Ce week-end, Esch revêtira les couleurs de la Gay Pride. Reportage dans un des derniers porte-étendard de la communauté

L’arc-en-ciel a terni

d'Lëtzebuerger Land du 08.07.2022

Il y a du monde sur la terrasse du Café Dama à Differdange, ce mardi après-midi. Des personnes âgées seules qui se parlent de table en table, des familles avec des enfants au retour de la plaine de jeux, des couples de tous âges et de tous genres. Ce sont surtout des habitués des lieux, des gens du quartier dont on connaît les goûts : la même table à l’ombre, la même marque de bière, le même deuxième sucre dans le café. Un troquet banal ? Pas vraiment : le Dama est actuellement le seul établissement qui s’affiche comme un « bar gay » au Luxembourg. Les couleurs de l’arc-en-ciel fleurissent partout, depuis le logo sur la façade jusque sur les ongles de David Frazão, un des propriétaires, en passant par les guirlandes au-dessus du bar. Bar, sur lequel trône un mannequin avec une robe à sequins. C’est celle de Rita, l’alter ego de David qu’il incarne pour des spectacles, sur la petite scène du bistro. « Lors de ces soirées, on attire un public queer qui apprécie de retrouver une communauté. Certains viennent de la ville, mais aussi de Metz ou de Belgique. Ce vendredi, la soirée d’avant Gay Pride sera sûrement très remplie », espère-t-il.

« Je deviens Rita dès que je commence à me maquiller », explique le jeune patron en la décrivant comme « coquine, extravagante, audacieuse ». Rita partage la scène avec Donna, qu’elle considère comme sa mère (dans le sens d’une drag mother qui initie sa lignée à l’art du drag et prend ses enfants sous son aile). Donna est « simple, mais chic. Elle a toujours le sourire, parle facilement aux gens et aime que tout le monde la regarde », s’amuse Marc List. Il a créé ce personnage il y a vingt ans quand il était dans le comité de l’association Rosa Lëtzebuerg et organisait la Gay Mat en ville. Il endosse la perruque et les talons pour animer les soirées du Dama, « sans vouloir jouer les divas ou ressembler aux icônes, mais pour faire plaisir ».

La jeune histoire du Dama, ouvert en octobre 2020, est d’abord celle d’une rencontre. Pendant la Pride Week il y a deux ans en plein confinement, David Frazão, un jeune Portugais qui vit depuis vingt ans à Differdange, remarque un drapeau arc-en-ciel sur un des balcons voisins. De son côté, Marc List, se décide de saluer ce jeune voisin qui passe des tubes de Madonna assez fort pour être remarqué. De conversations en balades avec leurs chiens, ils décident d’ouvrir un bar ensemble. « J’avais tenu le Donna’s Heaven à Gasperich en 2016. Mais seul, à côté de mon travail d’aide soignant, c’était trop lourd. Pourtant l’envie était encore là », relate le vétéran des nuits luxembourgeoises qui a été DJ à l’incontournable Chez Mike, près de la place de l’Étoile, aujourd’hui disparu. Une ancienne pizzeria en bordure du Parc Gerlache se libère et les deux amis se lancent. « Je n’avais pas vraiment d’expérience dans le domaine, mais maintenant, je ne voudrais plus faire autre chose », s’enthousiasme David Frazão qui travaillait dans la petite enfance. Ils s’attendaient à quelques réticences, remarques ou mauvaises réactions, mais les édiles de Differdange, comme les personnes du quartier les ont accueillis à bras ouverts. « D’emblée nous avons voulu un endroit ouvert à tous, mais où les gays se sentent bien, comme à la maison ».

À elle seule, cette phrase résume la situation paradoxale dans laquelle se trouve la scène gay (ou plus généralement LGBTQI+) : Avec l’avancée des droits des homosexuels, avec l’acceptation et la tolérance envers la diversité des orientations sexuelles, les milieux gay et hétéro se mélangent de plus en plus dans les bars et ailleurs. Le « bar gay » n’a plus vraiment de raison d’être et a fini par être délaissé « comme les magasins de disques et les vidéo clubs », selon la formule utilisée par Marc List. « Traditionnellement, le bar gay était l’endroit où l’on pouvait échapper à l’air vicié du placard et tomber le masque de l’hétérosexualité en toute sécurité », confie un observateur avisé qui a connu des établissements déjà fermés quand ceux qui sortent aujourd’hui n’étaient pas nés. Quand les gays étaient marginalisés, les bars étaient plus typés, plus colorés, plus avant-gardistes aussi. « La scène, surtout à Luxembourg, a perdu complètement le côté trendsetter, annonciateur de tendances en musique comme en mode. Les gays se fondent dans la masse et gomment les aspérités ». Avec un brin de nostalgie, il évoque le Big Moon et les premiers shows qu’on disait transformistes (le mot drag-queen n’était pas encore arrivé jusqu’ici), le Conquest de Fabiola puis son Péché Mignon et, Chez Mike où tout le monde finissait toujours par atterrir aux petites heures. Il repense aux plus récents, Deep Bar, réputé pour sa bonne musique, Monkeys dans la vieille ville et, enfin au Bar Rouge, qui ne s’est finalement pas remis de la disparition dramatique de son très apprécié patron Paulo Moreira en 2019, ni du Covid… Malgré ou peut-être à cause d’une situation très « gay friendly », tant dans la classe politique que dans le contexte social, le Luxembourg ne connaît plus cette effervescence nocturne d’une scène ouverte et assumée.

Pourtant, « avoir un endroit dédié, un endroit où on peut être totalement soi-même en public, où la communauté se reconnaît, reste important », argue Davide De Silva. Il est un des promoteurs des soirées « Fairy Tails » qui, tous les deux mois, rassemblent pas moins de 400 personnes au Lenox, un club du quartier Gare à Luxembourg-Ville. On y croise des gogo dancers musclés et torses nus, des drag queens ultra-maquillées perchées sur talons de 17 cm et une faune bigarrée en cuir ou en paillettes. Tout ce beau monde se déhanche sur une musique qui revisite les tubes pop iconiques (Madonna, Cher, Donna Summer, Kylie Minogue, Lady Gaga par exemple)… « Des clichés et des codes qui font partie de la culture gay », assume Davide. Ces soirées, comme les « Banana », proposées dans un bar de Clausen, font régulièrement le plein avec un public assez jeune (« le gros de nos clients ont moins de quarante ans »), et ratissent large au point de vue géographique (« mais on a peu d’Allemands parce qu’ils préfèrent la musique techno »). Ponctuelles, rentabilisées par la consommation d’alcool, elles deviennent de sérieux concurrents pour les bars qui font face à des charges fixes de loyer et de personnel.

Les concurrents les plus importants pour les bars gays en tant que lieux de rencontre et de drague sont sans doute les sites et applications de rencontres. Grindr, Gay Romeo et autres Hornet permettent de trouver des partenaires en quelques clics, de manière bien plus discrète que dans un bar, sans qu’il soit nécessaire de consommer à boire. La petite taille du Luxembourg et de sa scène gay n’aide pas à découvrir des inconnus. Beaucoup de gays préfèrent aller voir ailleurs si la fête est plus folle. À Metz ou Sarrebruck pour une soirée ; Bruxelles, Cologne ou Amsterdam pour un week-end ; voire Berlin ou Madrid quand des grands événements sont annoncés. Plus de choix dans les bars, les styles de musique, de nouvelles perspectives de rencontre, un relatif anonymat, un parfum de nouveauté, des prix plus attractifs… Difficile de rivaliser avec l’attrait de l’étranger.

« Ce serait regrettable de voir ces bars disparaître du paysage. Car sans le bar gay, la culture et les droits des gays n’existeraient peut-être pas », insiste les plus anciens. Contrairement à celle des autres minorités, la culture gay ne s’apprend pas en famille. Les bars perpétuent les codes, les styles, les musiques, les règles de vie, les traditions d’une communauté diverse. On se souviendra aussi que le mouvement de libération des droits des homosexuels est le seul mouvement de défense des droits civiques à être né dans un bar. Rares étaient les établissements qui accueillaient ouvertement les personnes homosexuelles dans les années 1950 et 1960. Le Stonewall Inn, dans Greenwich Village à New York était de ceux-là. Propriété de la mafia, il subissait de fréquentes descentes de police. Le 28 juin 1969, des émeutes éclatent entre les forces de l’ordre et les clients, révoltés par les mauvais traitements qu’ils subissent. En quelques semaines, les résidents du quartier s’organisent en groupes militants, mettent en place des lieux où les gays, les lesbiennes et les transgenres peuvent se retrouver sans crainte d’être arrêtés. Les émeutes ont marqué l’histoire et c’est cette date que célèbrent les Gay Prides un peu partout dans le monde. Comme ce week-end à Esch.

France Clarinval
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