La féodalité en droit luxembourgeois des XIXe, XXe et XXIe siècles

« Entre les mains de… »

d'Lëtzebuerger Land vom 19.05.2023

La cérémonie du couronnement de Charles III, Roi du Royaume-Uni etc., comprenait un élément de pure féodalité. Son fils William, Prince de Galles, lui a prêté serment, tenant ses mains entre celles du roi : « I, William, Prince of Wales, pledge my loyalty to you. In faith and truth, I will bear unto You as Your liege man of life and limb. So help me God ». Geste féodal du vassal prêtant serment de loyauté et d’assistance entre les mains de son seigneur, qui n’a probablement pas frappé trop les esprits, tellement les éléments médiévaux dans cette cérémonie étaient nombreux.

Quid du Luxembourg ? Ce geste n’apparaît pas lors de l’accession au trône d’un nouveau Grand-Duc. C’est alors d’autant plus surprenant que la formule hautement féodale de « prêter serment entre les mains de … » se trouve dans plusieurs textes plus ou moins récents organisant l’État luxembourgeois.

À commencer par la Constitution encore en vigueur jusque fin juin 2023. On lit à l’article 57(3) : « La Chambre vérifie les pouvoirs de ses membres et juge les contestations qui s’élèvent à ce sujet. À leur entrée en fonctions, ils prêtent le serment qui suit (…). Ce serment est prêté en séance publique, entre les mains du président de la Chambre. » Pris à la lettre, les députés y apparaissent comme vassaux du grand Seigneur Fernand Etgen.

Rassurant de voir que le Constituant a récemment fait son travail en rayant cette formule bizarre car très empoussiérée du nouveau texte constitutionnel qui entrera en vigueur le 1er juillet et qui dispose en son article 67 (4) : « À leur entrée en fonction, les députés prêtent en séance publique le serment qui suit (…) ». L’âge de la féodalité au sens strict semble donc terminé dans la Constitution dès le 1er juillet 2023, sortant les députés des ténèbres médiévales.

Or, d’autres représentants de l’État ne jouissent pas de cette émancipation, même après le 1er juillet 2023, à commencer par les magistrats des juridictions judiciaires : « Le président de la cour [i.e., la Cour Supérieure de Justice] et le procureur général d’État prêtent ce serment entre les mains du Grand-Duc ou de son délégué. Les autres magistrats et fonctionnaires dénommés dans l’article 111 ci-dessus [i.e., tous les autres magistrats de l’ordre judiciaire] prêtent le serment lors de leur réception entre les mains du président de la cour ou du président du tribunal » (art. 113 de la loi modifiée du 7 mars 1980 sur l’organisation judiciaire ; « entre les mains de » apparaît aussi aux articles 56–2(3) et 140).

Notre formule féodale décrivant le rapport entre vassal et seigneur s’applique aussi aux juges des juridictions administratives et des autres fonctionnaires rattachés aux juridictions administratives (art. 28, 33, 68, 74, 92 de la loi modifiée du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l’ordre administratif) ainsi qu’aux membres de la Cour Constitutionnelle (art. 17 de la loi modifiée du 27 juillet 1997 portant organisation de la Cour Constitutionnelle : « La réception des membres de la Cour se fait à l’audience publique de la Cour Constitutionnelle. Les membres de la Cour prêtent serment entre les mains du Grand-Duc ou de la personne désignée par Lui »). Le cas de la Cour Constitutionnelle, du Tribunal Administratif et de la Cour Administrative est d’autant plus surprenant que les textes de loi y relatifs datent de 1996 et 1997 : à la fin du XXe siècle, le législateur luxembourgeois garde son langage médiéval, apparemment sans réflexion aucune sur les mots qu’il utilise.

Même histoire, en 2017, concernant la nouvelle loi sur l’organisation du Conseil d’État. Les membres du Conseil d’État « prêtent entre les mains du président [du Conseil d’État] le serment » et en cas « de renouvellement intégral du Conseil d’État, la prestation de serment des membres du Conseil d’État se fait entre les mains du Grand-Duc ou de son délégué » (art. 9), et les fonctionnaires du Conseil d’État « prêtent entre les mains du président du Conseil d’État le serment » (art. 38).

La Police, elle, se voit aussi imposer ces liens médiévaux dans la loi modifiée du 18 juillet 2018 sur la Police grand-ducale, art. 17 : « (…) Avant d’acquérir la qualité d’officier de police judiciaire, les membres du cadre civil énumérés à l’alinéa précédent prêtent, entre les mains du directeur général ou de son délégué, le serment suivant (…). L’octroi de la qualité d’agent de police judiciaire pour les membres du cadre civil visés à l’alinéa 4 est soumise à l’accomplissement de la formation prévue à l’alinéa 2, et la prestation de serment visé ci-dessus entre les mains du directeur général de la Police grand-ducale ou de son délégué. »

Même les communes n’y échappent pas : « (…) Le secrétaire ou le receveur en commun prête serment entre les mains du fonctionnaire désigné par le ministre de l’Intérieur en vue de présider l’assemblée (…) » (art. 16 de la loi modifiée du 23 février 2001 concernant les syndicats de communes).

Voilà seulement quelques exemples trouvés sans grande difficulté sur legilux.lu. Tout cela est bien surprenant alors que le législateur a montré, dès 1979, qu’il connaît une autre formule, elle, moderne : « Avant d’entrer en fonctions, le fonctionnaire prête, devant respectivement le ministre du ressort ou le ministre ayant l’Administration gouvernementale dans ses attributions ou leur délégué » [modification de 2018], le serment qui suit (…) » (art. 3(1) de la loi modifiée du 16 avril 1979 fixant le statut général des fonctionnaires de l’État).

D’aucuns diront que c’est le sens qui l’emporte ici sur la lettre. À cela on pourrait opposer plusieurs arguments, en voici deux. Premièrement, selon un principe bien connu parmi les juristes, « un texte clair ne s’interprète pas ». Or, « prêter serment entre les mains de … » a un sens très clair et précis : il faut juste connaître son histoire du droit et faire preuve d’honnêteté intellectuelle.

Deuxièmement, lors de la prestation de serment du Président Barack Obama en 2009 (cas qui évoque d’ailleurs des souvenirs d’une prestation de serment au Luxembourg en octobre 2000…), le président de la Cour Suprême des États-Unis lui a pré-récité le texte du serment par cœur, mais y a commis deux légères erreurs, l’une de préposition, l’autre dans l’ordre des mots, en disant « I will execute the office of president to the United States faithfully » au lieu de « I will faithfully execute the office of president of the United States ». Alors que les erreurs étaient minimes et qu’elles ne changeaient en rien le sens des mots, le président de la Cour Suprême John Roberts a préféré répéter avec Obama le serment, pour ainsi dire, en toute intimité le lendemain. La Maison Blanche a officiellement déclaré à ce sujet : « We believe that the oath of office was administered effectively and that the president was sworn in appropriately yesterday. But the oath appears in the Constitution itself and, out of an abundance of caution, because there was one word out of sequence, Chief Justice John Roberts will administer the oath a second time. »

Si les États-Unis « out of an abundance of caution » voulaient s’assurer du plus grand respect de la lettre du texte afin d’éviter toute discussion, le Luxembourg devrait se poser des questions et agir.

Car d’après la lettre du texte, ni la Chambre des députés, ni les juridictions judiciaires, ni les juridictions administratives, ni la Cour Constitutionnelle, ni les Parquets, ni le Conseil d’État, ni certaines parties de la Fonction publique ne seraient actuellement correctement composées, alors que personne n’a presté serment entre les mains de qui que ce soit : la prestation du serment se fait de façon moderne par simple lever de la main droite, presqu’à la boy-scouts.

Le Constituant a sur ce point bien fait son travail pour le texte constitutionnel en vigueur à partir du 1er juillet prochain. Que le législateur suive maintenant son exemple et adapte tous les textes législatifs en écartant cette formule féodale, avant qu’un avocat ne vienne remettre en question la validité d’une loi ou la composition utile d’un tribunal ou d’une Cour de justice. Au XXIe siècle, laissons jouer au seigneur et vassal les monarques britanniques, si cela les amuse…

Thierry Hirsch
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