Crise du théâtre

Une cigale, ça trompe énormément

d'Lëtzebuerger Land du 27.07.2000

Osons ! Alors que la presse luxembourgeoise vante unanimement les mérites du théâtre luxembourgeois, présent avec trois productions théâtrales au festival d'Avignon cette année, osons émettre un doute, une critique, quitte à passer pour d'éternelles mauvaises langues. Mais contrairement aux apparences, tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes théâtraux. Osons même plus, avancer que le théâtre est véritablement en crise en ce moment. 

Bien sûr qu'il est important et remarquable que la troïka Claude Frisoni-Marc Olinger-Philippe Noesen ait réussi à établir des liens assez forts avec des théâtres à Avignon (du Bélier et du Chêne Noir) pour soit y jouer une production autochtone dans le Off (La traversée de l'hiver de Yasmina Reza, mise en scène par Marc Olinger et Les derniers seront les premiers de Claude Frisoni, mise en scène pas Philippe Noesen) soit même être associés à une co-production dans le In - une première ! - (L'avare de Molière, mise en scène par Gérard Gélas). Pour une scène de théâtre qui se veut sérieuse et tient à se développer, l'ouverture sur l'étranger, notamment par le biais de coproductions, et la présence sur ce grand marché du théâtre est vitale. Mais la saison, avouons-le, a été tristement terne. On s'ennuie beaucoup au théâtre ces derniers temps, dans des pièces de gentil divertissement avec toujours les mêmes recettes. 

Car, si aux portes de l'Europe, une guerre ravage un pays, que le Luxembourg participe aux bombardements, peut-on toujours manger sur scène en se querellant gentiment ? Si, à Vienne, les artistes sentent leur liberté d'expression menacée et occupent des théâtres, peut-on en faire abstraction, ne pas réagir, continuer son bonhomme de chemin ? Tout se passe comme si les théâtres institutionnels avaient la certitude de leur pérennité avec un certain rythme de croisière. Comme si les directeurs, installés à vie dans leurs fauteuils - loin d'être confortables, parce que constamment dépendants du politique et de commissions pas toujours compétentes, les mains liées par des budgets riquiqui - étaient de guerre lasse. Cela manque d'enthousiasme, de contestation, de débat, de réflexion.

Lors de l'exposition Wat en Theater ! dédiée au Théâtre des Capucins (en 1997/98 au Musée d'Histoire de la Ville de Luxembourg), Guy Rewenig avait tenté de lancer un débat sur la nomination à vie des directeurs de théâtre. Tout le monde en a pris acte et s'est montré « ouvert au débat », mais bien sûr, rien ne s'est passé. Car il n'est qu'humain de se démotiver à force de lutter contre les problèmes structurels, mais le théâtre mérite mieux, un changement de directeur artistique tous les cinq, dix ans permettrait une nouvelle approche à chaque fois et imposerait à ce directeur ou à cette directrice de vraiment penser sa programmation. Mais il devrait alors être seul maître à bord et avoir entière liberté. 

Il est vrai que de nombreux problèmes structurels demeurent, à commencer par les subventions, toujours beaucoup trop timides, notamment pour les petites troupes privées comme le Centaure et le Théâtre des Casemates. Après qu'ils aient tiré la sonnette d'alarme à la fin de l'année dernière, le budget de l'an prochain devra prouver si le ministère de la Culture réussit à dénicher plus d'argent pour les théâtres. Car le statut des intermittents du spectacle, effectif depuis cette année, fera aussi augmenter les coûts de production. 

Dans un portrait du magazine Theater heute, André Jung raconte être parti du Luxembourg dans les années 1970 parce que le théâtre politique allemand était mille fois plus intéressant que les éternels galas Karsenty et leur théâtre de boulevard léger. Les choses ne semblent guère avoir changé depuis, du côté des institutionnels, et si le Théâtre municipal est fermé pour transformations, le Théâtre des Capucins assume ce rôle. Au Luxembourg ces derniers temps, théâtre public rime avec divertissement classique, mais certainement pas avec politique. 

Bien sûr qu'on a bien ri dans le Pir Kremer-Owend ; bien sûr aussi que monter une pièce d'un nouvel auteur luxembourgeois (Nom Begriefnes de Paul Scheuer) est une mission essentielle d'un théâtre autochtone, même si l'expérience ne réussit pas toujours, mais franchement, Guitry, Goldoni, Molière... y'en a marre ! Cette idée de théâtre est révolue, à force, il ne faut pas se leurrer, les gens déserteront les salles, peu à peu. Les jeunes avant tout, parce que ce théâtre-là ne dit absolument rien sur le monde. Côté esthétique, on a eu un splendide Beckett x 3 (Zametzer) puis l'intéressant drame social canique Die Froschkönigin (Kerstin Specht/ Guig Jost), mais voilà à peu près tout ce que l'on retiendra de cette morne plaine. 

Restent les théâtres privés, en marge. Le Théâtre national surtout, qui essaye de dire le monde, de le représenter, avec une onirique Tempête (Shakespeare/Hoffmann), un douloureux et poignant collage Godot/Aufstand (Beckett/Muller/ Nattermann) et Große Szene am Fluss (Dorst/Paulin). 

À la Kulturfabrik à Esch, de jeunes acteurs proches de Namasté montèrent avec Twentieth Century Blues un saisissant témoignage sur la condition humaine durant le siècle passé, où Paul Celan côtoya Brecht, qui vous nouait les tripes en plus, sans aucun doute un des spectacles les plus importants de la saison. Intéressant, Bartsch Kindermörder le fut également (Reese/Paulin), une pièce oppressante sur la pédophilie, dans la même Kulturfabrik (produit par l'APTC). Au Centaure, on découvrit Eric Domenicone à la mise en scène, avec son astuce des marionnettes pour Faut pas payer ! de Dario Fo.

Le théâtre allemand est en très nette régression dans tout cela, presque inexistant même, les décideurs étant actuellement plutôt francophiles. Mais surtout, ce théâtre manque de sang neuf, aussi bien sur que devant la scène. Seule Marja-Leena Juncker déniche encore les nouveaux talents d'acteurs, par son engagement au Conservatoire, et elle joue pour cela un rôle charnière au théâtre au Luxembourg. 

Mais sur les scènes du TOL, Capucins et Esch, il semble s'être constitué quelque chose comme une « troupe » francophone qui tourne dans tous les rôles parmi ces trois scènes. Il est vrai aussi que la contestation, l'appel à la révolution contre l'establishment ne vient pas des propres rangs du théâtre. Les anciens révolutionnaires ont aujourd'hui eux-mêmes cinquante ans. Les jeunes talents, qui existent, s'ennuyen ici, s'exilent de suite et ne reviennent que sporadiquement. Mais ils n'ont pas envie de remettre en question le système. 

La critique aussi est en crise. C'est probablement une action réciproque. Impossible de trouver des passionnés de théâtre qui veuillent bien couvrir l'actualité d'une maison, d'une saison. Non merci, nous dit-on, mais j'irai au cinéma ou je lirai un livre durant ce temps-là. Alors les professionnels de théâtre entendent toujours le même son de cloche, plutôt des compte-rendus bienveillants la plupart du temps au lieu d'une réelle confrontation, ils doivent s'en lasser aussi. 

Peut-être que le problème essentiel du théâtre (comme tant d'autres domaines) au Luxembourg est là, dans ce consensus mou, où « tout le monde a gagné » tout le temps, comme à l'École des Fans, ce qui n'est en fait qu'une preuve que ce théâtre n'est pas vraiment pris au sérieux, qu'il ne fait pas vraiment mal. Or, on le sait, les choses n'avancent réellement que dans la rupture. 

 

Pour lire nos critiques des pièces citées : www.land.lu

 

josée hansen
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