Exposition

Matisse, en neuf chapitres

d'Lëtzebuerger Land du 13.11.2020

Les commissaires du Centre Pompidou semblent s’être donné le mot pour rapprocher peinture et littérature, nous faire regarder et lire leurs expositions à la lumière des choses écrites. Naguère, ce fut Bacon en toutes lettres, au fil des auteurs tirés de sa bibliothèque, de ses lectures entre autres d’Eschyle, de Nietzsche ou encore de Leiris et de Bataille. Aujourd’hui, c’est Matisse, Matisse, comme un roman, dit le titre de l’exposition (suspendue pour cause de crise sanitaire), en souvenir du gros livre, deux tomes, de Louis Aragon, paru en 1971. Lui avait laissé de côté ce qui fait la comparaison ; ce fut carrément Henri Matisse, Roman, pour un ouvrage qui échappait à la critique d’art comme à la création romanesque. C’était comme l’aboutissement d’une trajectoire d’écrivain multiple, le témoignage à l’époque d’une invention sans aucune contrainte de genre. D’extrême liberté.

Aragon avait rencontré le peintre à Cimiez, sur les hauteurs de Nice, en 1941. L’un et l’autre s’y étaient réfugiés en pleine guerre, ils n’avaient pas voulu quitter la France, « il me semble que j’aurais déserté », disait Matisse. À la demande d’Aragon, quelques dessins seront publiés dans Poésie 42, revue de la Résistance dirigée par Pierre Seghers ; Matisse ou la Grandeur, proclamera un premier article à la fin de l’année 1941.

Il était bon de donner ces repères, pour une exposition qui elle-même, en neuf chapitres, déploie en suivant le temps, et déplie dans l’analyse une œuvre sur une cinquantaine d’années. En gros, la première moitié du vingtième siècle, du cheminement divers (pour ne pas dire des tâtonnements) des premières décennies à l’apothéose rayonnante de la chapelle du Rosaire. Et les paradoxes n’y manquent pas, seulement, ils ont toujours été brillamment effacés, surmontés. À commencer par celui où s’opposent Aragon et Gustave Moreau (Matisse a été à son atelier), le premier affirmant que Matisse a rendu plus complexe le problème de peindre, qu’il a compliqué la peinture, l’autre ayant prédit qu’il allait la simplifier.

Et s’ils avaient (eu) raison tous deux, dans cette continuelle bagarre des formes et des couleurs, qui aboutit aux papiers découpés, envisagés d’abord comme une technique préparatoire, pour finir par devenir une technique à part entière, avec quelle force, quelle jubilation, « image géante », dira encore Aragon. Mais avant les formes au pochoir, avant les papiers gouachés, découpés et collés, des nus bleus, de l’immense Tristesse du roi, de 1952, il faut s’arrêter ailleurs, à telles étapes ; on a déjà dépassé les tableaux fauves, voici Intérieur aux aubergines, de 1911, un monde pris d’emblée dans le foisonnement décoratif, où les éléments s’accumulent ou plus exactement, malgré un ordonnancement strict à première vue, se mettent à bouger, à vivre de leur propre vie, un miroir venant les dédoubler, une fenêtre marquant définitivement l’ouverture.

Il est là ce qui, au-delà, ou à partir de Matisse, fera la peinture française (dans une large part du moins). Un penchant pour l’ornement, des tapis, des papiers peints, qui atteint à son comble dans telle Figure décorative sur fond ornemental, de 1925-1926, aura son côté orientalisant avec les odalisques ; et il sera présent, pour encadrer, telle une rangée de balustres, les vues de Tahiti, de 1935-1936, avec leur fenêtre ouverte sur la mer et le ciel. Et justement, si l’art allemand est celui des lieux clos, d’un bout à l’autre, chez Matisse, ça ouvre sur le monde extérieur, pour une peinture en expansion.

Il en allait de la sorte dès le début du siècle, avec les vues sur Notre-Dame ou le pont Saint-Michel, pour Matisse un tableau fauve, « un bloc lumineux formé par l’accord de plusieurs couleurs, formant un espace possible pour l’esprit » ; et combien différent de la pierre grise, blanchâtre de Paris. Pour son tome 2, Aragon avait mis sur la couverture le Grand Intérieur rouge, avec ses ouvertures (tableaux, fenêtres) au mur, pour le tome 1, il avait choisi Porte-fenêtre à Collioure, de 1914, un balcon ouvrant sur une large bande noire au milieu, un tableau quasi abstrait, et jamais plus Matisse n’en sera plus proche, « le plus mystérieux des tableaux jamais peints » (Aragon).

Pour une fois, la seule, Matisse s’était fait nocturne, lui, le plus diurne des peintres. Chez qui même les encres de Chine sont radieuses. Et le frère dominicain Rayssiguier, un jour de février 1949, de parler à Vence de « jour de la couleur » ; il faut souhaiter que l’exposition retrouve au plus vite son public, et lui son propre jour de la couleur, en ces temps maussades, si contraires à l’art de Matisse.

Lucien Kayser
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