La protection de l’environnement sème le trouble dans des syndicats souvent liés à la production d’énergie fossile

Désaccord syndical face au réchauffement

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2020

Lazy

Que font les syndicats pour la lutte contre le changement climatique ? Pas grand-chose répondent Nadja Doerflinger (Bundesanstalt für Arbeitsschutz und Arbeitsmedizin) et Adrien Thomas (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) dans un article Trade Union Strategies on Climate Change Mitigation fraîchement paru dans la dernière édition de European Journal of Industrial Relations, une revue académique trimestrielle spécialisée dans l’industrie européenne. Les deux chercheurs prennent pour point de départ le retrait de l’accord de Paris (fixant des objectifs ambitieux de réduction des gaz à effet de serre) par Donald Trump au prétexte qu’ils nuiraient à l’économie américaine, notamment à son industrie et à l’emploi. De l’autre côté de l’Atlantique, l’Union européenne souligne elle que la transition écologique ouvre de nombreux débouchés, notamment dans la modernisation de l’industrie, mais cette perspective n’est pas partagée par tous les syndicats. La responsabilité de l’homme dans le changement climatique est même réfutée par certains.

Or, le temps presse. Le Giec (groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat rattaché aux Nations unies) fait valoir qu’une transition rapide vers une économie décarbonée s’impose pour limiter le réchauffement à 1,5 degré. Les émissions de dioxyde de carbone doivent diminuer de 45 pour cent en 2030 par rapport à leur niveau de 2010 et atteindre un « zéro net » d’ici 2050. Dans l’industrie, les émissions devront avoir baissé de 65 à 90 pour cent d’ici 2050 et l’électricité devra être produite à hauteur de 70 à 85 pour cent par des sources d’énergie renouvelable. En 2014, l’UE s’est engagée à une réduction des gaz à effet de serre de l’ordre de quarante pour cent comparé à 1990. Les infrastructures industrielles et les centrales énergétiques concernés par le système d’échange des droits d’émissions devront réduire celles-ci de 43 pour cent d’ici 2030 par rapport à 2005.

L’étude de Doerflinger et Thomas, basée sur une méthodologie qualitative (faite d’entretiens et de consultation de documents), relève que la plupart des syndicats reconnaissent la nécessité de ralentir le réchauffement. Mais des tensions émergent dans les syndicats des industries liées à la production d’énergie fossile. Des secteurs vont croitre. D’autres vont décliner. Les syndicats représentant les travailleurs de l’industrie manufacturière en particulier soulignent les désagréments potentiels pour les travailleurs à mettre en place des objectifs de réduction des émissions. « Si les règlementations pour réduire les dioxydes de carbone se font de plus en plus strictes, le dilemme emploi contre protection de l’environnement risque de s’approfondir », écrivent les auteurs. Le chercheur luxembourgeois et son homologue allemande identifient trois types de stratégies adoptées par les syndicats : l’opposition, la couverture (hedging) et le soutien.

Opposition

Des syndicats adoptent une stratégie consistant à s’opposer ouvertement aux politiques de lutte contre le réchauffement climatique dans l’industrie qu’ils représentent. Cette opposition s’inscrit dans un contexte de désindustrialisation. Adrien Thomas et Nadja Doerflinger soulignent par exemple que 160 000 emplois devraient disparaitre dans l’industrie européenne du charbon d’ici 2030 alors que le secteur emploie 500 000 personnes directement ou indirectement. D’éventuelles réglementations plus contraignantes en Europe font croire à ces syndicats à des relocalisations dans des juridictions moins regardantes… et peut-être aussi moins chères, un « phénomène connu sous le nom de carbon leakage », constatent Doerflinger et Thomas. Les chercheurs signalent un cas, à leur connaissance, de telle opposition, celle des mineurs de charbon polonais. En Pologne, 85 pour cent de l’électricité est produite au charbon, le secteur est syndicalisé à 90 pour cent. L’opposition polonaise se matérialise notamment par une négation de la responsabilité humaine dans le changement climatique. Cette responsabilité serait « une vue extrême » selon un représentant syndical cité par Doerflinger et Thomas

Mitigating the mitigation

La couverture (hedging en anglais) caractérise la stratégie adoptée par les syndicats qui reconnaissent le besoin de ralentissement du réchauffement mais qui cherchent à minimiser la régulation, privilégient une approche incrémentale (par petits pas) et alimentent la « dichotomie » entre les politiques d’emploi et la protection environnementale. Doerflinger et Thomas citent l’exemple des syndicats affiliés au lobby européen IndustriAll Europe. Celui-ci s’est opposé en 2018 à la réforme du European Trading Scheme qui impose une feuille de route pour le ralentissement des émissions. La sidérurgie représente cinq pour cent des émissions de CO2 dans le monde selon les données reprises par les chercheurs. La fédération européenne, à laquelle IG Metall appartient, demande davantage de temps pour réduire les émissions. Faute de quoi, « ce sera la fin de l’acier européen », argument massue utilisé par les syndicats (et le patronat) pour pointer du doigt l’atteinte à la compétitivité engendrée par ce genre de régulation, face au dumping asiatique. Sur l’ETS, IndustriAll et Eurofer (lobby des employeurs) se sont associé. Cette approche du hedging (terme emprunté à la finance dans une logique de compensation d’un désagrément) semble celle la plus communément adoptée par les syndicats. 

Enfin, les syndicats peuvent adopter une stratégie de soutien aux politiques environnementales. Ils soutiennent le cas échéant les politiques d’atténuation (mitigation policies) avec une approche constructive vers la décarbonisation. Doerflinger et Thomas citent ici l’initiative « Just Energy Transition Statement », signée en 2017 par les partenaires sociaux européens, qui promeut le soutien de l’industrie en échange d’un effort public pour assurer la transition, par du financement et de la formation. L’intérêt d’une telle initiative était, selon l’un de ses porteurs, d’énoncer les termes du changement pour ne pas suivre un agenda dicté de A à Z. 

Otages

« L’article contribue au débat plus large sur la représentation des intérêts et les négociations collectives par les syndicats, en particulier la polémique relative à la tendance des groupes organisés à défendre des intérêts particuliers aux dépens des gains collectifs », relèvent ses auteurs. Ils montrent en effet comment une minorité (des syndicats puissants, parfois associés au patronat dans une industrie très polluante) paralyse ce débat pour le bien public, en l’absence de représentants de la société dans sa généralité. La stratégie de la couverture (hedging) répond souvent seulement au dilemme decarbonization vs jobs. « Il est probable que les préoccupations pour l’emploi vont primer sur celles concernant l’environnement », glissent les auteurs. Doerflinger et Thomas se penchent sur les stratégies ne négociation collective. Les chercheurs soulignent que lors du déclin industriel américain des années 1980, les syndicats ont privilégié le maintien de l’emploi et la compétitivité de l’entreprise aux conditions de travail, des baisses de salaires et de la flexibilité contre une garantie de protection de l’emploi.

Les stratégies des syndicats tiennent principalement à des intérêts sectoriels, influencés par des identités et des conceptions démocratiques propres. L’intérêt à défendre la cause environnementale peine à remonter la structure du syndicat, lequel se contente d’envoyer à la société le signal qu’il s’en préoccupe. « Mais les stratégies pour le climat dépassant la seule rhétorique, intégrées au dialogue social et aux négociations collectives sont rares », relèvent Doerflinger et Thomas. Contacté, Adrien Thomas relève ce même type de phénomène au Grand-Duché. L’OGBL, par exemple, comprend l’intérêt de s’associer à des mouvements de lutte contre le réchauffement climatique. Le syndicat ouvrier a participé à l’organisation des manifestations Youth for Climate en 2019. « Mais, souvent, quand il s’agit de propositions concrètes, on privilégie les emplois d’aujourd’hui au climat de demain », résume le chercheur. Il prend pour exemple le débat sur la taxation du carburant : « Les syndicats se retranchent très vite derrière la question du pouvoir d’achat » pour freiner l’initiative. « Ce serait prendre un grand risque pour les syndicats que de s’aligner sur les forces les plus rétrogrades », prévient Adrien Thomas..

Pierre Sorlut
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