Le gouvernement prépare une législation pour contrôler les concentrations dans le cadre des fusions d’entreprise. Les artisans plussoient. L’industrie s’y oppose

Holding the gun

« When the facts change, I change my mind », avait dit John Maynard Keynes. Franz Fayot reprend l’adage à son compte au sujet du
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 22.07.2022

Le déjeuner n’apparaît pas sur le calendrier officiel de la Commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager de sa dernière visite le 4 avril. Seuls sont indiquées ses réunions au Parlement, avec la ministre des Finances Yuriko Backes (DP), le ministre de l’Énergie Claude Turmes (Déi Gréng) et avec le Premier ministre Xavier Bettel (DP). La vice-présidente de la Commission mentionne toutefois rue du Marché-aux-Herbes qu’elle rencontre « l’industrie ». Cette entrevue s’incarne au détour d’une photo postée sur Twitter. Figurent notamment autour de la table dans cette petite salle du Cercle Munster : Jean-Louis Schiltz, vice-président de la Fedil et Claude Seywert, administrateur de ladite organisation patronale. Pour le ministère de l’Économie : Sascha Baillie, directrice de Luxinnovation, et Mario Grotz, DG industrie. Entre le plat et le dessert est évoqué la prochaine instauration des contrôles des concentrations au Luxembourg, seul pays européen à en être dépourvu. Les représentants patronaux glissent que le marché de référence des grandes entreprises doit être envisagé à l’aune de la Grande Région, et pas se cantonner aux frontières luxembourgeoises.

Le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), a viré sa cuti au sujet de cet examen ex ante des conditions dans lesquelles une entreprise envisage d’en acheter une autre. Le socialiste était d’abord contre. En juin 2014, le député Franz Fayot, président de la Commission de l’Économie, interrogeait ainsi : « La structure même d’un marché de la taille du Luxembourg favorise la formation de monopoles ou de marchés avec très peu de concurrents, donc très concentrés. Dans ces conditions, est-il désirable de limiter les concentrations ? Ou ne devrait-on pas plutôt s’inquiéter des comportements anti-concurrentiels résultant de telles situations ? » Philippe-Emmanuel Partsch, associé chez Arendt & Medernach et référence du droit de la Concurrence confirme: le degré de concentration est plus élevé dans une petite économie. « Assez vite, on se retrouve dans une situation où il y a deux trois quatre opérateurs », commente-t-il. Pour leur permettre de grandir ou de résister à la concurrence internationale, le législateur luxembourgeois avait opté pour un cadre légal minimaliste consistant à appliquer les règles en matière antitrust et d’abus de position dominante. « Une position dominante n’est pas illicite en tant que telle », précise l’avocat-associé. Clin d’œil de l’histoire, ce 4 avril en présence de la Commissaire Vestager, de Lodyss est servie à table. C’est l’eau produite par la Brasserie nationale. Son grand patron, George Lentz Jr a toujours manifesté son intention de mettre la main sur tous ses concurrents locaux pour attaquer la Grande Région. Battin est tombée dans l’escarcelle. La Brasserie Simon à Wiltz lui résiste. La manœuvre lui permet aussi de mieux affronter le géant InBev, présent au Grand-Duché via Diekirch et la Brasserie du Luxembourg. Le Conseil de la concurrence a les deux leaders du marché dans le viseur. Dans une enquête sectorielle publiée en 2019, l’autorité veillant à une saine compétition avait sous-entendu un abus de position dominante dans le circuit de « consommation de bière hors domicile », notamment via des contrats d’exclusivité passés avec les locataires des cafés. Jean-Louis Schiltz siège au conseil d’administration de la Brasserie nationale, tout comme dorénavant (depuis le 22 juin) Anouk Agnès, fraîchement partie du cabinet du Premier ministre. Frédéric de Radiguès, directeur général de la brasserie de Bascharage, est administrateur de la Fedil.

Un communiqué diffusé mardi par la Commission européenne explique l’une des raisons au revirement du ministre de l’Économie. Pour l’exécutif européen, les entreprises Grail et Lumina ont enfreint le règlement de l’UE sur les concentrations en concluant leur fusion alors que l’enquête de Bruxelles était en cours. En avril 2021, la DG Comp avait accepté d’examiner le projet de fusion de ces deux entreprises américaines de la santé à la demande de six États-membres. « La Commission a fait pression sur les autorités nationales pour qu’elles lui renvoient cette affaire », précise Philippe-Emmanuel Partsch. L’acquisition n’avait pas atteint les paliers de la réglementation européenne sur les fusions, liés au chiffre d’affaires réalisé sur le Vieux continent. (Une concentration est de dimension européenne lorsque le chiffre d’affaires total mondial des entreprises concernées est supérieur à cinq milliards d’euros et que le chiffre d’affaires individuel dans l’UE d’au moins deux de ces entreprises est supérieur à 250 millions d’euros.) Ni la Commission, ni les autorités en charge de la concurrence dans les États-membres ne pouvaient s’en saisir de fait. Les services de Margrethe Vestager ont ainsi provoqué une saisine (résolument politique) de ses services pour se prémunir d’une concentration dans un secteur en particulier, ici le séquençage génétique en vue du diagnostic du cancer, une niche d’importance pour Bruxelles. « Un changement d’approche », avait tweeté le Conseil de la concurrence luxembourgeois. « Cela donne aussi la possibilité à tout intéressé de dénoncer certaines opérations à la Commission qui ne lui auraient pas été notifiées. C’est une sorte d’appel d’air qui est créé en faveur d’un contrôle national des concentrations au Luxembourg », analyse Philippe-Emmanuel Partsch. La compétence de la Commission a été validée par le Tribunal de l’UE le 13 juillet dernier.

L’absence de contrôle des concentrations ex ante a aussi généré une certaine insécurité juridique. Le dossier Enovos la matérialise. Après son acquisition des entreprises Paul Wagner et PowerPanels, la Fédération des artisans avait saisi en 2018 le conseil de la concurrence pour dénoncer la concentration du groupe principalement capitalisé par l’État sur le marché de l’énergie. Elle avait été déboutée faute de compétence du Conseil. L’organisation patronale a répété son courroux fin 2020 quand Enovos Services a pris une participation majoritaire dans Minusines, leader sur le marché et auprès duquel de nombreuses sociétés s’approvisionnent. « Avec ces acquisitions, Enovos contrôle toute la chaîne de valeur du secteur, en commençant par la vente de matériel en passant par l’installation jusqu’à la vente d’énergie. En outre, en raison de sa position de quasi-monopole sur le marché de l’énergie, Enovos détient des informations commerciales d’un énorme réservoir de clients », s’était emportée la Fédération des artisans. La boulimie d’Enovos, liée à une volonté d’avoir un champion national d’envergure capable de résister à un concurrent étranger, a été l’une des raisons pour lesquelles les ministres de l’Économie socialistes Jeannot Krecké puis Etienne Schneider ont écarté tout contrôle des concentrations. Enovos est aussi l’une des raisons pour lesquelles leur successeur, Franz Fayot, se dirige vers ledit régime, pas prévu dans l’accord de coalition. Au Land, le secrétaire général de la Fédération des artisans, Romain Schmit, écrit : « On s’est arrangé avec Enovos. Par contre, on a obtenu que le ministère de l’Économie travaille sur le dossier du contrôle des concentrations. » De plus et d’une manière plus générale, si une juridiction-tiers est saisie d’un dossier, « il se peut qu’elle ne voie pas nécessairement de la même manière dans quelle mesure une transaction impacte le marché luxembourgeois », réagit Philippe-Emmanuel Partsch.

En fin de semaine dernière, le ministère de l’Économie a publié son bilan de la consultation publique en vue de l’introduction d’un contrôle national des concentrations. Dix réponses au questionnaire ont été reçues. Cinq émanent de fédérations professionnelles, deux d’entreprises individuelles, une d’un cabinet d’avocats, une d’un cabinet de conseil et une d’une association de consommateurs. Le rapport tait poliment le « Non » (souligné) de la Fedil. « Un régime national est non seulement souhaitable, mais aussi largement souhaité par les parties intéressées », lit-on dans le bilan des services de Franz Fayot. Or, dans le questionnaire rendu par la Fedil, à l’affirmation selon laquelle il est nécessaire d’introduire un tel instrument de contrôle des concentrations, l’organisation patronale avait répondu par la négative. « L’impact de la concurrence régionale, voire internationale est tel qu’un nouveau régime de contrôle des concentrations purement national ne fera que peu de sens. Nous estimons qu’il serait plus opportun d’instituer un système de concertation facultatif très simple, permettant d’assurer la sécurité juridique des entreprises », écrit ainsi le lobby dans une réponse que le Land a pu consulter. On y retrouve la volonté de ne pas limiter le marché étudié aux seul marché luxembourgeois.

Dans son résumé, le ministère de l’Économie souligne sa volonté d’empêcher les effets négatifs d’éventuelles concentrations pour le consommateur. Nonobstant l’intérêt qu’ont les regroupements en termes de synergies et d’économies d’échelle. Les spécificités liées à la taille du pays mènent à des questionnements sur le système de notification (obligatoire, volontaire ou hybride), sur la détermination des seuils qui déclencheront la compétence de l’autorité (point critique), mais aussi sur la détermination des marchés pertinents. On apprend dans la partie sur les procédures que lorsque l’opération a été notifiée, il convient de ne pas la réaliser avant que l’autorité ne se soit prononcée. C’est l’obligation de stand still. En écho à l’affaire Grail-Illumina, on lit :« Le non-respect de cette dernière obligation est connu sous l’expression de gun jumping ».

Il est bien question ici d’une arme, une arme politique à disposition des gouvernements et de leurs autorités en charge de la supervision de la concurrence. Le ministère de l’Économie relève que des États membres élaborent certains critères « de nature plus politique, autres que l’intérêt général de préservation de la concurrence et le bien-être qui en découle pour le consommateur ». Ainsi, sous certaines conditions prédéfinies, « une opération considérée comme restrictive de la concurrence peut néanmoins être autorisée ou une opération non problématique pour la concurrence, finalement être bloquée ». Il est question de la protection d’intérêts stratégiques. Et un autre dossier parlementaire justifie le passage au contrôle des concentrations. La Commission permet maintenant de légiférer pour filtrer les investissements directs étrangers (une initiative du président de l’exécutif européen Jean-Claude Juncker qui avait parlé en 2017 d’investment screening). En déposant une proposition de loi, le CSV avait tordu le bras au gouvernement pour qu’il introduise un projet de loi qui permettra à l’exécutif d’intervenir en amont sur les transactions liées aux infrastructures et à la sécurité publique. « L’apparition de nouveaux types d’investisseurs, tels que des entreprises publiques en lien avec des gouvernements étrangers, a suscité certaines craintes, tant au niveau européen que parmi les États membres, que certains investisseurs n’acquerraient pas une entité pour des raisons purement économiques, mais pour accéder à des technologies, informations, biens ou services essentiels pour la sécurité d’un État », est ainsi motivée la loi en cours de discussion. L’achat d’actifs stratégiques comme le port du Pirée ou de l’aéroport de Toulouse par des groupes chinois pourrait être bloqué dans ce cadre. La tentative de prise de contrôle du géant allemand de la robotique Kuka par la société chinoise financée par Pékin Midea aussi. Qu’en seraient-ils des injections de capital chinois dans la BIL, Cargolux ou encore Enovos ?

Dans le cadre du contrôle des concentrations, l’autorité de la concurrence devra aussi surveiller les killer acquisitions, ces situations dans lesquelles une entreprise bien établie acquiert une cible plus petite, mais au fort potentiel et qui menace de tuer dans l’œuf toute concurrence. La possibilité pour les États membres d’attirer l’attention de la Commission intéresse cette dernière, justement dans le cadre de ces acquisitions prédatrices avec pour exemple la fusion Grail-Illumina. Puis, le Digital Markets Act, en cours de finalisation à Bruxelles, imposera aux grands acteurs du numérique comme Amazon, qui a son siège européen au Luxembourg, de notifier toute acquisition. Le conseil européen a finalisé lundi les dernières règles en la matière.

Avec l’instauration d’un régime de contrôle des concentrations en amont, le Conseil de la concurrence prendra du poil de la bête et devra s’étoffer. L’institution aujourd’hui considérée comme un tigre de papier occupe 22 personnes avec quatre conseillers effectifs, cinq suppléants (issus principalement de la magistrature et qui siègent dans les formations collégiales), dix collaborateurs permanents et trois conseillers non-gouvernementaux. Le ministère de l’Économie ne sait pas encore dans quelle mesure les effectifs augmenteront mais assure que ladite autorité disposera des ressources nécessaires. Elle va d’ailleurs bientôt gagner en indépendance et en moyens par le vote en cours du projet de loi 7479 transposant une directive européenne pour renforcer le réseau européen d’autorités de la concurrence. Le Conseil d’État a rendu son avis complémentaire la semaine passée. Pour ce qui concerne le contrôle des concentrations, après cette phase de consultation (d’une transparence inédite et remarquable), on entre dans la phase de rédaction du projet de loi pour un dépôt espéré au printemps 2023. Une fois ces textes votés, l’instance dirigée par Pierre Barthelmé (CSV) pèsera de tout son poids sur l’économie nationale avec le pouvoir de vie ou de mort sur des transactions qui créent une position dominante sur un marché.

Pierre Sorlut
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