Hommage au Grand-Duc Jean

Concert anniversaire aux accents poignants

d'Lëtzebuerger Land vom 24.09.2021

Les Lundis musicaux des Solistes Européens, Luxembourg ont une longue tradition, et il convient de remercier Christoph König, qui a su donner un nouveau souffle à cette série de concerts indispensables pour tous les mélomanes dignes de ce nom. Sous la houlette d’un maestro dont le plaisir semble intact et qui multiplie les projets intelligents, l’ensemble a su s’imposer dans un paysage musical très concurrentiel, grâce, notamment, à des affiches symphoniques aussi séduisantes qu’originales. De quoi attirer un nouveau public vers le concert classique.

Dernière preuve de l’esprit d’aventure de Christoph König, de l’art sans pareil qu’il a de nous gratifier de projets hors des sentiers battus, de cultiver sa différence, comme il le fait maintenant depuis plus de dix ans, de poursuivre inlassablement son travail d’agitateur, d’empêcheur de tourner en rond, de secoueur du cocotier de la routine : le concert de gala de ce lundi, dédié à celui qui nous a quittés il y a près de deux ans, et dont on célèbre, cette année, le centième anniversaire de la naissance, S.A.R. le Grand-Duc Jean.

En lever de rideau figurent deux pièces qui lui rendent un hommage on ne peut plus vibrant. Commandée par les Solistes à l’occasion du 75e anniversaire du souverain défunt, Ich dien’ du compositeur pragois Milan Slavicky (1947-2009) est une Méditation pour orchestre inspirée par la devise chevaleresque du Roi de Bohême Jean Ier de Luxembourg, dit Jean l’Aveugle (1296-1346). Musique à programme sur un canevas lent-vif-lent, le poème symphonique, qui nous transporte dans l’univers médiéval des vertus aristocratiques, oscille entre introspection nostalgique et exubérance héroïque. Sensible à souhait, l’exécution qu’en donne König aux manettes de son orchestre s’appuie sur un très beau travail sur la dynamique et met en exergue la plasticité et la musicalité de l’œuvre.

Ce portrait musical du roi guerrier tombé à la bataille de Crécy (épisode prenant que celui de cette mort au champ d’honneur, ponctué par le son d’une cloche, et qui atteint son apogée d’émotion recueillie avec la citation aux cordes graves du motet Puis qu’en oubli de Guillaume de Machaut) était précédé d’une courte pièce pour piano, composée et interprétée par le pianiste de chez nous, David Ianni. Fait d’une personnalité au caractère bien trempé, enlaçant volutes séduisantes, efflorescences intimistes et mélismes ensorcelants, Adieu op. 124 recourt à une alchimie sonore d’une ferveur quasi mystique et au climat très particulier, qui n’a absolument rien à voir avec un aimable divertissement de salon. On y admire le sens inné du phrasé, la clarté très douce des timbres ainsi qu’une aversion pour ainsi dire congénitale de l’esbroufe.

Les symphonies – 104 au total ! Qui dit mieux ? – irriguent toute la carrière créatrice du compositeur des Esterházy, à l’instar du long fleuve danubien aux puissants remous dynamiques et au fertile débit mélodique, tantôt étale, tantôt tumultueux. Appartenant à la période Sturm und Drang, l’extraordinaire n° 44 dite « Funèbre » du « bon papa Haydn » n’est pas la plus jouée. C’est même l’une des plus méconnues, tout comme l’est, d’ailleurs, son auteur, qui, coincé entre Mozart (à l’existence écourtée) dont il fut l’ami, et Beethoven (au combat prométhéen) dont il fut le mentor, a pâti d’une image passablement édulcorée. Patience de tortue mais vivacité d’Achille au pied agile, le chef allemand, à la tête d’un effectif réduit (en conformité avec celui dont Haydn disposait à Eisenstadt), ménage le fragile équilibre entre vents et cordes, préserve la transparence des plans harmoniques, tandis que la virtuosité de chaque soliste aiguise la netteté des traits, la finesse des accents, l’élégance du discours.

Sur ce gâteau d’anniversaire, il ne manquait plus que la cerise : ce fut l’op. 61 du Titan de Bonn, un monument classé du répertoire, revisité par le grand violoniste israélo-américain Gil Shaham. Orchestre et archet funambulesque du soliste tantôt y rivalisent, très « va-t-en guerre », en joutes martiales, tantôt s’accordent pour se fondre dans l’intimité raffinée d’un commerce bienveillant et chaleureux. Le résultat est particulièrement épatant dans la romance du Larghetto médian : moment d’un ineffable bonheur que cette méditation térébrante en sol majeur, qui rappelle, par ses arabesques poétiques, ses épanchements romantiques, l’Andante con moto lunaire du 4e Concerto pour piano, lui aussi en sol majeur.

Que dire de plus, sinon qu’avec l’absolue maîtrise technique - main gauche parfaite au vibrato tenu, conduite d’archet dense et sûre - Gil Shaham conjugue une sonorité d’une beauté envoûtante ? Au pathos compassé, à l’héroïsme crispé, à la mélancolie grimaçante, il préfère une atmosphère toute empreinte de tendresse où le chant se déploie sans presse. Tout au long du concerto, les SEL sonnent bien, drivés qu’ils sont par König, leur titulaire, qui, adhérant parfaitement à la vision olympienne du soliste, lui déroule un tapis royal de cordes somptueuses, sur lequel il puisse chanter sa mélodie suave sans la moindre ostentation. Nul doute que cette soirée événementielle, dont l’éclat fut rehaussé par la présence du couple grand-ducal, est de celles qui ne s’oublient pas de sitôt.

José Voss
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