À propos Des proches si lointains (Essai d’histoire sociale 1850-1920), le nouveau livre de Ben Fayot

La généalogie comme étude sociale

d'Lëtzebuerger Land vom 15.07.2022

La généalogie connait un boom, à en croire le dernier numéro du mensuel Historia. Or, Ben Fayot ne se limite pas à dresser le tableau généalogique de sa famille, il explore la vie des « petites gens » qui vivaient dans la ville de Luxembourg et ses faubourgs de 1850 à 1920. Son livre Des proches si lointains (Éditions de la Petite Amérique, 177 pages) comprend deux parties : d’une part la recherche des ancêtres, d’autre part un essai de micro-histoire sur le petit peuple de la ville de Luxembourg.

Les familles Rien que la lecture de la première partie est édifiante : le généalogiste Fayot raconte les deux familles Bastendorff-Fayot et Hildgen-Théato, avec comme personnage principal Willy Bastendorff, son arrière-grand-père, typographe, syndicaliste, époux de Joséphine Thibeau, et leur fille unique Maria Bastendorff qui épousa Bernard (Benn) Fayot, son grand-père. Pour chaque personne il a recherché les événements marquants, pour certains les sources étaient rares, pour d’autres, notamment pour Willy Bastendorff, les informations étaient plus abondantes. Autour des personnages-clés apparaissent les familles alliées ou amies, pour lesquelles Ben a également retracé la vie. Il dresse ainsi un panorama, outre des familles Bastendorff et Hildgen, des familles Thibeau, Mehlen, Knaff, Textor et Theato.

On y trouve des parcours passionnants, des enfants de famille modeste qui ont réussi leur ascension sociale, d’autres qui ont eu moins de chances, il y a ceux qui ont émigré, ne voyant sans doute pas de perspective dans le petit Luxembourg conservateur, et il y a ceux qui sont restés, essayant tant mieux que mal à s’adapter dans cette société qui évolue lentement. On découvre également le milieu des Français installés au Grand-Duché – le premier Fayot, Auguste, arriva de Paris à Luxembourg en 1868 avec son épouse et son fils Gustave et s’installa à Hollerich. Il était tailleur de gants et travailla à l’entreprise Auguste Charles et Cie. C’est l’occasion de s’étendre sur l’industrie de la ganterie, florissante au Luxembourg de l’époque.

Toutes ces vies s’inscrivent dans le développement du jeune Grand-Duché de Luxembourg, qui se dote d’administrations et d’institutions et qui a besoin de personnel, ce qui permet aux enfants des milieux populaires d’y trouver une place. Ce développement n’est pas que harmonieux : les petites gens vivent dans des conditions précaires. Ben Fayot fournit de nombreux détails sur les conditions de logement, sur les prix des loyers, sur les salaires qui permettent tout juste de subvenir aux besoins élémentaires et sur les conditions d’hygiène et de salubrité de cette ville de Luxembourg qui, après l’ouverture de la forteresse en 1867, commence lentement à ouvrir de nouveaux espaces à sa population jusque-là enserrée dans la Ville-Haute.

Mais c’est aussi l’occasion de montrer comment ces artisans s’organisent pour se défendre contre des conditions de travail difficiles et des rémunérations insuffisantes. Willy Bastendorff était engagé dans l’Association typographique, fondée en 1864, il en fut le président de 1900 à 1915. Sa vie fut consacrée au syndicalisme, de même que celle de Benn Fayot, le gendre de Willy et donc le grand-père de Ben, qui fut tantôt vice-président, tantôt secrétaire général de la même association jusqu’à la fin de sa vie professionnelle en 1954.

Le même engagement se trouve du côté de la famille maternelle, chez les Hildgen : Venant Hildgen, le grand-père de Ben, participa en 1916 à la création du LMAV (Luxemburger Metallarbeiter-Verband), il était membre de la direction de la Fédération nationale des cheminots (FNC, Landesverband) Il fut élu député sur la liste socialiste en octobre 1919, après des années sans succès, il retourna à la Chambre des députés en 1932 et y resta jusqu’en 1954.

Les conditions de vie La deuxième partie du livre fournit une description générale – c’est à dire qui n’est plus circonscrite aux membres de famille de l’auteur – des conditions de vie des classes laborieuses dans le pays, et dans la ville de Luxembourg en particulier. On y trouve un chapitre sur les conditions de travail, les horaires, la sécurité dans les ateliers, le travail des enfants ; sur la création des mutualités pour parer aux aléas des accidents de la vie, sur les débuts de la sécurité sociale ; sur la situation des enfants et l’instruction ; sur les femmes ; sur l’habitat, les dépenses de consommation, les habitudes alimentaires ; sur la pauvreté et sur la retraite.

Ces chapitres donnent ainsi un aperçu des législations sociales qui furent adoptées au cours de ces années et qui apportèrent des améliorations – si minimes qu’elles fussent – à la condition ouvrière, sans pour autant passer sous silence les abus qui continuaient à exister dans les ateliers et usines

Elle décrit aussi les innovations technologiques introduites progressivement dans le pays, le téléphone, la canalisation, les conduites d’eau, le tramway ; on y découvre les commerces qui se sont développés au fur et à mesure que les classes moyennes naissantes disposaient de revenus leur permettant d’acquérir sinon des articles de luxe, du moins des machines qui facilitaient quelque peu le travail ménager. On apprend que si les repas étaient frugaux dans la plupart des familles – peu de viande, beaucoup de pain et de pommes de terre, de fèves et de lentilles – il était néanmoins possible pour les familles argentées de se procurer huitres, moules et fromages étrangers dès 1844. Ne sont pas non plus oubliés les déménagements fréquents des familles de la nouvelle classe moyenne qui, ayant acquis une certaine aisance, cherchaient à améliorer leurs conditions de logement.

Le contrôle des naissances Ben Fayot n’oublie pas les aspects sociétaux : partant de la baisse de natalité qui s’est produite au Luxembourg catholique autant que dans les pays environnants, il se penche sur le phénomène de l’avortement, un sujet combien tabou. Il révèle qu’au cours du XIXe siècle, il y eut deux procès, en 1892 et en 1893, devant la Cour d’assises à Luxembourg pour des affaires d’avortement avec chaque fois des peines de prison pour les accusées. En revanche il y eut, entre 1840 et 1899, 54 procès pour infanticide ! Pour autant aucun débat n’eut lieu dans les journaux sur le sujet. Ce n’est qu’au début des années 1930 que le député socialiste Venant Hildgen, l’oncle de Ben Fayot, déposa une proposition de loi sur l’avortement, qui fut évidemment refusée par le parti de la droite et les libéraux contre les voix du parti ouvrier et d’un député indépendant de l’est.

En revanche, en 1936, l’abbé Jean Origer, député du Parti de la droite, déposa une proposition de loi pour réprimer les pratiques anticonceptionnelles et celles de l’avortement. Selon lui, la fréquence des avortements serait devenue effrayante !

Historien et citoyen engagé Il n’est pas possible d’insister sur la foule de détails qui se retrouvent dans ce livre, admirablement documenté – la bibliographie comprend dix pages –, mais la lecture s’impose pour tous ceux qui s’intéressent aux choses de la vie des gens du peuple qui sont si souvent les oubliés de l’Histoire car ils n’ont pas laissé de correspondance abondante ou de journaux intimes. Le mérite de Ben Fayot est d’autant plus grand qu’il innove dans cette recherche et qu’il s’efforce de relater en toute objectivité.

Évidemment derrière cette objectivité et impartialité à laquelle se doit tout historien, on sent l’homme engagé pour une société plus solidaire et plus égalitaire. Il ne s’en cache d’ailleurs pas, mais il ne s’y réfère explicitement que dans le dernier (court) chapitre du livre. Il est un homme de conviction, fier de ses racines et de sa famille dans laquelle plusieurs générations d’une famille « d’hier et d’aujourd’hui » se succèdent à des postes de responsabilité sociale et politique.

Il me reste un regret : Ben Fayot s’est arrêté à la génération de ses grands-parents, sans doute par pudeur et par respect pour la vie de ses parents. Néanmoins il cite par endroits sa mère et les souvenirs qu’elle lui a laissés ; c’est dommage, elle mériterait sans doute également une monographie ! Ces proches, par le lien familial, par l’engagement dans la société, ne sont finalement que lointains dans le temps.

Mady Delvaux-Stehres
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