Une histoire sociale et architecturale d’Esch-la-Rouge

Kaléidoscope

d'Lëtzebuerger Land du 27.11.2020

Le centre de recherche C2DH vient de publier un Guide historique et architectural sur Esch-sur-Alzette (chez la petite maison d’édition Capybarabooks). Au fil de centaines de courtes notices illustrées se déploie un panorama social de la ville, ou plutôt un kaléidoscope. Le livre se différencie des monographies que publient régulièrement fanfares communales, pompiers volontaires, paroisses catholiques ou syndicats d’initiatives à l’occasion de leurs anniversaires. L’ambition du Guide ne se limite pas à recenser et à décrire les maisons le plus pittoresques, les plus belles ou les plus anciennes. Chaque maison, rue, usine ou parc fait fonction de point d’entrée dans l’histoire. Le patrimoine bâti livre un prétexte pour raconter les relations sociales, économiques, politiques et culturelles dans une ville ouvrière.

L’article sur la Metzeschmelz permet ainsi de bifurquer, via un accident de travail, vers l’histoire de la protection sociale ; celui sur la Casa Grande de raconter la résistance antifasciste italienne ; celui sur une maison lambda rue du fossé de revenir aux débuts du mouvement féministe ; celui sur l’École industrielle et commerciale de démêler une intrigue politique communale ; celui sur un magasin de chaussures d’évoquer la présence juive dans la ville.

Pour réaliser cet impressionnant compendium de 477 pages, à l’ambition quasi-encyclopédique, une « dream team » d’historiens s’est constituée. Elle englobe notamment Antoinette Reuter, spécialiste des migrations, Denis Scuto, expert du mouvement ouvrier, et Antoinette Lorang, fine connaisseuse des cités ouvrières. S’agissant de la ville qui connaît probablement la plus forte concentration de patriotisme local au Luxembourg, les auteurs ont pu compter sur l’intelligence collective des Eschois pour peaufiner les détails de leur guide. Les auteurs ont pondu un petit bestseller : Au bout de seulement deux semaines, la première édition était en rupture de stock et une deuxième édition vient de sortir. Dans un marché luxemburgensia surchargé de beaux (et encombrants) livres au format « coffee table », il existe donc un marché pour des livres en format de poche et à prix démocratique (22 euros).

Le guide présente les immeubles en ordre chronologique, suivant leur date de construction. Cette approche conduit les auteurs à se concentrer sur l’histoire du début du XXe siècle. Une certaine nostalgie pour Esch-la-Rouge se dégage de la lecture. Esch qui a voté pour la République en 1919. Esch qui a hébergé de nombreux antifascistes italiens. (L’immigration portugaise n’est par contre traitée qu’à la marge.) Esch qui était dirigée par un bourgmestre communiste. Esch qui était la première commune du bassin minier à s’investir dans la construction de logements abordables. Or, les temps ont changé. Le guide raconte en partie un monde englouti. Esch reste une ville ouvrière et internationale, mais n’en tire plus autant de fierté que par le passé, les anciennes références ont sauté. En 2017, le CSV conquiert la mairie, mettant fin à un siècle de socialisme municipal. Partout, les effets d’érosion sont perceptibles, sans que le guide n’arrive à tous les intégrer dans son récit : Le siège du Tageblatt, construit en 1939 rue du Canal, vient d’être vendu au promoteur Immobel ; les deux monumentales peintures célébrant les ouvriers des usines et des mines, tableaux qui ornaient la salle de réunion du conseil communal depuis 1956, devraient prochainement être décrochées et transférées dans une galerie d’art.

Le Guide historique et architectural s’ouvre sur l’achat d’un château, symbolisant l’émergence d’une « nouvelle bourgeoisie conquérante », celle des affaires. En 1869, l’industriel Léon Metz acquiert le « Schlassgoart », une demeure féodale entourée de 23 hectares de terrains. (Dont ne subsiste à l’heure actuelle plus que la tour, dernier vestige de l’Esch médiéval.) En 1919, l’introduction du suffrage universel fait passer le corps électoral de 683 hommes à 7 266 hommes et femmes. Les socialistes obtiennent la majorité absolue et se choisissent comme bourgmestre Victor Wilhelm, « le seul des huit conseillers du parti à bien maîtriser la langue française et à pouvoir ainsi tenir tête aux fonctionnaires de l’administration communale », notent les auteurs.

Les notices font entrevoir à quel point la mutation de village paysan en métropole industrielle fut brutale. On en prend la mesure quand on lit qu’en 1909, Léon Metz, baron du fer et bourgmestre, conclut un deal avec la Gelsenkirchener pour la vente de 92 hectares de forêts communales. Dans les trois années qui suivent, des colonnes de travailleurs abattent le Bois du Clair-Chêne, qui avait été le lieu d’excursion préféré des Eschois. Les poussières, gaz et fumées dégagées par les nouvelles usines s’avèrent tellement nocives que les Eaux minérales de Bel-Val, qui exportaient dans le monde entier, doivent cesser leurs activités.

Le guide présente les cités ouvrières construites par l’Arbed, la commune ou la SNHBM. On apprend qu’au début du siècle dernier, ces maisonnettes unifamiliales mesurent 49 mètres carrés, ce qui, à l’époque, était considéré comme « relativement spacieux ». Il donne également à voir les nombreuses maisons de maître dans les beaux quartiers où habitaient ingénieurs, directeurs, médecins, professeurs et notaires. Le livre permet de « décrypter » jusqu’aux cimetières Saint-Joseph et de Lallange. Vous apprendrez enfin la généalogie plus que centenaire du Café Pitcher ; avec un recensement méticuleux de tous les marchands de vins et cafetiers qui s’y sont succédé depuis 1904 (Café de la Place, Café Ketchup, Café Manhattan, Café Palio…).

Malheureusement, les auteurs et le photographe, Christof Weber, s’arrêtent trop souvent aux façades. On ne pénètre guère à l’intérieur des maisons. Les cuisines ouvrières et les salons bourgeois ne sont pas traités. On n’entre pas dans les foyers des Eschois, on ne saisit pas comment les générations successives se sont approprié les cités ouvrières et les maisons de notables. (La vie dans les villes ouvrières avait été documentée à vif dans le livre photos Liewen am Minett, une commande passée en 1986, donc en pleine crise sidérurgique, par le ministre des Affaires culturelles, Robert Krieps.)

D’après un inventaire établi en 2001, 64 pour cent des immeubles d’Esch ont été construits entre 1919 et 1960. Seulement vingt pour cent datent des années 1960, 1970, 1980 et 1990. Esch connaît un dernier « âge d’or » dans les années 1950 et 1960, dont témoignent les infrastructures municipales (bains, théâtre), le cinéma Ariston et des cités pour ouvriers aux allures modernes. Le Guide raconte les années noires qui ont suivi la crise sidérurgique de 1974. La récession frappa de plein fouet la commune. Entre 1974 et 1975, les recettes chutent de 242 à 131 millions de francs. Dans les quartiers du Sud (Brill, Grenz, Hoehl), le bâtiment ancien devient de plus en plus vétuste. Même les édifices communaux ne peuvent plus être correctement entretenus. De nombreux Luxembourgeois tournent alors le dos à Esch, s’enfuient vers la ceinture verte. La commune connaît un dépeuplement, sa population passe de 30 000 à 24 000 habitants entre 1960 et 1985.

La Minett-Metropol devient une des villes avec le plus haut taux de chômeurs et de RMGistes du pays, un symbole de déclin et de défaitisme. Sous forme de syndrome de stress post-traumatique, l’époque des années 1980 continue à agir jusqu’à aujourd’hui. Au début du XXe siècle, les superbes façades historisantes de la rue de l’Alzette (néogothique, néo-Renaissance, néobaroque, néoclassique, you name it) devaient conférer un sentiment de valeur sûre dans une époque marquée par de gigantesques et déroutants bouleversements socio-économiques. Aujourd’hui, le contraste est criant entre la splendeur des immeubles et les produits bas-de-gamme qui s’y vendent, et rappelle l’appauvrissement de la classe ouvrière. À partir de la seconde moitié des années 1980, Esch se remet lentement. Les édiles tentent désespérément un « rebranding » : le quartier « Al Esch » est assaini, la rue de l’Alzette reconfigurée, la Kufa rénovée grâce à des fonds européens, la place de la Résistance transformée.

Et bien-sûr, il y a l’incontournable mégaprojet Belval. C’est Jean Goedert, ancien architecte-directeur de la commune, qui a rédigé la partie dédiée à cette office town. Elle arrive un peu comme un cheveu sur la soupe. Jean Goedert concède que ce nouveau quartier reste « séparé » de la ville historique par l’usine Arcelor, toujours en activité. En réalité, Belval est resté un corps étranger : censée attirer la classe moyenne intellectuelle, Belval est un quartier rempli de bureaux, de magasins franchisés et de gigantesques machines culturelles et académiques. La greffe avec la ville populaire n’a pas pris..

Georges Buchler, Jean Goedert, Antoinette Lorang, Antoinette Reuter, Denis Scuto, Christof Weber, Guide historique et architectural Esch-sur-Alzette, Capybarabooks, 2020, 22 euros

Bernard Thomas
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