La récession se profile dans un contexte de forte inflation. Les pays vertueux comme le Luxembourg ou la Suisse luttent pour ne pas être contaminés

Craquements

Musée de la BCEE
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 22.07.2022

Le graphique de la croissance économique mondiale sur les cinquante dernières années ressemble beaucoup à un paysage de haute montagne, avec une succession irrégulière de creux et de pics. Mais les creux ne sont ni nombreux ni très profonds car ils correspondent surtout à des ralentissements, avec une progression faible, mais bien réelle de l’activité (0,6 pour cent en 1975, 0,4 pour cent en 1982, 1,5 pour cent en 1991). Il a fallu attendre 2009 pour que survienne la première récession depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec une baisse-plutôt modérée de 1,3 pour cent du PIB planétaire.

Selon la Banque mondiale, le creux de 2020 a été davantage marqué (-3,3 pour cent), mais cette moyenne est faussée par le chiffre de la croissance chinoise (2,3 pour cent), très sujet à caution par ailleurs. Dans un grand nombre de pays, le recul du PIB a été supérieur à huit voire dix pour cent (France, Italie, Inde, Royaume-Uni, Espagne), des niveaux inconnus depuis les années 30. D’autres ont limité les dégâts comme l’Allemagne (-4,9 pour cent), les États-Unis (-3,5 pour cent) et le Luxembourg (-1,8 pour cent). Mais cette chute a été plutôt bien supportée, car pour une fois elle n’était pas due à des causes financières ou économiques mais à une pandémie d’une ampleur jamais vue depuis 1918, face à laquelle les gouvernements se sont mobilisés pour en atténuer les effets sanitaires, mais aussi économiques et sociaux. On s’attendait donc à un rebond rapide, dès lors que la situation épidémique s’améliorerait.

De fait, et bien que le virus ait continué sa progression, une forte reprise a eu lieu dès 2021 avec une croissance mondiale de 5,8 pour cent en moyenne, contre 3,1 seulement sur les années 2017 à 2019. Dans le passé, des hausses soutenues du PIB ont toujours été observées après un ralentissement (1976, 1984, 1994, 2004) ou une récession (2010). L’année 2022 s’annonçait bien, même si dès l’été 2021 sont apparus des pénuries causées par la vigueur du rebond économique et si un « retour à la normale » progressif était attendu. En janvier dernier les prévisions pour l’année allaient de 4,1 pour cent pour la Banque mondiale à 4,9 pour cent pour le FMI en passant par 4,5 pour cent pour l’OCDE.

C’était avant que le conflit en Ukraine ne provoque une véritable « onde de choc » sur l’économie mondiale, selon l’expression utilisée par la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen. Dès qu’il est apparu que la guerre serait durable, et que les pertes humaines, les destructions et les sanctions auraient un impact planétaire, les prévisions ont été ajustées à la baisse. Selon la Banque mondiale, la croissance mondiale devrait être ramenée de 5,7 pour cent pour cent en 2021 et à 2,9 pour cent en 2022. C’est une division par deux, « plus du double de la décélération enregistrée dans les années 70 à la suite du premier choc pétrolier ». Dans les pays riches, on passerait de 5,1 pour cent en 2021 à 2,6 pour cent en 2022 et seulement 2,2 pour en 2023. Dans les pays émergents et en développement, la croissance devrait chuter de 6,6 pour cent en 2021 à 3,4 pour cent en 2022, bien en deçà de la moyenne annuelle de 4,8 pour cent sur la période 2011-2019. Les chiffres de l’OCDE et du FMI sont un peu plus optimistes.

Pour l’instant il n’est pas question de récession, qui signifie une baisse du PIB, mais de ralentissement. Mais elle pourrait parfaitement se produire dans certains pays, surtout les plus exposés aux problèmes d’approvisionnements en énergie et en matières premières, en produits agricoles et en composants industriels. Ils sont nombreux. De fait un « scénario récessionniste » mondial est bien à l’étude dans les grandes organisations internationales. On pourrait alors avoir affaire à une situation totalement inédite. Il ne s’agirait plus de « stagflation », une configuration bien connue dans les années 70 et 80 qui associe faible croissance et forte inflation (d’Land, 21.01.2022) mais de la concomitance d’un recul du PIB et d’une inflation soutenue (il faut remonter à plus de quarante ans pour trouver des niveaux comparables à ceux du premier semestre 2022). Ce serait la première fois dans l’histoire des pays développés depuis 1945. Cette éventualité laisse les économistes en grand désarroi car ils ne savent pas trop comment la traiter. Les remèdes classiques de la lutte anti-inflation, comme la hausse des taux d’intérêt, pourraient en effet aggraver la récession.

Le risque est bien réel, car déjà des craquements sinistres se font entendre dans divers domaines. Du côté des entreprises, le Secrétaire général de l’OCDE, Mathias Cormann, déclarait dans un rapport publié en mars 2022 que « les mesures de soutien et les conditions de prêts favorables ont entraîné les PME vers des niveaux d’endettement élevés qu’il faudra résorber ». Un peu partout dans le monde, les défaillances d’entreprises augmentent très rapidement. En France, une étude du cabinet Altares fait état d’une hausse préoccupante de 49 pour cent au deuxième trimestre 2022 par rapport à la même période de 2021. Depuis février, la tendance à la hausse s’accélère nettement avec une augmentation mensuelle moyenne de 45 pour cent.

S&P Global Market Intelligence a publié fin juin les résultats d’une enquête montrant « une forte détérioration de la croissance économique de la zone euro », la plus sévère depuis novembre 2008, soit au plus fort de la crise financière mondiale. Elle est marquée par la diminution de la production manufacturière au printemps 2022, pour la première fois depuis deux ans, recul illustré par le cas du marché automobile européen. Toujours impacté par les pénuries, il a connu une baisse de 13,7 pour cent au premier semestre par rapport à la même période en 2021. Juin a été le douzième mois consécutif de baisse et le pire depuis 1996. Avec à peine plus d’un million d’immatriculations, c’est 17 pour cent de moins qu’en juin 2021 et même moins qu’en juin 2020 en pleine crise sanitaire. Les marchés français et italien ont le plus souffert avec des baisses respectives de 16,3 et 22,7 pour cent sur le semestre.

Les marchés financiers sont à la peine. En Europe, les principaux indices sont revenus à leur étiage de début mars, juste après le début du conflit russo-ukrainien, qui était fort bas. L’Euro Stoxx 50 a perdu 18 pour cent depuis le 1er janvier. Le DAX allemand a cédé 19 pour cent, le CAC 40 français un peu moins (-16 pour cent). Aux États-Unis, le Dow Jones a également baissé de quinze pour cent en 2022. Les marchés ayant la réputation (discutée) d’anticiper les tendances de fond de l’économie, leur évolution depuis plusieurs mois n’incite pas à l’optimisme. S’agissant de l’Europe, deux indicateurs sont encourageants, mais ils doivent être considérés avec prudence.

Le chômage est au plus bas depuis qu’Eurostat suit cette variable en 1998. En mai, il atteignait 6,6 pour cent de la population active dans la zone euro et 6,1 pour cent dans l’UE avec toujours de fortes divergences selon les pays. Mais il reste élevé (plus de treize pour cent) chez les moins de 25 ans et la situation, qui tient autant au fort rebond d’après-Covid qu’à des facteurs démographiques, aura de la peine à résister à la détérioration annoncée de la conjoncture. Les prix de l’immobilier ont continué leur forte progression en 2021 et l’ont poursuivie début 2022, mais la hausse rapide des taux pourrait compromettre la solvabilité des ménages et conduire à une contraction de la demande et une « correction des prix ». Le seul point positif est que, dans de nombreux pays, le surplus d’épargne accumulé lors des confinements en 2020 et de diverses restrictions en 2021 n’a pas encore été dépensé et constitue une réserve pour soutenir la consommation et éviter la récession, comme l’a reconnu Janet Yellen.

Îlot de fraîcheur

Le Luxembourg a fait preuve d’une grande résilience pendant la crise sanitaire. En 2020, son PIB ne s’est contracté que de 1,8 pour cent selon le FMI alors qu’il chutait de deux à six fois plus dans les pays voisins. Ce qui n’a pas empêché le Grand-Duché de connaître lui aussi un fort rebond en 2021 avec une croissance de 6,9 pour cent. Selon le FMI, qui a rendu en juin un rapport sur l’économie luxembourgeoise, suite à sa mission réalisée en mars, ce bon résultat est dû à la performance du secteur financier, « qui a contribué au redressement rapide du pays après la pandémie, et qui continue d’afficher de solides marges de capital et de liquidité ». Avant même la crise sanitaire la croissance économique du Luxembourg était plus rapide que celle des pays voisins.

Le document est plutôt optimiste malgré le contexte délétère. Comme dans le monde entier la prévision pour 2022 a dû être revue à la baisse, avec un PIB qui devrait connaître une progression de deux pour cent en volume au lieu des 3,5 pour cent prévus fin 2021. Mais en 2023, la croissance pourrait être de quatre pour cent dans le scénario le plus favorable. Avec une dette publique de 24,4 pour cent du PIB (un des meilleurs niveaux en Europe, sachant que l’Allemagne est à 69 pour cent, la Belgique à 113 et la France à près de 116 pour cent), une situation de plein-emploi et une hausse soutenue des prix de l’immobilier (+12,8 pour cent au premier trimestre par rapport à la même période en 2021), le Luxembourg fait figure d’îlot de prospérité dans un monde agité.

Reste à savoir combien de temps peut durer une telle situation pour un petit pays dont l’économie est aussi imbriquée dans les échanges internationaux si la conjoncture mondiale se dégrade. Le FMI prévoit déjà que le secteur financier marquera le pas en 2022 sous l’effet de la baisse des marchés et des hausses de taux. Des goulots d’étranglement persistants, notamment des pénuries de main-d’œuvre, réduisent l’offre et alimentent une inflation déjà boostée par la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires. « Des déséquilibres en matière de logement persistent » et pour couronner le tout la confiance des consommateurs est en berne.

Les mesures de soutien aux ménages et aux entreprises, pour un montant de deux pour cent du PIB sont appréciées du FMI qui note que le Luxembourg dispose d’une « ample marge de manœuvre budgétaire ». Mais comme dans d’autres pays qui cherchent à protéger le pouvoir d’achat, il est difficile de savoir combien de temps ce dispositif peut durer et quelles seront les conséquences de l’arrêt des mesures de soutien.

Georges Canto
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