Le sacre du chtarbé

d'Lëtzebuerger Land du 24.09.2021

Le festival Rdv au Carré Blanc s’est installé sur les terres de l’amphithéâtre du Fonds Kirchberg, entre la Coque et les institutions, pour une première édition « placée sous le signe de la joie et de la diversité »… Et en ce qui concerne ce dernier point, c’est le moins qu’on puisse dire, tant la programmation de ce petit festival vacillait d’un bout à l’autre des genres qui animent ce qu’on nomme le spectacle vivant. Venu y découvrir Loretta Strong, dernière création de Canopée Produktion – également en charge de ce Carré Blanc –, on a du mal à définir de « couillu » ou d’« imbroglio », l’ensemble de cette édition « pilote ». L’esprit ramassé par le trop plein d’une rentrée culturelle incroyable, Loretta Strong nous est tombée sur le visage comme une tarte à la crème : « une violence qui fait rire ».

Au Carré Blanc, les mines sont fatiguées, les visages tirés, l’organisation accuse un peu le coup, après une ouverture officielle reportée au lendemain et donc des premiers jours difficiles météorologiquement parlant. Pourtant sur site, l’humeur est joyeuse, saucisses grillées, bières locales et animations en guise d’anxiolytiques. Alors que DJ Macbook Pro ambiance le petit public amassé devant l’une des deux scènes, sur l’autre tréteau, une tente igloo transparente, ou immense bulle de plastique, se gonfle progressivement. Vagabondant dans les gradins, une sorte de clown cracheur de feu chauffe le public, ou « réchauffe » c’est tout comme. Le soleil s’éteint, la nuit couvre de fraicheur le parc central du Kirchberg.

La régie envoie les spots dans la figure du petit public qui attend Loretta. Malgré le cadre sympathique et le prix libre, la température a eu raison des badauds. Pourtant, sur le béton, s’assoient quand même une cinquantaine de personnes, entre gosses, familles, et groupes de jeunes venus siffler une Simon IPA. Dans une ambiance relax mais indisciplinée, François Baldassare lance son spectacle par un timide speech.

On dit de Loretta Strong que c’est un spectacle où Copi s’y dessinait lui-même. Acteur, auteur, performeur, icône gay de son temps, disparu des suites du Sida en 87, Raúl Damonte Botana dit « Copi », aura été l’une des figures d’un théâtre impertinent, acerbe, trash, où offuscation et rire s’imbriquaient dans l’outrance. Histoire loufoque, aux tenants divergents, Loretta Strong est d’abord passée par le corps, la voix de son auteur avant de trouver le cœur de nombreux metteurs en scène et comédiens.

La cosmonaute Loretta Strong, divague d’un manque d’oxygène suite à une erreur technique de l’étourdi M. Drake. À côté du cadavre encore chaud de Steve Morton, son compagnon de navette qu’elle vient de trucider, Loretta essaye de communiquer avec la terre, quand une certaine Linda finit par lui apprendre que la planète bleue après avoir été envahie par des hommes-singes, a fini par exploser. Ainsi, sous ses airs, dans l’interprétation de cette bizarrerie qu’est ce texte de Copi, Baldassare convoque l’image au premier degré d’une navette spatiale, où l’on aurait enfermé une personne mi-homme, mi-femme, affligé par la solitude, pour se démultiplier dans une géniale forme de schizophrénie que le théâtre sait rendre bien plus belle et poétique qu’elle n’est en réalité.

C’est ainsi un immense second degré d’appréhension qu’on demande au public d’adopter, qui n’aura pas su y succomber, à voir la horde de groupes filer en douce à la demi-heure de spectacle après que Loretta ait balancé : « on ne peut pas baiser avec la voix ». C’est en même temps un lourd pari que cette programmation tout public, qui n’en est pas vraiment. Mais on aurait pu s’y tromper après l’univers jeune public proposé en journée par le festival…

Il est vrai que Copi est toujours une épopée à monter, comme à regarder. Un exercice théâtral incroyable, autant que risqué. Et on regrette d’y avoir été sobre tant le potentiel de ce génial délire est grand et pourrait nous faire monter bien haut. Malheureusement, là, Canopée n’aura pas rencontré son public. Les rats sortis de la plomberie pour féconder Loretta et la faire accoucher de ratons aux yeux saphir auront fait sauter du navire en marche les rares spectateurs rescapés, bien heureux de quitter cette apocalypse théâtrale. Ils sont pourtant passés à côté de ce texte complètement hors circuit, débranché du cerveau commun, pour s’adresser à un spectateur qui doit arrêter de vouloir toujours tout comprendre, tout digérer. L’humour blanc, noir ou d’or, a sa place partout, et il est au cœur de cette pièce futuriste qu’est Loretta Strong. Et si cette version mettant au cœur l’excellent acteur Julien Turgis, n’est certes pas loin du flippant, s’essayant à dompter ce truc étrange écrit sous acide, il y réside une magnifique folie scénique, nervurée dans une belle euphorie de jeu, décrivant la perdition psychologique d’un individu face à la fin de ses mondes extérieur et intérieur.

Godefroy Gordet
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