Comment la « Steiergerechtegkeet » fut inventée

Chaumières et châteaux

d'Lëtzebuerger Land du 30.10.2020

« Autrefois on avait une grande horreur du mot impôt progressif. Lorsque nous avons parlé la première fois dans cette enceinte de l’impôt progressif, je me souviens qu’il y avait des capitalistes qui sentaient les cheveux se dresser sur leur tête ». En 1910, le député socialiste Michel Welter se rappelle les débats des décennies précédentes. « Ils voyaient déjà l’expropriation. Ils parlaient déjà de l’exode de toute la classe capitaliste, si l’on introduisait l’impôt progressif. » La loi du 8 juillet 1913 marque une révolution fiscale. Pour la première fois, le Luxembourg introduit la déclaration obligatoire et la progressivité de l’impôt sur le revenu dans sa législation. Rétrospectivement, les députés s’étonnent de la « résistance opiniâtre » qu’avait rencontrée « le grand principe de la progression » (c’est-à-dire que le taux d’imposition est plus élevé pour les riches, moins élevé ou nul pour les pauvres).

L’histoire de la fiscalité est un des angles morts de l’historiographie luxembourgeoise : trop « technique » pour les historiens plutôt portés sur les discours ; trop « anecdotique » et « ancienne » pour les fiscalistes plutôt portés sur le business. La seule contribution qui s’y soit intéressée de plus près date de 1963 et fut publiée dans le premier numéro des Études fiscales. En douze pages, l’auteur (anonyme) fait un bref survol de « L’évolution de la fiscalité directe au Grand-Duché (1839-1940) ». Cette histoire reste donc en large partie à être écrite. Or, une lecture sommaire des débats parlementaires du tournant du siècle permet de remonter aux commencements de la « Steiergerechtegkeet » moderne, lorsque les évidences, entretemps passées dans le train-train de l’ordre établi, étaient tout sauf évidentes.

En 1913, l’impôt proportionnel (une flat tax, avec un même taux pour tous) paraissait comme « une idée surannée ». Unanimes, les députés-notables invoquent l’esprit du progrès social, « une fatalité », et se prononcent pour la progressivité. Même le Conseil d’État proclame en 1910 sa « pleine adhésion principielle », philosophant sur les « aspirations légitimes, manifestées pour ainsi dire universellement […] dans les temps modernes. » En réalité, le Luxembourg ne fait qu’imiter les grandes nations européennes, à commencer par la Prusse, référence constante des débats parlementaires, qui avait introduit le principe de la progressivité dès 1891.

Parmi les élites européennes, un consensus s’était imposé sur la question, et le Luxembourg suit le mouvement, avec un léger retard à l’allumage. La lutte fiscale avait duré plus de trente ans. En 1879, le député et juriste Joseph Brincour avait amorcé sa campagne pour un équilibrage des « charges qui grèvent aujourd’hui, dans une mesure fort inégale, le capital, la terre et le travail ». En 1910, il revient à la charge : « Aujourd’hui, la chaumière du mendiant est imposée au même pourcentage que le château du multimillionnaire. »

C’est à cette époque qu’apparaît, dans les débats parlementaires, la métaphore des « épaules solides » supposées porter une plus large partie du fardeau fiscal. En réalité, celui-ci reste très léger. En 1913, le taux maximum sur les salaires, traitements, bénéfices, gains et intérêts n’est fixé qu’à quatre pour cent. Une extrême modération que l’on retrouve dans tous les pays, du moins de l’avant-guerre. « Les taux pratiqués avant 1914, qui sont toujours inférieurs à dix pour cent (et généralement inférieurs à cinq pour cent), y compris pour les revenus les plus élevés, ne sont en réalité pas très différents des taux appliqués au cours du XVIIIe et du XIXe siècle », note Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle.

Le gouvernement luxembourgeois s’empresse de dissiper l’impression de vouloir « niveler les revenus et les fortunes ». Même Michel Welter, figure historique de la gauche luxembourgeoise, calme les ardeurs : « Aucun de nous ne nourrit l’espoir qu’avec cet instrument terrible appelé ‘impôt progressif’, nous allons niveler les conditions sociales et renverser l’ordre des choses existant ». Citant Proudhon, le notable socialiste estime que « vouloir résoudre la question sociale par l’impôt progressif, c’était amuser le peuple avec un joujou fiscal ». Il faut attendre la fin du suffrage censitaire et l’entrée de la nouvelle gauche ouvrière au Parlement pour y entendre des revendications plus concrètement radicales : « Quelqu’un qui a un revenu d’un million pourrait très bien payer douze ou vingt pour cent », estime ainsi en 1919 le député du Parti ouvrier (ancêtre du LSAP) François Erpelding. « 95 pour cent », surenchérit le leader syndicaliste Pierre Krier.

La clef de voûte du nouveau système fiscal était la déclaration obligatoire. Jusque-là, le fisc recourait à des « indices », aux signes extérieurs de la richesse, pour établir l’assiette fiscale. Selon la loi de 1822, le contribuable payait ainsi sept florins par domestique à son service. L’impôt sur l’habitation principale se calculait par rapport au nombre de portes et de fenêtres, un indicateur qui permettait aux « experts-répartiteurs » de fixer l’impôt sans avoir à mettre le nez dans les cahiers de compte. Au XIXe siècle, la notion de déclaration obligatoire des revenus semblait insolite et immorale. Elle placerait le contribuable « entre son devoir, sa conscience et son intérêt », note encore en 1910 le Conseil d’État, reprenant le mantra qui avait bloqué le débat durant des décennies.

Pour justifier son attentisme, les Sages empruntent à la vulgate de la « psychologie des peuples », un genre alors très en vogue. À l’inverse de nos voisins allemands, écrit le Conseil d’État dans un avis de 1906, les Luxembourgeois n’auraient « qu’une idée tout-à-fait rudimentaire, sinon absolument fausse des devoirs et obligations du citoyen envers l’État ». L’effet en serait la « démoralisation » du citoyen « honnête et consciencieux », désavantagé par rapport à son concitoyen « fraudeur sans vergogne pour qui la probité civique n’est qu’un vain mot, ou plutôt une niaiserie ». Les autorités administratives allemandes seraient d’ailleurs « bien autrement énergiques, résistantes et indépendantes que chez nous, où elles ne sont que trop souvent énervées et mises en échec par l’ingérence malsaine d’influences étrangères, fruit de nos mœurs par trop patriarcales ».

La question de la fraude fiscale est très présente dans les débats parlementaires de l’époque. Certains députés craignent que les Luxembourgeois finissent par planquer leur magot dans les juridictions voisines. Le principal promoteur de la loi de 1913,
Joseph Brincour, rappelle qu’« une très grande partie de nos contribuables peuvent rejoindre presqu’aussi facilement les villes voisines de Trèves, Thionville, Longwy et Arlon que la Ville de Luxembourg. L’évasion fiscale par l’ouverture d’un compte courant, le dépôt de titres etc. est donc facile à réaliser ». Un extrait qui se lit comme une prophétie inversée de l’évasion fiscale low-cost dont la place bancaire luxembourgeoise fera sa spécialité 70 ans plus tard.

En 1927, le député Pierre Krier, figure de proue du syndicalisme (dix ans plus tard, il sera nommé ministre du Travail), soupçonnait les contribuables nantis – dépeints caricaturalement comme « müßige Millionäre, Kettenhändler, Volksausbeuter und Finanzoperateure » – de systématiquement sous-évaluer leurs revenus. En maintenant le secret bancaire, l’État les inciterait à l’évasion fiscale : « Je suis d’avis que tous ceux qui doivent rendre une déclaration d’impôt gagnent un revenu plus élevé que ce qu’ils déclarent, et qu’il est impossible à l’administration fiscale de prouver le contraire. »

Quelques années auparavant, le député-notable socialiste Michel Welter avait revendiqué la création d’un « casier fiscal des personnes qui ont un revenu au-dessus de 10 000 fr. ». Dans ce que Welter désigne par « livre d’or » – « une liste de proscription », rétorque Joseph Bech, député néophyte du Parti de la Droite (ancêtre du CSV) – devraient figurer le passif et l’actif des riches contribuables, des données qui pourraient être échafaudées en croisant les documents de différentes administrations. La loi ne retiendra pas la revendication du docteur socialiste qui anticipait celle d’un « cadastre financier », popularisé cent ans plus tard par Thomas Piketty.

La loi de 1913 prévoit pourtant une réelle transparence. À l’article 34, on lit : « Il sera dressé tous les deux ans une liste générale de tous les contribuables imposés par les conseils des taxateurs, avec l’indication de la somme à laquelle ils sont imposés. Cette liste sera publiée par la voie du Mémorial ». En 1923, le docteur Welter finira par y figurer, avec un revenu global de 16 900 francs, soit quatre fois le salaire moyen ouvrier (qui était d’environ 4 000 francs). Les maîtres de forges mènent le classement. Ils affichent des revenus globaux cent fois plus élevés que ceux de leurs ouvriers : Émile Mayrisch déclare 551 880 francs, suivi par Gaston Barbanson (541 100),
Edmond Muller-Tesch (350 000), Norbert Le Gallais (300 000), Aloyse Meyer (194 670), Léon Laval Tudor (179 000) et Paul Wurth (164 000). Émile Reuter, ministre d’État à l’époque, ne gagne, lui, « que » 39 185 francs.

Cette liste nominative rappelle que le secret fiscal, souvent essentialisé comme expression d’un particularisme national, de croyances catholiques ou de claustrophobie sociale, est une invention récente. Dans les années 1920, la publicité fiscale ne crée pas le scandale, elle était considérée comme parfaitement banale. (Déjà la loi de 1849 avait instauré la publication annuelle au Mémorial de listes générales nominatives, la première, rendue publique en 1850, renseignait sur 9 080 contribuables.) Vue d’aujourd’hui, cette transparence fiscale paraît extravagente : Rongé par un manque chronique de moyens, le fisc comptait-il sur le contrôle social (ou la délation) des voisins ? Les contribuables étaient-ils fiers d’afficher leur fortune, et leur sens civique ; à la manière de philanthropes qui font graver leur nom sur des ailes de musées ?

Au lendemain de la Grande Guerre, la situation financière des États européens est désastreuse, le besoin en recettes brûlant. En 1927, le député du Parti de la Droite Albert Wagner s’écrie : « Messieurs, croyez-vous qu’après la guerre affreuse qui a causé tant de ruines et qui a détruit tant de valeurs […] il soit encore possible de pourvoir aux besoins de l’État avec les mêmes contributions qu’on percevait en 1914, lorsque le monde était florissant ? » Le gouvernement luxembourgeois serre la vis : il introduit une taxe sur les « bénéfices extraordinaires de guerre » en 1917, relève le taux maximal de quatre à six pour cent en 1919 et introduit une surtaxe en 1921 qui frappe les contribuables nantis. Or, en comparaison européenne, les taux restent bas. En Allemagne et en Angleterre, le taux passe de quatre respectivement huit à quarante pour cent entre 1914 et 1919. En France, c’est l’une des Chambres les plus à droite de l’histoire de la République, qui, en 1920, porte le taux supérieur à cinquante pour cent.

En 2008, le patriarche du Barreau André Elvinger notait que « notre droit fiscal est le fruit, si l’on peut dire, de conquêtes et d’occupations ». L’ironie de l’histoire, c’est que la mise en pratique de la progressivité date de l’Occupation nazie. En septembre 1940, la Abgabenordnung allemande est introduite par la Zivilverwaltung, et avec elle un nouveau taux maximum de 54 pour cent, censé financer la guerre totale. En 1944, de retour d’exil, le gouvernement décide de garder intacte la législation allemande sur les revenus ; gêné, il préféra pourtant ne pas officiellement la publier. Pour financer la reconstruction du pays et l’État providence, les taux maxima resteront à un niveau élevé, sans que cela ne suscite un débat : ils atteindront leur record historique (57 pour cent) en 1985.

Le principe de la progressivité ne sera plus officiellement remis en question. Pour en trouver une critique récente, il faut consulter la thèse de doctorat soutenue en 1994 par l’iconoclaste Alain Steichen. « C’est l’époque de la lutte fiscale, une nouvelle lutte des classes, où penser la fiscalité se ramène à penser la guerre », écrit le juriste. Dans cette configuration, Steichen voit les riches comme un groupe faible, car politiquement minoritaire : « Les contribuables aisés restent démunis, désorganisés, désarmés. Il se laissent doucement tondre. Leurs bêlements sont entendus, mais ils n’effraient personne ». De cette vision victimisante, il en arrive à revendiquer « des majorités qualifiées, voire l’unanimité » en matière budgétaire ; ceci afin d’éviter « la spoliation des groupements minoritaires ». (Alternativement, le « mode de nomination » des législateurs pourrait être changé, écrit Steichen, plaidant implicitement pour une gouvernance technocratique, post-démocratique.)

L’histoire invalidera les hantises hayékiennes qui tourmentaient l’avocat fiscaliste en 1994. Dans les années 1980 et 2010, le taux maximum passera de 57 à 42 pour cent. L’impôt sur la fortune sera aboli en 2005 dans l’espoir d’attirer experts et UHNWI dans la juridiction grand-ducale. La progressivité, bien que maintenue en principe, sera minée par des régimes dérogatoires, introduites par la petite porte, via des circulaires illégales comme celle sur les stock-options. Dans Le Capital au XXIe siècle, Thomas Piketty constate que « le prélèvement fiscal est aujourd’hui devenu régressif au sommet de la hiérarchie des revenus », un phénomène qu’il s’explique par l’importance qu’ont prise les revenus du capital qui échappent en large partie au barème progressif. Steichen n’est pas dupe. En 1994, le fiscaliste, alors associé de PWC, est bien placé pour savoir que le néolibéralisme a remporté la manche. Dans la conclusion de sa thèse, il note que le droit fiscal est « le reflet d’une religion nouvelle particulièrement développée au Luxembourg […] dont la doctrine tient en un seul canon : les textes constitutionnels doivent plier devant les lois économiques, notamment celle de la course internationale à la compétitivité fiscale ». Comme les crises et ruptures mondiales qui l’ont précédée, la pandémie ébranlera ces dogmes.

Bernard Thomas
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