La BCE face au risque de fragmentation de la zone monétaire

Slumpflation

d'Lëtzebuerger Land du 12.08.2022

Par une curieuse coïncidence, le 21 juillet, le jour même où Mario Draghi présentait sa démission de la présidence du conseil des ministres d’Italie, mettant un terme sans doute définitif à sa carrière politique, la BCE, qu’il avait présidée pendant huit ans, annonçait la première hausse de ses taux directeurs depuis onze ans ! C’était peu avant son arrivée à la tête de la banque, où son nom reste associé non seulement à une longue période de taux très faibles voire nuls (le « refi » est resté à zéro pour cent pendant plus de six ans) mais aussi à une audacieuse politique d’assouplissement quantitatif.

Le QE (pour quantitative easing) n’était pas une nouveauté. La Banque du Japon avait déjà utilisé la technique du rachat d’actifs financiers auprès des banques commerciales en 2001. Puis, vers la fin de la décennie, la crise financière avait amené la Fed américaine (en 2008) et la Banque d’Angleterre (en 2009) à y recourir. Son adoption dans la zone euro, d’une manière étendue à partir de 2015 (lire encadré) a représenté une innovation majeure, une mesure dite « non-conventionnelle » destinée à donner à la politique monétaire de la banque centrale une marge de manœuvre que le faible niveau des taux lui faisait perdre.

A l’été 2022, on ne prenait à espérer que la BCE se montre aussi hardie dans les solutions à apporter à la stagflation qui s’installe dans le monde entier. Pour le moment on reste sur sa faim. En effet, face à une inflation galopante, les banques centrales se sont jusqu’ici bornées, conformément à une stricte orthodoxie économique, à relever plus ou moins franchement leurs taux, mais en ordre dispersé, donnant ainsi un sentiment de précipitation et d’impréparation.

La Bank of England a été l’une des premières à remonter ses taux dès la fin 2021, suivie par la Fed américaine en mars 2022. Ces deux banques ont réitéré depuis. La BCE a attendu juillet pour porter les taux d’intérêt des opérations principales de refinancement, de la facilité de prêt marginal et de la facilité de dépôt à respectivement 0,50 pour cent, 0,75 pour cent et zéro pour cent, la première hausse depuis juillet 2011. Et ce n’est pas fini, compte tenu de l’emballement de l’inflation (au Royaume-Uni elle devait atteindre treize pour cent en rythme annuel en octobre).

Dans un document publié par le FMI le 1er août, les économistes Tobias Adrian, Christopher Erceg et Fabio Natalucci ne cachent pas qu’« un durcissement plus agressif pourrait être nécessaire » si la hausse des prix s’accélérait. Pour eux il faut frapper vite et fort pour éradiquer les anticipations d’inflation qui alimentent le phénomène. Il en va de la crédibilité des banques centrales.

Ces dernières n’ignorent pas l’effet délétère de la hausse des taux sur l’activité économique, en amenant les ménages à restreindre leur consommation et les entreprises à annuler ou reporter les investissements. La BoE assume totalement le risque qu’elle prend en « ajoutant un poids supplémentaire sur l’économie ». Son comité monétaire affirme qu’il s’agit d’une mesure destinée à « réduire le risque d’un cycle de durcissement de la politique monétaire plus long et plus coûteux dans le futur ».

Du côté de la BCE, on admet que le durcissement sera défavorable à la croissance, sans pour autant évoquer, pour le moment du moins, une possible récession. La Banque centrale européenne prévoit qu’en 2022 et 2023 l’activité économique progressera, mais moins rapidement qu’initialement prévu. Selon ses dernières projections, le PIB réel devrait, en effet, augmenter de 2,8 pour cent et de 2,1 pour cent, alors que les prévisions effectuées en mars dernier tablaient sur une croissance économique de 3,7 pour cent en 2022 et 2,8 pour cent en 2023.

Le risque existe que la hausse des taux n’entraîne pas pour autant une diminution de l’inflation, qui est en grande partie « importée », puisqu’elle est étroitement liée au renchérissement de l’énergie. Le relèvement des taux pourrait donc n’avoir qu’un impact relativement faible sur l’évolution des prix à court terme, et l’on serait alors clairement dans une situation de stagflation pouvant dégénérer en « slumpflation » c’est-à-dire une concomitance prolongée entre inflation et diminution du PIB.

Dans la zone euro le ralentissement de l’activité économique n’est pas le seul risque auquel s’expose la BCE en durcissant sa politique monétaire. De nombreux observateurs s’inquiètent du retour d’un risque de fragmentation de la zone monétaire, déjà connu en 2011-2012 au moment de la crise des dettes souveraines, marqué par une forte divergence des conditions de financement entre pays, non expliquée par les fondamentaux économiques.

Ici c’est l’évolution des taux à long terme qui est scrutée. L’écart peut se creuser entre ceux des pays considérés comme fragiles et ceux en vigueur chez les plus solides. Dans la zone euro, on observe particulièrement l’écart entre les taux des obligations à dix ans de l’Allemagne (les Bunds) et ceux des autres pays, surtout ceux qui pèsent le plus lourd sur le plan économique comme l’Italie.

Au moment des annonces de la BCE le 9 juin, les taux d’intérêt exigés par les prêteurs sur les obligations à dix ans allemandes et italiennes étaient respectivement de 1,4 pour cent et de 3,6 pour cent, soit un « spread » de 2,2 points contre un point début 2021. Il est resté à peu près stable depuis cette date, malgré une détente générale sur les taux longs. Le spread avec la France, deuxième économie de la zone, est passé de 38 « points de base » le 1er janvier à 56 le 10 août.

Selon un expert français, « la BCE semble désarmée face à des tensions sur les spreads ». Pourtant, le 21 juillet, Christine Lagarde a affirmé que lutter contre les spreads est « au cœur du mandat de la BCE » car ils gênent la transmission adéquate de sa politique monétaire et peuvent menacer l’existence de la monnaie unique. Pour éviter ce risque de fragmentation, la BCE a créé un nouvel instrument appelé « Transmission Protection Instrument » (TPI) qui permettra, sous conditions, à la banque centrale d’acheter des titres financiers, typiquement des obligations publiques et privées, émis dans les pays connaissant une détérioration de leurs conditions de financement.

L’accroissement de liquidités permis par le TPI devrait en principe conduire à une réduction des taux d’intérêt dans les pays concernés et réduire le « spread » avec le Bund allemand à dix ans. Aucune limite aux achats n’est prévue pour le moment. La BCE espère d’ailleurs – sans trop oser le dire – que l’annonce de ce dispositif sera considérée comme suffisamment « crédible » par les marchés financiers pour ne pas avoir à l’employer.

Pour autant, il n’y a là rien de bien nouveau. Un programme ciblé de rachats d’obligations souveraines (« Securities Market Programme » ou SMP) avait déjà été activé en mai 2010 puis en novembre 2011 au moment de la crise grecque pour faire face à l’augmentation des spreads entre les taux de la dette des pays du sud et du nord. La BCE avait ainsi engrangé 210 milliards d’euros d’obligations souveraines d’États du sud de l’Union Européenne. Le SMP fut suivi en septembre 2012 du programme « Outright Monetary Transactions » (OMT) très ciblé sur l’Espagne et l’Italie mais qui n’a jamais réellement été mis en œuvr

Pour pouvoir bénéficier de ce nouvel instrument, il faudra satisfaire à plusieurs critères, comme ne pas faire l’objet d’une procédure pour déficit excessif (PDE) ou pour déséquilibre excessif (PDM), mener des politiques macroéconomiques saines et disposer d’une trajectoire des finances publiques favorable.

Pour certains experts comme l’économiste Henri Sterdyniak, de telles mesures confèrent à la BCE un pouvoir démesuré, car c’est le Conseil des gouverneurs qui déterminera l’éligibilité d’un pays au nouvel outil. Cela reviendrait à avoir un droit de regard sur les politiques économiques menées par les pays membres de la zone euro, ce dont Christine Lagarde se défend avec énergie.

Politique de bilan

Dans la zone euro, l’assouplissement quantitatif sous sa forme la plus aboutie (rachat de titres détenus par les établissements financiers en contrepartie d’une création monétaire) est apparu en janvier 2015. Logiquement il s’est traduit par un gonflement progressif du bilan de la BCE, qui a été multiplié par 3,7 entre 2014 et 2021 pour atteindre 680 milliards d’euros à la fin de l’année dernière. Mais à l’actif le montant des « titres détenus à des fins de politique monétaire » a été multiplié par 25 : ils représentent aujourd’hui les deux tiers du total, contre 9,6 pour cent en 2014 et 55 pour cent en 2017. L’arrêt des programmes de rachat signifie que ce montant ne va plus augmenter et que la BCE va entrer dans une phase, de durée indéterminée, de réduction de son bilan. Que faire des quelque 450 milliards d’euros de titres de dette publique et privée qu’elle détient ? La BCE est confrontée à un choix connu de n’importe quel investisseur. La solution la plus simple (et la plus probable) est de conserver les titres jusqu’à leur échéance, mais cela peut être long car les obligations concernées ont été émises pour une durée élevée (la « maturité » moyenne est supérieure à huit ans pour les titres publics). L’autre alternative est de céder les titres sur le marché, de manière progressive pour ne pas le déstabiliser. Ce sont des titres de qualité en termes de solvabilité des émetteurs. Mais en période de hausse des taux, la valeur des obligations déjà émises baisse mécaniquement et les vendeurs s’exposent à une perte en capital. La Banque du Japon et la Fed ont connu une évolution analogue, avec des bilans qui ont été multipliés respectivement par six et par huit depuis 2007. Celui de la Fed frôle les 9 000 milliards de dollars. La banque centrale américaine a annoncé vouloir réduire son bilan de 95 milliards par mois, soit
1 140 milliards par an, une mesure prenant effet dès le début de l’été. Plus la réduction sera rapide plus les marges de manœuvre se reconstitueront dans le cas où il serait nécessaire de lutter contre la récession.

Georges Canto
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