Adagio que nous entendons, lamento lancinant, figuration musicale du calice bu jusqu’à la lie, avant que s’élance, avec une allégresse insouciante (à moins qu’il s’agisse d’un désir d’allégresse insouciante !), un Allegro final, dont le caractère factice de gaieté n’échappe à personne.

Dans la lecture acérée des Ébène en format augmenté, jusques et y compris le Mozart donné en bis, rien n’est laissé dans l’ombre, tant ils excellent à débrouiller intelligemment le redoutable écheveau des nuances de timbres, de rythmes et d’agogique. Par la grâce d’une approche fouillée, tout est exploré dans sa globalité comme dans ses moindres détails. Aussi ne retrouve-t-on que rarement, de nos jours, une telle sûreté de main, une telle densité, un tel discours à la fois si accentué et coulant de source. Reste, toutefois, que cette approche étonnamment musclée, quasi beethovénienne, s’avère presque trop généreuse, au détriment de la civilité mozartienne.

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