exposition

Un engagement exemplaire

d'Lëtzebuerger Land du 12.08.2022

C’est Berthe Lutgen elle-même qui nous dit que son travail se présente sous deux aspects, de tendance réaliste quand il se réfère à la femme, d’une entière et illimitée liberté dans les moyens d’expression ailleurs. Pareille dichotomie, touchant aussi bien au sujet qu’à la facture, à la manière, il est possible de la considérer de la façon la plus large, et dans l’exposition actuellement présentée à Neimënster, elle conduira jusqu’à opposer (ou du moins différencier) les deux salles où le visiteur entre à partir de l’agora. Et d’un côté, il y aura en majeure partie, quasi exclusivement, des dessins au crayon et à l’encre de Chine, du noir et du blanc, de l’autre, à suivre l’ordre pris ici, des toiles flambant de couleur et de lumière.

Un diptyque, dira-t-on, avec ses volets, ou alors les deux versants d’un long investissement citoyen dans l’art. Pour continuer l’image montagnarde, d’une part avec l’âpreté de l’escalade et de l’alpinisme, la lutte dès les années soixante et 70 pour l’égalité des femmes, avec notamment la fondation du Mouvement de libération en 1971, de l’autre, du haut des sommets, à la façon des utopies, le regard sur des vallées riantes, qu’on sait toujours menacées, y compris par l’humain.

Pendant une quinzaine d’années, Berthe Lutgen a été professeure d’éducation artistique. Dans l’exposition, ce côté pédagogique est bien présent, avec la quinzaine de photocopies, sélection à partir d’internet, d’œuvres montrant des femmes prises par les tâches ménagères, elles vont en gros du Moyen-Âge à Picasso et sa Repasseuse. Voilà un fort fondement, pour les deux rangées de dessins (crayon et encre de Chine, donc), seize en tout, tous récents, de 2021 et 2022, où Berthe Lutgen refait le coup, avec des femmes d’aujourd’hui, à partir de photographies prises sur leurs lieux de travail. Difficile de conclure que les choses aient changé, une petite lueur d’espoir si l’on veut bien identifier l’une des femmes comme architecte devant son ordinateur.

Pour le reste, avec Berthe Lutgen, on dira que ces travaux-là font quand même fonctionner la société ; la députée de la France insoumise, Rachel Kéké, gouvernante avant, a été plus radicale dans son interpellation à l’Assemblée nationale : « Qui a touché 900 euros ? Mille euros ?... Je suis élue députée, et je découvre un truc horrible. Vous méprisez les métiers essentiels, vous méprisez ceux qui servent la France. »

D’autres dessins témoignent d’autres actes d’injustices, d’autres malheurs. Et d’un coup, dans la deuxième salle, si vous suivez ce parcours, c’est un embrasement, de toiles de plus grande taille, qui presque toutes datent d’une quinzaine ou vingtaine d’années. Cela tient à la prédominance de la couleur rouge, bien sûr, moins accentuée dans des œuvres plus réduites, aux titres quand même signifiants, de Pastorale, voire de Jardin des délices. On se rappelle Berthe Lutgen, seule femme dans le tableau-environnement d’octobre 68, intitulé We call it Arden and we live in it.

Dans ces peintures, dans telles d’entre elles du moins, il est des accents (picturaux) matissiens, cependant, presque toujours, il s’y ouvre comme une fissure, il s’y manifeste comme une menace, interdisant d’y voir quelque représentation (trop) édénique. Plus loin, à part, une toute dernière toile de 2021, du temps du confinement, du Lockdown dit son titre : une nature morte s’élevant de la table avec sa coupe de fruits, son vase et ses fleurs, par-delà une étagère et ses plantes, à travers une fenêtre vers un fond de verdure, de feuilles enchevêtrées. Figure majeure de l’histoire de l’art, certes, en nos temps difficiles, repli, refuge, dont on se doute bien quand même que ce n’est pas tout à fait l’affaire de Berthe Lutgen, ni de la femme ni de l’artiste.

Lucien Kayser
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