Autorités publiques et entreprises se gardent de tout alarmisme, mais se préparent à une crise profonde du fait des dégâts générés par la seule incertitude liée au Covid-19

Battre la maladie de la peur

d'Lëtzebuerger Land du 06.03.2020

Déni « Waat de Wuerenbestand ugeet sin mer gudd an et geseit net aus wéi wann gréisser Rupturen ouni Alternative kommen géifen », répond le responsable de la communication de Cactus, Marc Hoffmann, aux interrogations du Land au sujet d’éventuelles ruptures de stocks. Ces derniers jours, ont circulé des photos de rayons de produits secs dévalisés en Allemagne, en France et en Italie. Un zèle de prudence alors que l’épidémie de coronavirus s’étend. Au Grand-Duché, seuls les espaces réservés aux liquides désinfectants pour les mains restent vides. « On attend qu’ils laissent partir les bateaux de Chine. » « Si j’avais su, j’aurais fait du stock et revendu ça au marché noir. » Les employés des magasins en rigolent. Lheure n’est pas à la panique ici.

L’épidémie de coronavirus, encore bien circonscrite ici, mais de plus en plus menaçante dans les pays voisins, ne semble guère inquiéter la coalition gouvernementale, surtout pas les responsables des Finances et de l’Économie. Pierre Gramegna (DP) et Franz Fayot (LSAP) promeuvent le Luxembourg de l’espace et des fintech à Rome, Florence et Sienne cette semaine. « Business as usual », titre le Wort mardi dans un article qui répond à la question de savoir si les ministres seront testés à leur retour. Non, puisqu’ils évitent les zones à risque (à 140 kilomètres près) conformément aux consignes du ministère de la Santé lundi. « Mais qu’en sera-t-il dans quatre jours quand le ministre de l’Économie rentrera pour participer à un événement à la Lhoft (Luxembourg House of Financial Technologies) sur l’inclusion financière en Afrique ? », se demande-t-on. En fin de semaine passée, Franz Fayot participait à un conseil Compétitivité à Bruxelles. Le super-commissaire Thierry Breton, à côté duquel le nouveau ministre de l’Économie pose pour la galerie, y a invité les États-membres « à suivre de très près la situation » pour, le cas échéant, prendre les mesures nécessaires, nous raconte un représentant du ministère de l’Économie présent à la réunion bruxelloise, mais resté cette semaine boulevard Royal afin de veiller au grain. Il nous explique encore que l’ancien ministre (Économie), patron (Bull, Thomson, France Télécom et Atos) et enseignant (Harvard Business School) français a prévenu des menaces sur la chaîne d’approvisionnement.

Micro-initiatives L’UE est mobilisée à ce sujet. Au cours d’une conférence de presse XXL lundi, la présidente de la Commission Ursula Von der Leyen a fait de l’économie l’un des trois piliers sur lesquels l’action européenne doit se baser. Les ministres des Finances de l’Eurogroupe se sont téléphoné mercredi. « Dans la situation actuelle, l’Union européenne doit agir ensemble et montrer sa solidarité. Il est nécessaire de prendre des mesures communes, fortes et décisives pour protéger nos économies et afin de contrecarrer le ralentissement économique provoqué par le virus Covid-19 », a fait savoir Pierre Gramegna à l’issue de l’échange. Dans un entretien avec 100,7, il indique qu’aucune mesure d’urgence ne s’impose pour l’instant. On ajoute rue de la Congrégation que les finances publiques sont saines et que la marge de manœuvre budgétaire existe si besoin. Mais rien de concret ne se dessine pour l’heure. On ne parle plus du stimulus fiscal évoqué lundi par le commissaire Paolo Gentiloni.

Les responsables politiques tâtonnent. Des entreprises prennent les devants. Chez KPMG, on invite ceux qui reviennent des régions à risque élevé (Iran, Wuhan en Chine ou villes italiennes ciblées), « Zone 1 », à la self-quarantine. Idem à la Bil pour les voyageurs originaires de l’Empire du Milieu. Les autres doivent contacter le service « People Care » à leur retour. En général, ceux qui sont passés par les régions à risque modéré, « zone 2 », doivent surveiller les symptômes. Les voyages dans les zones 1 et 2 sont déconseillés, voire interdits. Dans bon nombre de sociétés consultées, le télétravail apparaît comme une alternative possible. La CSSF publie sur son site depuis le début de la semaine la marge de manœuvre pour les opérateurs financiers. L’inquiétude et le degré des mesures de prévention croissent en fonction de la taille des boîtes. Dans les plus grandes, on exige des masques et des solutions désinfectantes, mais l’approvisionnement n’est pas possible. Dans les plus petites, l’insouciance prévaut souvent.

Macro-problèmes Pourtant, dans un rapport publié lundi, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) qualifie l’épidémie de Covid-19 de « plus grand danger depuis la crise financière » pour l’économie mondiale (en sus des préoccupations liées aux « souffrances humaines »). L’organisation para-étatique émettrice de normes et directives en matière économique enjoint les pouvoirs publics à « agir immédiatement pour limiter la propagation » et « soutenir la demande ». Quel que soit le scénario envisagé, la croissance ralentira, « compte tenu des effets négatifs subis par les chaînes d’approvisionnement et les produits de base, du recul du tourisme et de la dégradation de la confiance ». Dans la zone euro, la prévision de croissance pour 2020 baisse de trente points de base. Elle s’élevait à 1,1 pour cent en novembre. Elle s’établit à 0,8 aujourd’hui. Le PIB chinois perdrait lui quasiment un pour cent, passant de 5,7 à 4,9 pour cent.

« We did not trade at all last week », confie cette semaine un gérant de fonds d’Aberdeen Standard Investments, Dale MacLennan. De passage à Luxembourg pour une présentation des produits-maison à des banquiers locaux au restaurant Le Sud à Clausen, le financier débarqué d’Edimbourg explique pourquoi les marchés boursiers se sont cassés la figure dans des proportions spectaculaires. Sur la dernière semaine du mois de février, l’indice MSCI World, qui synthétise les titres représentatifs des principaux groupes des pays développés, a chuté de presque onze pour cent. Le VIX, the fear index, est monté en flèche vendredi dernier, de 34 à 48,7. Pour se donner un ordre d’idée, cet indicateur du degré d’incertitude (basé sur la volatilité des prix des options à l’achat et à la vente sur le marché américain) avait atteint 58 et 59 lors des attentats du 11 septembre 2001 et de la crise des subprimes en octobre 2008. Dale MacLennan détaille les secteurs principalement affectés : l’aviation, le luxe et le secteur automobile. L’intéressé cible lui aussi la supply chain , comme nœud du problème. L’indice de production manufacturière (PMI) chinois est passé de cinquante en janvier à 35,7 pour cent en février. « Pire que lors de la crise de 2008 », relève-t-on sur les sites financiers.

Cargolux, premier maillon national de la chaîne reliant l’Empire du Milieu, foyer originel de l’épidémie et manufacturier du monde, communique avoir réduit ses vols à destination et en provenance de la Chine. Contactée, Luxair parle de conséquences « significatives ». Les clients réservent moins sur le tour opérateur et un nombre conséquent de passagers ne se présentent pas. La compagnie aérienne n’envisage pas de suppressions de lignes, mais réduit les fréquences : « Si on voit qu’il n’y a qu’un ou deux passagers sur un vol, oui on annule », nous explique-t-on. L’épidémie et la méfiance des clients pose de véritables problèmes aux opérateurs européens, à l’image du Britannique Flybe qui met la clef sous la porte ce jeudi. « C’est une situation difficile dont on ne connaît pas la durée. On est content d’avoir géré nos ressources en bon père de famille parce que là ça fait mal », conclut le porte-parole de Luxair.

Modus bouche cousue Les autres entreprises potentiellement concernées se veulent extrêmement discrètes sur les conséquences de la crise. Au ministère de l’Économie, l’on se dit « à l’affût » de tout problème pour éventuellement déclencher un « plan de chômage partiel », qui permet d’indemniser les entreprises à hauteur de 80 pour cent des salaires normalement perçus. La mesure fait figure de panacée, mais « R.A.S. ». Personne dans l’industrie ne rencontrerait de troubles significatifs. Selon nos informations néanmoins, un acteur du secteur automobile national souffre d’un problème majeur d’approvisionnement et réfléchit à une procédure d’insourcing, à savoir d’internaliser la production de pièces préalablement déléguée à un tiers, en l’espèce une entreprise basée en Chine et dont les ouvriers ont été confinés. Faurecia ou encore Goodyear ne communiquent pas sur ces sujets. Pas plus que les agences de voyages qui traditionnellement capitalisent sur les voyages en Italie à Pâques.

La stratégie choisie localement consiste à ne pas paraître alarmiste de peur d’attiser la défiance des consommateurs et des investisseurs. La peur est plus contagieuse encore que le coronavirus. En coulisse, l’on se préoccupe de savoir ce qui va se passer dans les entreprises en cas d’épidémie localement. Le coronavirus réactive la peur du cygne noir, la théorie formulée par Nassim Taleb selon laquelle un événement considéré comme improbable devient réalité du fait d’un aveuglement collectif lié à un biais cognitif. En l’espèce, l’aphorisme selon lequel le Covid-19 serait moins létal que la grippe saisonnière pourrait inciter autorités publiques et entreprises privées à baisser la garde. Il n’en est rien. Mardi, le gouvernement a signifié aux écoles qu’un établissement devait fermer si l’un de ses élèves était atteint par le virus. Les parents sont eux aussi souvent des salariés. L’UEL, dont des représentants ont rencontré la ministre de la Santé Paulette Lenert (LSAP) lundi, s’inquiète des conséquences de telles mises en quarantaine. Un enfant contaminé voire seulement confiné, c’est potentiellement deux parents et deux entreprises exposés. L’inspection sanitaire organisée dans une PME décidera-t-elle de renvoyer tous les salariés chez eux ? Les locataires des étages inférieurs et supérieurs seront-ils concernés ? Si les enfants jouent dans un club de foot, faut-il mettre tout ce petit monde en quarantaine ? Quid des parents et des entreprises dans lesquelles ils travaillent ? etc. Les questionnements sont multiples. Des discussions ont démarré pour clarifier les règles relatives au chômage partiel en cas de force majeure et éventuellement permettre cette voie d’indemnisation aux entreprises concernées par les mises en quarantaine.

The show must go on D’aucuns soulignent en outre que le secteur des services est particulièrement affecté. Pour ce qui touche aux spectacles, les organisations en charge veillent à la sensibilité de leur public à la potentielle maladie. Dans le domaine des concerts, à la Rockhal, une seule annulation significative est à déplorer pour l’instant, « Gims » le 20 mars, mais celle-ci incombe à l’artiste et la salle ne souffrira que modérément de l’aléa. En revanche, Olivier Toth, directeur de la Rockhal, témoigne bien de la multiplication de no shows, de spectateurs qui s’imposent des règles de précaution. L’organisation des fonds d’investissement, l’Alfi, a elle annulé sa conférence la semaine prochaine. Les avocats et les consultants sont exposés, témoigne un entrepreneur, à une baisse d’activité dans un contexte d’incertitude où transactions et investissements sont mis en attente. « L’incertitude, c’est un cancer en économie », assure le président de l’UEL. Nicolas Buck s’attend à deux mois difficiles. « Le coronavirus, c’est douze mois de coûts et dix mois de revenu pour certains secteurs. » Dans le meilleur des scénarios. Selon nos informations, le Premier ministre Xavier Bettel a annulé un déplacement en cette fin de semaine sur la côte Ouest américaine pour se rendre disponible en cas de crise sanitaire. La seule manifestation de présence et de bonne volonté des autorités suffit dans ces cas d’espèces à rassurer les agents économiques. Le volontarisme des banques centrales a en ce début de semaine, à lui seul, permis de redresser les marchés financiers.

Pierre Sorlut
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