Belgique

L’interminable processus décolonial bruxellois

d'Lëtzebuerger Land du 08.07.2022

Statues, monuments, plaques commémoratives ou noms de rues, les références à la colonisation se comptent par centaines dans l’espace public belge. Leur remise en question et vive contestation a désormais pris une vitesse de croisière ; particulièrement à Bruxelles, la capitale du plat pays fédéral.

Depuis 2019, l’exécutif régional a été contraint de se saisir de la thématique décoloniale via son entrée la moins sensible : Une réflexion sur un processus de « décolonisation » de l’espace urbain. Autrement dit : « ré-équilibrer » un espace public, en principe dédié à tous les Bruxellois, mais qui fait surtout la gloire de Léopold II et des autres criminels du colonialisme belge.

Selon le recensement de l’historien spécialisé Matthew Stanard, il existe près de 450 références à la colonisation en Belgique. En 2019, Stanard a publié un ouvrage qui examine les effets à long terme du passé colonial belge et répertorie chaque œuvre, statue ou stèle qui renvoie à ses acteurs (pionniers, militaires, prêtres, etc.)

Ce mobilier colonial urbain posé, on peut s’interroger sur ce qui a décidé le pouvoir bruxellois à s’emparer d’un thème que ses différents représentants ont longtemps repoussé telle une « lubie identitaire » émanant d’une minorité afro-descendante ? Un thème sociopolitique qui poursuit une égalité citoyenne effective mais qui – comme en France – fait toujours l’objet d’une farouche opposition à la droite et l’extrême-droite du spectre politique.

Pour la sociologue et chercheuse à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), Véronique Clette-Gakuba, le virage politicien « décolonial » date du 7 juin 2020. Soit la journée de manifestation Black Lives Matter (BLM), qui a rassemblé plus de 15 000 personnes à Bruxelles, pour dénoncer la négrophobie structurelle et les violences policières belges. « Contrairement aux manifs de Paris ou de Londres, la ligne des organisateurs belges s’articulait autour de la négrophobie et de la colonialité ; c’est-à-dire de l’histoire coloniale et de ses prolongements dans le présent », dit Véronique Clette-Gakuba. « Pendant ce mois de juin de 2020, ont aussi eu lieu des déprédations de monuments coloniaux dans l’espace public bruxellois. Par exemple, contre la statue équestre de Léopold II, le 7 juin, et, plus tard, contre le buste d’Emile Storms [tous deux situé à Ixelles] ; contre celle du Roi Baudouin au centre-ville ou encore le déboulonnage nocturne d’un buste de Léopold II à Auderghem. »

Autant de déprédations, de tags ou de démontages sauvages provenant d’un mouvement de fond apparu à Bruxelles dès… 2005. Comme des réactions excédées devant les dénis et mépris politiciens envers l’ensemble des discriminations négrophobes découlant d’un « passé qui ne passe pas ». Selon Véronique Clette-Gakuba, les autorités ne pouvaient plus longtemps ignorer ce phénomène croissant et, de plus en plus, rapproché dans le temps : « Fort de sa compétence régionale sur le patrimoine et l’urbanisme, le secrétaire d’État Pascal Smet, a été contraint de surfer sur ces ultimes contestations, largement médiatisées, et qui, toutes, se sont déroulées dans l’espace public ».

Si la statue équestre du Roi Léopold II est mondialement connue, le buste du colonialiste Emile Storms l’est beaucoup moins. Qui est donc ce Storms (1846-1918) ? Un militaire belge désormais connu tel un prédateur sanguinaire, un criminel de guerre, un boucher-collectionneur de têtes coupées de chefs congolais insoumis à l’envahisseur occidental.

Dans une enquête publiée en 2018 par Paris Match, le journaliste Michel Bouffioux a exhumé l’histoire du crâne du chef congolais Lusinga Iwa Ng’ombe ainsi que les expéditions d’Emile Storms dans la région du lac Tanganyika. Des massacres au bout desquels Storms fera décapiter plusieurs chefs congolais. Le militaire ramènera en Belgique trois de ces crânes royaux. Pour les faire « trôner » sur la cheminée de son domicile de la chaussée d’Ixelles. Parmi ces restes humains figurait le crâne de Lusinga… 138 ans plus tard, celui-ci est toujours conservé à l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique ! Malgré quatre années de tractations, les restes du chef Lusinga Iwa Ng’ombe n’ont toujours pas été restitués à ses ayants-droits congolais...

En écho à la médiatisation de ce sordide épisode colonial, le bourgmestre d’Ixelles, Christos Doulkeridis, a cru pouvoir annoncer, le 28 mai 2020, le déboulonnage du buste d’Emile Storms pour le transférer au Musée de Tervuren (Africa Museum). Problème : le directeur dudit Musée, Guido Guyseels, renâcle des quatre fers. À la fois fâché sur certains points du deal passé avec le bourgmestre d’Ixelles, qu’il estima « non respectés », ainsi que sur la propension de ce dernier à faire du déboulonnage un coup médiatique… sans penser à l’y associer. Bref, Storms restera deux ans de plus au square de Meeûs ; régulièrement peinturluré en rouge par des activistes ; cette couleur symbolisant le sang des congolais que le militaire belge a fait massacrer.

Cependant, à la surprise générale, le démontage officiel du buste glorifiant l’un des criminels de la colonisation vient d’avoir lieu, ce 30 juin 2022. Deux ans après avoir été annoncé en fanfare médiatique, ce déboulonnage bruxellois – un évènement historique – s’est réalisé… de façon quasi clandestine, vers sept heures du matin, vite fait, mal fait, avec deux médias pour seuls témoins. Et pour cause : en procédant à ce démontage, la commune d’Ixelles a commis un acte illégal.

En effet, le square de Meeûs – au centre duquel se trouvait le buste de Storms – est classé : on ne peut donc toucher à l’un de ses éléments sans l’autorisation de la Région bruxelloise. Or, la commune d’Ixelles n’a pas reçu le permis d’urbanisme régional pour enlever le buste controversé…

Ixelles avait pourtant envoyé une demande de permis en mai 2020. Le dossier étant incomplet, la tutelle régionale avait exigé que la commune renvoie de nouveaux documents ; ce qu’elle n’a pas fait. Or, selon le Code Bruxellois de l’Aménagement du Territoire : « Si, dans les six mois de la notification du caractère incomplet du dossier, le demandeur ne communique aucun des documents ou renseignements manquants, la demande de permis est caduque ». La demande initiale est donc « caduque », kaput, périmée. Et aucune autre demande de permis d’urbanisme n’a été introduite depuis par la commune.

Bref, le buste de Storms a été enlevé illégalement. Ce que n’a pas manqué de dénoncer, auprès de la Région bruxelloise, Geoffroy Kensier (apparenté au parti Les Engagés), membre de l’opposition à Ixelles. À ce stade, pointent deux constats. Si Ixelles se voit ultérieurement sanctionnée pour le démontage illégal du buste de Storms, elle devra procéder à sa remise en place… colonialiste. Une situation grotesque qui relève, en réalité, de la guerre en coulisses que se mènent Région et communes bruxelloises sur la « décolonisation de l’espace public ».

Un conflit larvé que confirme le député régional Kalvin Soiresse (membre du même parti écolo que le Bourgmestre d’Ixelles) : « Je reproche au secrétaire d’État Pascal Smet [du parti Vooruit ; ex-PS flamand] de freiner le travail décolonial des communes bruxelloises », affirme le co-auteur d’une résolution sur la décolonisation de l’espace public, votée en 2019 par le parlement bruxellois.

« Anderlecht, Etterbeek, Forest ou Ixelles : plusieurs communes ont déjà entamé un travail en ce sens ! Et l’enlèvement interrompu du buste d’Emile Storms en est un exemple parlant. Nous avons été très surpris d’apprendre que Pascal Smets a envoyé un courrier à plusieurs communes bruxelloises pour leur demander de bloquer leurs initiatives décoloniales jusqu’au lancement du plan d’actions du gouvernement bruxellois. »

Pourquoi ce blocage temporaire ? « Le prétexte est notamment d’éviter les doublons. Ce qui relève de l’argument fallacieux ! », répond Kalvin Soiresse. « J’ai dit au secrétaire d’État qu’on ne doit plus brider le travail décolonial des communes et en faire un enjeu politicien de compétition entre communes et Région... On a beaucoup parlé dans ce dossier, maintenant, il faut passer à l’action ! »

Passer outre : c’est ce qu’a décidé de faire Christos Doulkeridis au petit matin du 30 juin (date symbolique de la fête d’indépendance du Congo). En écho, le député régional Kalvin Soiresse souligne que la décolonisation de l’espace public est devenue « politiquement sexy » : « Aujourd’hui, tous les partis et plusieurs personnalités politiques sautent sur ce sujet, se rendant compte que cette thématique dépasse les citoyens afro-descendants et touche de nombreux jeunes blancs pour lesquels, c’est devenu un sujet principal. »

Épisode précédent de la saga bruxelloise visant à « décoloniser l’espace public » : un rapport d’experts (universitaires et associatifs), assorti de recommandations concrètes, rendu le 17 février 2022 au gouvernement bruxellois. L’Exécutif régional étant censé s’en inspirer avant de concocter et dévoiler son plan d’actions.

« L’un des points sur lequel on sent bien que les recommandations des experts sont équivoques, c’est autour de cette question : que faire de la statue équestre de Léopold II qui fait face au square Patrice Lumumba [inauguré le 30 juin 2018] ? », s’interroge Véronique Clette-Gakuba.

Selon la spécialiste et chercheuse universitaire, « les experts ont bien rendu compte du fait que le statu quo n’était plus possible ; qu’il s’agit de produire quelque chose qui relève de l’exorcisme pour les générations futures ; que cette statue de Léopold II ne peut plus être visuellement accessible dans l’espace public ».

Dans cette perspective, trois propositions ont été adressées au gouvernement bruxellois. « La première consiste à recouvrir cette statue pour ne plus y être confronté au quotidien, en attendant de savoir qu’en faire précisément », résume la sociologue. « La seconde consiste à la faire fondre et transformer ce matériau (de l’étain et surtout du zinc pillé au Congo) en un monument dédié aux morts de la colonisation. Enfin, la troisième proposition serait de procéder au retrait de la statue et de conserver son socle vide. Celui-ci deviendrait un lieu de performances et d’événements temporaires liés à la décolonisation. »

La seconde proposition emporte l’adhésion de la sociologue bruxelloise. Il s’agit d’un concept créé, puis défendu au sein du groupe d’experts, par Laura Nsemgiyumva ; une artiste belgo-rwandaise célèbre pour ses performances de « Queen Nikkolah ».

« Faire fondre cette statue découle d’une véritable réflexion en termes de réparation », argumente Véronique Clette-Gakuba. « Une réflexion sur le zinc, sur sa provenance qui renvoie à l’extractivisme colonial belge ; sur le fait que ce type de matériau a été pillé, en quantité effroyable, au Congo, Rwanda et Burundi. Pour ensuite être transformé en monuments à la gloire du colonialisme belge et à la banalisation de l’asservissement des peuples colonisés... Oui, la fonte publique de cette statue de Léopold II serait un geste nouveau de restitution à la mémoire des victimes du colonialisme. »

Pour autant, la sociologue afro-descendante ne se nourrit guère d’illusions. « Sur ce point comme sur d’autres, le rapport manque cruellement de positionnement », déplore-t-elle. « Souvent, ce document oscille entre deux options diamétralement opposées. D’un côté, il y a le geste colonial habituel de conservation, de contrôle et du récit qui en découle, sans aucune réparation. De l’autre, il y a un geste qui vise à s’inscrire dans une nouvelle séquence : celle de la réparation et de la restitution. Or, ces deux options sont présentées comme équivalentes. Ce n’est pas du tout le cas ! Cette présentation faussée traduit aussi des dissensus importants au sein du groupe d’experts et aboutit – encore une fois ! – à une non-résolution du problème. »

« Ce rapport a l’avantage d’enlever au gouvernement bruxellois le prétexte de procrastiner », estime, pour sa part, le député régional Kalvin Soiresse. « Ce document devra servir un plan d’actions concrètes qui a été annoncé pour la rentrée, en septembre 2022 (…) Il revient au gouvernement bruxellois d’en choisir les meilleures formules pour bâtir son plan d’actions », ajoute celui qui milite depuis plus de onze ans pour une décolonisation de l’espace public (d’abord dans l’associatif, puis en tant qu’élu bruxellois depuis 2019).

Quoi qu’il en soit, cet interminable processus décolonial bruxellois, qui se caractérise par « un pas avant, deux pas en arrière », rappelle, historiquement, les atermoiements et sabotages de la classe politique belge de la fin des années 50 pour repousser indéfiniment l’indépendance du Congo-Kinshasa.

Olivier Mukuna
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