L'idée selon laquelle l'Internet serait incontrôlable et pourrait donc échapper à l'application de toute loi est aujourd'hui dépassée ; tout le monde s'accorde en effet à dire que le droit doit intervenir pour réguler l'environnement numérique, mais de quelle manière ?
La question se pose tout particulièrement pour la numérisation des œuvres, procédé qui consiste à transformer un support (un compact disc, un livre, une photographie), en document électronique (un fichier MP3, un fichier texte, un fichier photo) et qui vise aussi bien les œuvres littéraires, que musicales, cinématographiques, photographiques, etc. L'année dernière, la firme américaine Google a provoqué la polémique en ambitionnant de numériser quinze millions d'ouvrages et créer ainsi la plus grande bibliothèque publique numérique. L'Europe (surtout la France) a immédiatement réagi en dénonçant « l'américanisation des esprits » et la mise en danger de la sacro-sainte exception culturelle. Un projet de bibliothèque virtuelle européenne, soutenu par l'Union européenne est lancé en parallèle.
Ces projets dont les objectifs sont louables, suscitent naturellement des interrogations relatives au respect des droits d'auteur. Plusieurs auteurs américains ont d'ailleurs déjà déposé plainte contre le moteur de recherche pour violation de leur droit d'auteur. Toutefois, ce sont sans conteste les questions relatives à l'échange et au téléchargement d'œuvres musicales et cinématographiques qui ont suscité les discussions les plus passionnées. Pour comprendre les enjeux, voyons donc ce qu'il en est et quelles solutions sont possibles. La principale caractéristique de l'Internet est certainement de permettre un accès large et facilité à la culture, à toutes les cultures. Ce constat devient de plus en plus vrai, à l'heure de la démocratisation de l'outil informatique et de l'Internet à haut débit. Pour preuve, selon une étude Eurostat, 48 pour cent des ménages de l'Union européenne à 25 disposent d'un accès Internet ; à titre de comparaison : ils sont 77 pour cent au Luxembourg.
À l'heure actuelle, l'outil à portée de main de tous et qui offre la possibilité d'accéder à une multitude de contenus est sans aucun doute le peer to peer (P2P), basé sur l'échange entre les internautes : la simple installation d'un logiciel particulier tel Kazaa, Soulseek ou Direct Connect permet d'accéder aux fichiers musicaux, vidéos, ou autres, que les internautes mettent à disposition, et de les télécharger directement. Le peer to peer est considéré comme favorisant un esprit communautaire et perpétue le mythe de la gratuité sur l'Internet.
Ce nouveau modèle engendre certes des craintes, mais il permet à une partie de plus en plus large de la population d'accéder à la connaissance et à la culture, et ce gratuitement. À l'instar des précédentes révolutions, le discours des acteurs de l'industrie culturelle est alarmiste : la disparition des droits d'auteur devait déjà avoir lieu dans les années 1920 avec le développement de la radio. De même, avec l'invention du magnétoscope, la fin du cinéma était programmée. Il n'en est rien : les industries ont toujours su s'adapter au progrès technologique. C'est ainsi toute la question de l'évolution des industries culturelles (et en particulier musicales) qui est posée. En effet, la musique, soi-disant destinée au plus grand nombre, est devenue un produit de consommation comme les autres, avec un prix qui se rapproche plutôt d'un produit de luxe. En vue de garantir le monopole de l'auteur sur ses œuvres, les industries musicales dé-noncent les échanges peer to peer sur l'Internet. Les droits d'auteur ne représentent pourtant qu'entre six et huit pour cent des recettes d'un CD.
Il ne faut dès lors pas considérer les échanges sur Internet comme la cause de tous les problèmes de l'industrie du disque. D'autres paramètres entrent en jeu : prix prohibitifs, chute de l'offre, baisse de la qualité. Ces observations ne doivent toutefois pas occulter la problématique des droits d'auteur dans l'environnement numérique. Au Luxembourg, la question est traitée, par la loi modifiée du 18 avril 2001 sur les droits d'auteur, les droits voisins et les bases de données. Véritable monopole de l'auteur sur son œuvre, le droit d'auteur est un droit de propriété incorporelle, qu'une personne (l'auteur) a sur sa création (l'œuvre), à la condition que cette dernière soit originale et mise en forme sur un support. Personne n'a ainsi le droit d'utiliser l'œuvre de l'auteur sans son accord.
Pour comprendre la logique des droits d'auteur, il est indispensable de distinguer entre la propriété sur l'œuvre et la propriété sur le support : le droit d'auteur protège l'œuvre (le texte, la musique) et non le support (le livre, le CD). Le fait d'acheter un CD par exemple n'emporte pas, en principe, le droit de le reproduire et de distribuer son contenu, par l'intermédiaire de l'Internet par exemple. Le contenu des droits d'auteur repose sur la distinction fondamentale entre les droits patrimoniaux et les droits moraux. Ces derniers emportent pour l'auteur le droit de revendiquer la paternité de son œuvre, le droit de divulguer ou non son œuvre, et le droit au respect de son œuvre. Les droits patrimoniaux incluent quant à eux le droit de représentation, qui confère à l'auteur la possibilité de contrôler la mise à la disposition du public de son œuvre par un procédé quelconque, et le droit de reproduction, qui est la fixation matérielle de l'œuvre par tout procédé qui permet de communiquer au public de manière indirecte.
Cette différenciation entre représentation et reproduction apparaît toutefois comme inadaptée à l'environnement numérique car ces deux droits sont souvent mêlés. Cette conception des droits d'auteur reposant sur l'idée de monopole est aujourd'hui soumise à rude épreuve. En effet, la reproduction des œuvres sur l'Internet est facilitée à la fois par un coût de distribution quasi nul et par la qualité presque identique des copies par rapport aux originaux. Ces facteurs favorisent le partage des biens culturels protégés, et donc la copie non autorisée, ce qui entraîne de fait une remise en cause de la conception des droits de représentation et de reproduction.
Par conséquent, le défi est posé : comment concilier les droits d'au-teur, qui incarnent l'idée de monopole que l'auteur a sur son œuvre, avec les moyens techniques qu'offre l'Internet, et l'idée de partage gratuit que se font bon nombre d'internautes ? Le défi est à première vue juridique, mais la protection des œuvres dans l'environnement numérique est aussi (et surtout) une question politique et économique, qui dépasse le simple cadre juridique, avec des intérêts financiers en jeu très importants. Le débat passionné qui a eu lieu en France début 2006 autour du projet de loi sur les droits d'auteur visant à transposer la directive européenne sur les droits d'auteur, et au cours duquel des actions de lobbying intenses ont été menées par l'industrie musicale et certaines sociétés d'auteurs, en est un exemple.
La directive européenne sur les droits d'auteur de 2001 a l'ambition d'adapter les droits d'auteur à l'environnement numérique. Elle propose des solutions, mais une relative souplesse est accordée aux États membres pour transposer le texte. La seule obligation des États est la transposition de la disposition relative aux mesures techniques de protection (digital rights management systems). Ce sont des systèmes de gestion des droits qui permettent de contrôler la distribution des contenus numériques sur l'Internet. Concrète-ment, ces mesures techniques se traduisent sur un compact disc par des systèmes anti-copie empêchant à la fois la reproduction du CD et le transfert des chansons sur un ordinateur ou un baladeur numérique. Sur un site de téléchargement payant, ces mesures limitent le nombre de copies des chansons téléchargées et obligent le consommateur à choisir des lecteurs agréés. L'objectif de ces mesures techniques est d'empêcher la reproduction, et dès lors, l'échange des œuvres sur la toile.
Les mesures techniques de protection doivent néanmoins être compatibles avec le droit à la copie privée, qui constitue une exception aux droits d'auteur. À ce titre, la Commission européenne a engagé des travaux visant à réformer la copie privée et ses systèmes de rémunération. Il est en outre indispensable, pour garantir la liberté du consommateur, que les mesures techniques de protection ne s'opposent pas au principe d'interopérabilité, qui suppose que le consommateur puisse écouter les chansons téléchargées sur le lecteur de son choix. Ce principe, évoqué dans la directive européenne, ne figure pas à ce jour dans le droit luxembourgeois. En France, il a été consacré dans le projet de loi sur les droits d'auteur que les députés ont voté le 21 mars 2006, en dépit de l'opposition de certains éditeurs de contenus comme Apple avec son lecteur iTunes. Actuellement, pour enrayer les échanges illégaux de fichiers numériques, la plupart des États appliquent des sanctions répressives, principalement pécuniaires, visant à responsabiliser les internautes.
L'efficacité de telles mesures et leur prétendu effet dissuasif ne sont cependant pas démontrés, les sanctions étant en effet rarement appliquées. Il serait en outre déraisonnable de croire que tous les problèmes liés à la distribution des œuvres numériques pourraient être résolus uniquement grâce à des mesures répressives. Pour contrer les téléchargements illégaux, des solutions alternatives sont dès lors envisagées.L'une d'elles a trait à l'amélioration de l'offre légale sur les plateformes de téléchargement payantes. Alors que sur les réseaux de peer to peer, l'offre est extrêmement fournie et souvent de bonne qualité, elle est encore trop limitée sur les plateformes payantes, et de surcroît, de l'avis de nombreux internautes, trop chère, compte tenu des coûts de distribution marginaux.Une autre solution, négligée par les États, consisterait à impliquer d'une manière ou d'une autre les différentes parties dont les fournisseurs d'accès dans ce projet de protection des droits d'auteur sur l'Internet, car ce sont eux qui se trouvent à l'origine de tout échange ou téléchargement sur la toile. La proposition de licence globale en France en est une illustration.
L'Alliance Public-Artistes, qui regroupe des organisations françaises représentantes d'artistes interprètes, d'auteurs et de consommateurs, définit la licence globale comme une « autorisation donnée aux internautes pour accéder à des contenus culturels (musique, images, films, textes) sur l'Internet et les échanger entre eux à des fins non-commerciales en contrepartie d'une rémunération versée aux artistes à l‘occasion du paiement mensuel de l'abonnement Internet ». Cette mesure implique le paiement d'un forfait mensuel perçu par les fournisseurs d'accès, et donc, la redistribution des recettes aux auteurs en proportion de la diffusion de chaque œuvre.
La licence globale aurait pour conséquence de légaliser la pratique du téléchargement. Plus précisément, la mise à la disposition du public et la reproduction d'œuvres sur la toile pour un usage non commercial seraient autorisées, ce qui engendrerait incontestablement une atteinte aux droits de l'auteur. Ce dernier ne pourrait en effet plus contrôler la circulation de ses œuvres sur l'Internet. Un système similaire de gestion collective des droits existe déjà, en France par exemple, pour la reprographie, la radio et la télévision, il est dès lors envisageable de le mettre en place pour l'Internet.
À coté de la nécessaire évolution des droits d'auteur, c'est aussi aux industries culturelles de s'adapter au marché. Certaines ont commencé à le faire. Par exemple, la Fnac ou iTunes, qui proposent un catalogue d'œuvres numériques qui s'enrichit peu à peu, connaissent un certain succès. Cette adaptation au marché reste certes imparfaite et insuffisante, mais constitue un début. Dès lors, il ne fait aucun doute que d'au-tres solutions verront le jour. Ainsi, si la création artistique a besoin des droits d'auteur pour se développer, des adaptations sont indispensables au regard des outils actuels mis à disposition de tout un chacun par l'Internet. La piste suivie jusqu'alors pour gérer les défis posés par l'Internet a été de se contenter d'adapter le système traditionnel aux évolutions technologiques.
Toutefois, une autre piste, plus ambitieuse, pourrait être de repenser l'économie de la gestion des droits d'auteur et de trouver des solutions spécifiques pour tirer parti de la généralisation de l'accès à la culture qu'offre l'Internet afin que ces développements puissent profiter aux auteurs, en leur donnant les ressources pour créer, et au public, en lui accordant un accès à la culture à de meilleures conditions.