Interview avec la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP), sur les technocrates en politique, la dette publique en Europe, l’exposition à la Chine et les risques d’écoblanchiment

« Mir kënnen net alles schlecht rieden a kleng klappen ! »

La ministre  des Finances,  Yuriko Backes,  jeudi dernier
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 12.05.2023

d’Land : Avant d’être nommée ministre, vous fréquentiez surtout les institutions européennes. Y a-t-il des aspects de la politique luxembourgeoise qui vous ont surprise, auxquels vous ne vous attendiez pas ?

Yuriko Backes : Il n’y a rien qui m’ait fondamentalement choquée. Même si je ne faisais pas de la politique auparavant, je l’accompagnais. J’ai conseillé deux Premiers ministres, comme conseillère diplomatique et sherpa, et plusieurs ministres des Affaires étrangères.

La mécanique des Tripartites, cela ne s’apprend pourtant pas à Bruxelles.

C’était effectivement un nouveau monde. Mais même ceux qui y étaient plus habitués que moi n’en avaient jamais connu une telle concentration. Trois Tripartites en une année, c’est quand même considérable. Après, ce sont des négociations comme il y en a d’autres. En tant que ministre des Finances, on y tient un rôle spécial. Sa mission est de tenter de trouver les bonnes réponses tout en évitant le dérapage des finances publiques. C’est un vrai challenge.

Pierre Gramegna s’est toujours présenté comme un médiateur entre les trois partis de coalition, sans s’identifier en tant que « DP Mann ». Est-ce que vous vous voyez dans la lignée de votre prédécesseur ou plutôt comme une « DP Fra » ?

Je ne pense pas que les deux soient incompatibles. Je suis clairement une « DP Fra ». Ce que ce parti représente pour moi, c’est un bon équilibre entre la compétitivité, une fibre sociale sans être socialiste, et de manière transversale, une approche durable. Mais cela n’est pas incompatible avec le rôle de médiatrice.

Quelle est à vos yeux la différence entre « social » et « socialiste » ?

Je suis moins animée par une idéologie que par la conviction que les ménages et les personnes vulnérables doivent être soutenus par des mesures ciblées.

Lors d’une soirée organisée par le DP International, vous vous définissiez comme « party pooper » de la coalition. Pour être crédible dans ce rôle, vous devez, en quelque sorte, « pooper » sur tous les partis ?

(rires) Absolument, je joue parfois le rôle de trouble-fête… Si les dépassements budgétaires ne sont pas justifiés ou si les procédures essentielles ne sont pas respectées, il faut les remettre en question. Et je ne pourrais le faire chez les uns sans le faire chez les autres.

Vous êtes la deuxième diplomate successive à occuper le poste de ministre des Finances. Le fait qu’on choisisse des technocrates pour défendre « le bifteck luxembourgeois »…

… C’est l’expression du Premier ministre.

En effet. Cela ne constitue-t-il pas un problème fondamental ? Au sein du personnel politique, il ne se trouve donc plus personne pour occuper ce ressort-clef ?

Je ne sais si je dois commenter cela. On m’a demandée d’entrer au gouvernement parce qu’on avait manifestement confiance que j’en serai capable. Mais ce n’est pas une nouveauté. Les « Quereinsteiger » existent depuis plus longtemps dans d’autres partis. Prenez Jean-Claude Juncker, par exemple.

Mais il était membre du CSV quand il a été nommé secrétaire d’État en 1982, tandis que vous n’étiez pas membre du DP…

Les gens doivent me juger sur le travail que je fais. Et je vais me confronter à ce jugement. Je fais de la politique dans l’intérêt du pays à long terme. Les élections, c’est une chose, mais il y a un tout autre monde [celui de la place financière, ndlr] qui juge mon travail et qui y apporte sa confiance ou non. Pour moi, c’est au moins aussi important.

Si le DP entrait de nouveau au gouvernement, seriez-vous prête à accepter un autre ressort que celui des finances ?

Je ne me prononcerai pas sur une éventuelle préférence pour tel ou tel ministère, ce serait prématuré. Mais je me suis vraiment investie. Lorsque je me lève le matin, j’ai le sentiment d’être en face d’une montagne. Tous les matins, une autre montagne à escalader. Je vois tout un nombre de chantiers sur lesquels je serais vraiment heureuse de continuer à travailler.

Le « Spëtzekandidat » du CSV, Luc Frieden, a démarré sa campagne en promettant des allégements fiscaux et une politique de désendettement.

Le CSV a porté la plupart des mesures de crise. Il estime pourtant qu’on aurait dû aller beaucoup plus loin. Pour l’ajustement du barème d’imposition, on aurait dû faire deux fois, cinq fois, sept fois plus. Mais, sorry, il ne faut pas en même temps s’offusquer du niveau de la dette ! Il faut faire des choix. Je suis tout à fait d’accord avec certaines propositions du CSV. Volontiers, j’aurais fait plus si j’avais pu. Mais bon, il y a des réalités dont il faut tenir compte quand on est en responsabilité. C’est un peu simple de clamer « encore plus ! encore plus » depuis les bancs de l’opposition…

Vous disiez récemment à la Chambre qu’il fallait réduire la dette « à moyen terme » ; une temporalité politique qui ne vous engage pas vraiment.

Je ne peux m’engager au nom du futur gouvernement. Ce que nous savons, c’est que le déficit augmentera jusqu’en 2024, mais après, la trajectoire sera la bonne. C’est ce que vont regarder les agences de notation. On parle de « fétichisme des trente pour cent » ; désolée mais c’est un peu facile... Nous savons pertinemment que ce n’est pas le taux de trente, 29 ou 31 pour cent qui sera déterminant, mais la trajectoire de la dette. Le prochain gouvernement serait bien conseillé de la surveiller de près.

Cela fait plusieurs mois qu’on discute d’une réforme du Pacte de stabilité européen. Jusqu’ici, vous ne vous êtes pas clairement positionnée par rapport à la Commission qui propose un assouplissement des règles. Êtes-vous sur la ligne rigoriste de Christian Lindner, le ministre des Finances allemand ?

La proposition de la Commission vient tout juste d’être publiée. Je ne vais donc pas prendre une position luxembourgeoise par presse interposée.

Parce que vous ne voulez pas ou parce que vous n’en avez pas ?

Le Luxembourg veut être un partenaire constructif. J’ai posé une série de questions à la Commission et aux autres États membres. Nous voyons des situations économiques très divergentes au sein de l’UE et de la zone euro. Les fondamentaux varient énormément. L’inflation va de trois pour cent au Luxembourg à vingt pour cent dans les pays baltes. Le niveau de l’endettement s’étale de vingt pour cent à bien plus de cent pour cent. En même temps, nous devons faire du climate financing et augmenter nos dépenses pour la défense, tout en veillant à maintenir des finances publiques saines. Wéi geet dat zesummen ? Ces discussions s’annoncent compliquées.

L’Allemagne affiche une position très tranchée : pas question de « diluer » les critères de Maastricht. Le Luxembourg peut-il se permettre de s’aligner sur ce mot d’ordre ordo-libéral ?

Le Luxembourg l’a-t-il fait ?

Justement, c’est ce que je vous demande.

Je ne suis pas la porte-parole de Christian Lindner, mais il a certainement raison sur l’un ou l’autre point. Une question qu’il a soulevée – et que j’ai également posée à la Commission – concerne le maintien du caractère multilatéral de la surveillance budgétaire européenne. Pour le Luxembourg ce serait bien qu’il en reste ainsi.

La Commission veut au contraire accorder « une plus grande marge de manœuvre » aux États membres pour qu’ils puissent définir leur propre « trajectoire d’ajustement budgétaire ».

Je ne suis pas très à l’aise avec ce modèle bilatéral. La transparence doit être garantie pour que les petits pays puissent bien s’en tirer. Sur ce point par exemple, je suis d’accord avec Christian Lindner.

Étant donné la rente de la place financière, le Luxembourg peut-il prêcher de manière crédible le sérieux budgétaire vis-à-vis de l’Italie, du Portugal ou de l’Espagne ? Cela semble presqu’indécent.

Je ne donne de leçons à personne ! Je veux faire partie de la solution. Nous devons éviter ensemble les dérapages, et le nouveau Pacte de stabilité va devoir être accepté par toutes les parties. Il faudra se donner le temps nécessaire. La réforme ne pourra se faire dans un Hauruckverfahren.

Le 20 mai, vous partirez en mission économique à Beijing. Cela fait un an que Franz Fayot plaide « la fin de la naïveté » envers la Chine et promet une « human rights due diligence ». Est-ce qu’au sein du gouvernement, vous jouez « au good cop, bad cop » ?

Et je serais le « bad cop » ? Oooh… (rires) Je trouve que nous devons mener une politique réaliste. La Chine est la deuxième économie mondiale. Elle porte une énorme responsabilité. Alors oui, nous sommes dans une situation de guerre en Europe, et la « neutralité » chinoise doit éveiller notre scepticisme. Mais tous les efforts de médiation que la Chine fait et – on l’espère – fera, sont à saluer.

Son ambassadeur, Hua Ning, a récemment qualifié le Luxembourg de « China’s leading partner within the EU ». Il a sans doute exagéré, mais le compliment ne paraît-il pas douteux ? Surtout aux oreilles de Washington ?

Il faut garder le sens des proportions. Si on analyse nos relations économiques avec la Chine, cela reste vraiment limité. Les échanges de biens et de services entre la Chine et le Luxembourg représentent deux pour cent du total national. Quant aux investissements directs de la Chine vers le Luxembourg, ils ne sont que de 1,2 pour cent. Mais nous avons aussi des acteurs importants sur place, notamment sept banques chinoises et la BIL. Il n’est donc pas anormal de se rendre en Chine pour rencontrer ces acteurs. Il ne faut pas qu’il y ait un « decoupling » ; ce serait totalement contre-productif pour tout le monde. En même temps, nous devons veiller à ne pas nous rendre trop dépendants vis-à-vis d’une seule économie.

Dans vos interventions, vous décrivez la mondialisation comme un « very net positive ». Cela sonne un peu comme du Luc Frieden, non ?

Je continue à penser que c’est un net positif, même s’il faut se donner un cadre multilatéral pour avancer ensemble. Il ne faut pas en permanence dénigrer la mondialisation.

Elle n’apparaît pourtant plus comme une évidence. La tendance géopolitique semble plutôt aux « relocalisations » et au « friend-shoring ».

Nous vivons dans un monde globalisé, avec tous ses pours et contres. Mais le Luxembourg est une économie ouverte, et un retour au protectionnisme n’est pas dans notre intérêt. Après toutes les crises, qu’elles soient financières, géopolitiques ou sanitaires, les réflexes sont nationaux, voire nationalistes, voire populistes, voire protectionnistes. Cela devrait nous alerter. En Europe, nous avons pu trouver des solutions communes et nous devons poursuivre les efforts pour éviter ces tendances.

Sur la place financière, le « greenwashing » point comme nouveau risque de réputation. Le Luxembourg préfère s’en tenir au « level playing field » réglementaire. Le réflexe du « first mover » n’est donc pas si développé que ça ?

Mir kënnen net alles schlecht rieden a kleng klappen ! J’ai parfois l’impression que le Luxembourg devrait toujours faire mieux, toujours aller plus loin que les autres. Pourquoi ne pouvons-nous pas être fiers d’une place financière qui, malgré tout, a des ambitions très vertes. Bien-sûr, beaucoup reste à faire… Mais beaucoup a déjà été fait. Nous avons fondé Luxflag comme agence de labellisation. Nous avons un Green Exchange, c’est unique au monde !

Vous n’avez pourtant pas voulu publier les résultats du « Paris Agreement Capital Transition Assessment » (Pacta) qui analyse la trajectoire climatique de la place financière. Pourquoi ?

C’est un peu court ! D’abord, l’initiative n’a pas été lancée par moi, mais par mon prédécesseur Pierre Gramegna. Ensuite, comme j’ai cru le comprendre, le ministère des Finances ne dispose pas des résultats. Ceux-ci se trouvent auprès des différents acteurs qui peuvent les rendre publics ou non. Je m’engagerai toujours pour plus de transparence. C’est très important pour moi.

Les résultats d’un éventuel deuxième Pacta seraient donc publiés ?

Je ne sais pas si nous en avons prévu un, il existe un groupe de travail de la Luxembourg Sustainable Finance Initiative composé des acteurs de la place financière, qui analyse les différentes méthodologies pour mesurer notre trajectoire. Mais je trouverais que ce serait une bonne chose de rendre les résultats d’un futur « assessment » publics. Prenez la gender equality : J’ai demandé au FMI de faire une analyse sur le sujet. Je sais que le Luxembourg ne fait pas bonne figure en la matière, que ce soit son système fiscal ou les postes de direction sur sa place financière. On parle tout le temps de rétention de talents, mais il y a tellement de femmes qui devraient être mieux soutenues pour accéder au middle et upper management. Alors plutôt que de balayer ce problème sous le tapis, je préfère que quelqu’un nous dise la vérité et qu’on la rende publique.

Mais puisqu’il n’y a pas de données officielles, on ne peut que se référer aux études publiées par les ONG. Selon Greenpeace, les cent principaux fonds domiciliés au Luxembourg investissent selon un scénario de quatre degrés Celsius. C’est-à-dire qu’ils contribuent à rendre le monde invivable.

L’étude de Greenpeace à laquelle vous vous référez ne peut seule me servir d’orientation.

Par rapport à quoi vous orientez-vous alors ?

Je constate quand même un mouvement en direction de l’ESG [fonds respectant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance, ndlr]. Durant la crise énergétique, les fonds « article 8 » et « article 9 » [« durables » à différents degrés, ndlr] ont été les seuls à enregistrer des hausses. Malgré tout, cela me rend optimiste. Toute la règlementation européenne n’en est qu’à ses débuts ; cela prendra du temps. Mais ne vais pas me laisser dire que la place financière nous fait dévier de nos objectifs climatiques : 55 pour cent des actifs Ucits au Luxembourg sont investis dans l’ESG.

L’écrasante majorité dans des fonds « article 8 », soit d’un vert très, très pâle.

Oui, mais la tendance est la bonne, même si cela ne va peut-être pas aussi vite que vous ou moi le souhaiterions. Il faudra créer une offre intéressante. Les acteurs privés sont responsables que celle-ci arrive sur le marché.

Aux testeurs anonymes envoyés par Greenpeace dans les filiales bancaires, on avait proposé tout et n’importe quoi.

Voilà, nous avons une place financière mondiale, et on nous présente une étude fondée sur une dizaine d’entretiens ! Reste que les acteurs devraient prendre ça à cœur.

Leur en avez-vous parlé ?

Je vois ces acteurs très souvent.

Peut-on imaginer une troisième reconduction de la coalition libérale, qui serait centrée autour de la question climatique ? La transition énergétique peut-elle servir de base à un projet politique renouvelé ?

D’Dräier-Koalitioun geet net zesummen an d’Walen. Comme je l’ai dit, trois domaines sont essentiels : la compétitivité, l’équité sociale que le Luxembourg a dans son ADN et la dimension durable. Faire seulement de la politique verte, sorry, mais cela ne suffit pas. Il y a un tas d’autres défis : la réforme fiscale, la crise du logement qui est devenue une crise du secteur de la construction, la santé, l’attraction de talents sur la place financière… . Dans mon ressort par exemple, il faudra continuer à digitaliser les trois administrations fiscales, et c’est en bon chemin. Mon prédécesseur a commencé à recruter massivement ; et heureusement ! Sur les dix dernières années, nous avons fait beaucoup d’efforts pour sortir la place financière du « Schmuddeleck ».

Dans cette logique, Luc Frieden n’est-il pas l’homme du « Schmuddeleck » ? Pourtant vous êtes prêt à former un gouvernement avec lui ?

Je ne vais pas faire de déclarations sur de possibles coalitions. J’espère que vous comprenez.

Bernard Thomas
© 2023 d’Lëtzebuerger Land