Le recours à une société de gardiennage dans la capitale attire l’attention sur la sécurité. Ses agents restent dans l’ombre, à leur corps défendant

Cache-misère

Les patrouilles de GDL Security arpentent le quartier Gare à la demande de la Ville
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 04.12.2020

Mise en scène Mardi 19 heures 30, le ministre de la Sécurité intérieure, Henri Kox, apparaît en duplex dans le Journal sur RTL Télé depuis l’avenue de la Liberté à Luxembourg, inondée par la pluie battante. L’élu vert évoque d’abord le drame de Trèves, dont on compte alors encore les victimes. La tragédie s’est invitée à l’ordre du jour, initialement limité à la question de la sécurité quartier Gare. Le recours à une société de sécurité privée pour rassurer les gens génère un feu nourri contre l’initiative du collège échevinal de la capitale. Deux policiers cagoulés s’invitent dans le champ de la caméra, quinze secondes à peine après la prise d’antenne. (Ils sont suivis par le tramway, avatar de la « greenitude » de la coalition qui arpente l’avenue depuis le début de la semaine dans une phase de test.) Micro en main, Henri Kox rappelle sa « conviction politique et juridique » qu’il appartient à la police grand-ducale, et non à une firme privée, d’assurer la sécurité sur la voie publique. Et alors même que le « premier flic du Luxembourg » (pour paraphraser l’ancien homme d’État français Georges Clémenceau) lance sa formule, « nous ne devons pas ouvrir la boîte de Pandore de la sécurisation de l’espace public par des patrouilles privées », les deux agents mandatés par la Ville passent derrière le ministre… et le cadreur de RTL d’élargir le champ pour montrer les deux hommes et leur chien descendre vers la rue de Strasbourg. 

Voilà deux heures que deux binômes sillonnent le quartier. Partis de l’hôtel Park-Inn, les gardiens de GDL Security tournent en rond entre le boulevard de la Pétrusse et la Gare. De 17 à 23 heures, tous les jours du 1er décembre au 31 janvier, comme le stipule le contrat signé par la Ville dirigée par les libéraux et les chrétiens-sociaux (deux autres agents circulent en Centre ville de quatorze à vingt heures). Le marché a été octroyé à cette PME du gardiennage créée en 2011 et basée à Dudelange. L’entreprise dirigée par l’entrepreneur Ardian Pacarada (48 ans) emploie 21 personnes à temps plein, selon son rapport annuel. GDL a été choisie parmi trois candidats, car l’entreprise était « économiquement » la plus compétitive, nous explique l’échevin CSV Laurent Mosar. Le contrat et le cahier des charges seront présentés par la bourgmestre Lydie Polfer lundi. Dans une question urgente (en fait, davantage une sentence réprobatrice) posée lundi à l’édile Polfer, l’opposition, Déi Gréng, LSAP et Déi Lénk dit sa « consternation » quand elle a appris le 26 novembre que le conseil échevinal avait, sans consulter les conseillers communaux, engagé une société de gardiennage pour effectuer des patrouilles en ville.

Kox everywhere L’opposition municipale se place dans le sillon du ministre de la Sécurité intérieure. Elle pointe du doigt une aliénation des pouvoirs octroyés au collège. La bourgmestre libérale et ses alliés chrétiens sociaux ont détourné une décision prise le 13 juillet. Elle invitait le collège échevinal à réfléchir « à d’autres mesures visant à assurer une présence dans les quartiers Gare et Bonnevoie » (hotspots de consommation et vente de stupéfiants, ainsi que de mendicité et de prostitution) pour mieux prendre en compte des besoins des usagers de services, mais aussi des résidents et des commerçants des quartiers affectés. » Polfer & Co. devaient aussi « intervenir formellement auprès du ministre de la Sécurité intérieure pour renforcer les patrouilles policières à pied dans les quartiers Gare et Bonnevoie » et « exiger l’utilisation systématique de chiens de détection de drogues par les patrouilles policières à pied dans ces quartiers ». Lydie Polfer et Henri Kox se sont rendus sur place le 24 novembre pour évoquer la chose. La bourgmestre a alors informé le ministre du prochain recours à une société de gardiennage. Henri Kox a immédiatement désapprouvé, informe son cabinet cette semaine. « Le ministère est contre une privatisation du service du maintien de l’ordre public qui demeure une mission exclusive de l’agent de police qui a été spécialement formé à cet effet », répètent machinalement Henri Kox, présent dans tous les médias toute la semaine, et ses services. Face au tollé démarré en fin de semaine dernière tout de suite après l’annonce de la décision, le collège échevinal précise que la mission des agents de sécurité privée consiste « clairement à lutter contre le sentiment d’insécurité par une présence préventive », en espérant qu’elle soit « dissuasive à l’égard d’auteurs d’infractions ou d’incivilités ».

La polémique locale contamine la politique au niveau national. Interrogé dans le RTL 
Background samedi sur le recours à des sociétés de gardiennage dans des espaces publics, comme à Differdange depuis un an (également via GDL), le vice-premier ministre vert François Bausch livre son avis et se réfère, comme beaucoup cette semaine, à la définition de l’État de Max Weber. « Le monopole de la violence ne peut être qu’exercé par l’État et non par une firme privée ». « C’est différent dans certains États, mais le législateur luxembourgeois a confié exclusivement à la force publique la mission du maintien de l’ordre », précise celui qui dirigé le ministère de la Sécurité intérieure de décembre 2018 au mois de juillet dernier. Le vice-premier ministre rejette l’idée selon laquelle la solution contre la « misère » quartier Gare viendra seule de la répression. La posture est d’ailleurs partagée par toutes les parties prenantes au débat. Mais on parle là de sécurité, un sentiment.

La loi de 2002 sur le gardiennage est plutôt floue. Que dit-elle ? Son article 3 donnerait plutôt raison au ministre Kox. « L’exercice des activités réglées par la présente loi ne peut se faire que sous une dénomination ne pouvant pas prêter à confusion avec celle d’un service public ». La loi vise la surveillance de « bien immobiliers » et l’intervention « adéquate en cas d’intrusion non autorisée (…) voire de menace d’endommagement ». Cette disposition s’applique difficilement. La Ville ne dispose pas desdits immeubles à protéger. Laurent Mosar répond que les agents employés à la Gare ne veillent pas sur le bâtiment lui-même, mais sur la circulation en son sein et autour. Par ailleurs, en son article 17, la loi se réfère à des agents « circulant en patrouille ». Elle ne précise cependant pas la nature de ces patrouilles. Le maintien de l’ordre public « ass eleng d’Aufgab vun der Police », martèle Henri Kox sur 100,7 mardi, et sous-entend que la surveillance dans les rues par des sociétés de gardiennage serait illégale. Interrogé par le Land, le ministre estime qu’il ne lui appartient pas d’interdire à la Ville de Luxembourg de signer des contrats de service ou d’engager des sociétés de gardiennage conformément à la loi modifiée du 12 novembre 2002. Mais « la Ville de Luxembourg donne des instructions, définit les limites des missions et le périmètre de travail des sociétés gardiennage qu’elle emploie », des informations que le ministère dit ignorer. « Si les agents de sécurité venaient à agir de manière illégale durant leur mission, bien entendu les agents de police agiraient en conséquence », précise-t-on au ministère de la Sécurité intérieure.

Local vs national Les édiles de la capitale privilégient le pragmatisme et, assis sur un véritable magot, livrent un service aux utilisateurs-électeurs, selon une doctrine mise en place par Paul Helminger (maire DP de 1999 à 2011). « On a augmenté le budget pour l’intervention sociale de trente pour cent. La rue de de Strasbourg a été réaménagée. La Ville a fait tout ce qui était en son pouvoir », explique Laurent Mosar. Si la police tarde à recruter ses agents, alors elle se paie les siens. La pratique se généralise : dans le parc, les trains, les centres de rétention… Le syndicat de la fonction publique, la CGFP, dénonce une privatisation du service public. « Datt ass guer naïscht neies », répète Lydie Polfer à l’envi, en se référant notamment à la ville (verte) de Differdange qui fait surveiller ses rues par des vigiles. « Je ne me rappelle pas avoir vu d’article polémique. Personne n’a bougé », signale Laurent Mosar. Le député-échevin profite de l’opportunité pour remettre le Platzverweis à l’agenda. Le droit donné au policier d’expulser un individu d’un lieu pour une durée déterminée avait été exclu de la réforme de la police en 2017 par la coalition gouvernementale. Mais Laurent Mosar rappelle que, le
13 septembre 2013 (soit quelques semaines avant les élections législatives), le bourgmestre libéral de Luxembourg Xavier Bettel s’était rangé derrière la volonté des riverains de légiférer sur un
Platzverweis. Le concept avait été discuté en 2007. Paul Helminger disait déjà : « La Ville est un lieu sûr mais il y a toujours un sentiment subjectif d’insécurité » et proposait de recourir à une société de gardiennage dans le quartier Gare, inspiré par la mairie socialiste de Kayl, laquelle avait pour premier échevin Etienne Schneider (ministre de la Sécurité intérieure de fin 2013 à fin 2018). Max Weber avait pourtant déjà écrit Politik als Beruf…

Avant les considérations de sociologie politique, il y a les hommes et les femmes, les agents de sécurité qui se sentent de plus en plus des « pots de fleurs », témoigne Thierry*, un agent de sécurité employé dans une grande entreprise spécialisée. Comme un symbole, ils sont au centre du débat, mais personne ou presque ne demande leur avis. Les intéressés se disent les pions d’un juteux marché. Le secteur tourne bien depuis plus d’une décennie dans un pays riche en banques et en institutions européennes. Quatorze sociétés jouissent d’un agrément du ministère de la Justice pour opérer la surveillance de biens mobiliers et immobiliers. Elles emploient environ 4 000 personnes, à 90 pour cent des frontaliers, explique un agent. Un Big Four constitué d’entités locales de groupes internationaux se dessine. G4S, 1 200 collaborateurs, et Brink’s, 850, le dominent depuis une décennie, mais Securitas, 810 employés, et Dussmann Security, 645, les rattrapent. Seris Security, arrivée en 2017 et qui revendique 400 collaborateurs (un chiffre qui n’est pas publié dans le rapport annuel, à l’inverse de ses concurrents) bouge les lignes et aspire aussi aux juteux contrats de surveillance des institutions européennes, une bonne partie de la manne, selon l’organisation patronale spécialisée Fedil Security Services et son responsable Marc Kieffer (qui s’inquiète toutefois d’une tendance à l’insourcing de la sécurité des organes de l’UE).

Déshumanisation Selon nos estimations basées sur les chiffres d’affaires des sociétés concernées publiés au mémorial, le seul gardiennage pèse autour des 300 millions d’euros annuels. Les bénéfices relevés chez les principaux acteurs ne sont pas mirobolants. Deux millions d’euros pour soixante de chiffre d’affaires chez le leader G4S ou quelques centaines de milliers d’euros pour Dussmann avec une vingtaine de millions de revenu. Les profits répondent toutefois à une étonnante stabilité. Elle s’explique notamment par une structure de coûts et un bassin de recettes assez facilement identifiable et relativement stable. De même, le risque pour l’entreprise de se retrouver avec un excès de personnel sur les bras en cas de perte de contrat est limité. Si un marché passe d’une entreprise de gardiennage à une autre, (sauf cas particuliers) les agents de sécurité en poste chez le client y restent et changent d’employeur. Cet accord passé dans la profession présente des intérêts pour l’entreprise. Éventuellement aussi pour le salarié, lequel ne change pas de lieu de travail. Mais la philosophie d’entreprise change. « Le turnover est important. Ça rentre, ça sort. Il n’y a pas de cohésion d’équipe », témoigne Thierry, un agent de sécurité qui préfère rester discret. « Les gens qui sont moyens, on les affecte à des gros sites comme la Commission, le Parlement ou les grosses banques », raconte encore Laurent*, un salarié d’une grande boîte du secteur. Et la dimension symbolique est importante : nombre de femmes et d’hommes qui travaillent dans le gardiennage se sentent mal, peu ou pas considérés, nous dit-on à l’OGBL. 

Un agent de sécurité travaillant au Luxembourg, écrivain à ses heures, a publié en 2018 un ouvrage autobiographique avec pour objectif « de dénoncer un système déshumanisant, asphyxiant et obsolète ». Dans A.S. 848 (son matricule), Frédéric Pussé, décrit un secteur qui se porte « à merveille » depuis de nombreuses années, mais où les salariés mènent une vie professionnelle plutôt rude et difficile. Le narrateur y expose notamment les impératifs de mobilité, avec des changements d’affectations réguliers, et de flexibilité. « Nous sommes susceptibles d’être appelés à n’importe quelle heure et ce pour différentes raisons », écrit-il. L’agent contacté par le Land, Thierry, décrit lui aussi des cadences parfois rudes. « La convention collective (un document d’une trentaine de pages qui bétonne les relations salarié-employeur) ne défend pas très bien les employés », regrette-t-il. Et « la loi dite Pan leur permet de jouer avec nos heures comme bon leur semble dans le cadre d’un plan d’organisation du travail ». Le nombre d’heures à prester sont optimisées dans des périodes de référence de plusieurs mois. Les responsables du planning jonglent entre les emplois du temps de tous en enchainant les cadences plein pot tout en limitant les heures supplémentaires (entre cinquante et 150 pour cent de surcoût), ce qui rend la vie familiale compliquée. Le responsable de la Fedil, Marc Kieffer, rappelle le droit pour le client « d’exiger que la mission soit exécutée ».

Aggravation La pandémie de Covid-19 génère de nouveaux besoins en agents de sécurité pour faire appliquer les mesures sanitaires. Les niveaux d’occupation diffèrent selon les sociétés de gardiennage. Les clients dont les salariés sont en chômage partiel n’emploient plus de vigiles pour contrôler leur personnel, explique Marc Kieffer. Mais le représentant du patronat atteste d’une grande demande, notamment dans la grande distribution ou le milieu hospitalier. Dussmann Security écrit dans son rapport annuel 2019 que la crise a généré un accroissement significatif de contrats. Les salariés relatent néanmoins le chaos dans lequel se sont opérées les premières semaines de la pandémie, au mois de mars. « On surveillait et filtrait les entrées des supermarchés. Ça pousse. Les esprits s’échauffent et il a fallu des fois séparer les gens. À cet instant, on n’avait aucun dispositif de protection », raconte Laurent. Thierry détaille les difficultés rencontrées dans « des bâtiments pleins à craquer », comme dans les centres de rétention « avec des résidents qui ne respectent pas vraiment les gestes barrières ». L’intensité a aussi pu être difficile à encaisser par le personnel, explique Marc Kieffer, du fait des sous-effectifs dans certaines entreprises, avec beaucoup de congés pour raisons familiales et la difficulté pour employer rapidement un remplaçant. Tout agent est assermenté auprès du ministère de la Justice.

« On avait l’espoir d’être reconnus un peu plus », admet Thierry. « Une prime, ça aurait marqué le coup », poursuit-il. Les syndicats avaient organisé un piquet de protestation en ce sens en mai.  « On a demandé (…), mais à la Fedil. C’était toujours non », fait valoir Julie Roden, secrétaire centrale adjointe de la branche à l’OGBL, qui précise que les revenus sont « très proches du salaire minimum » avec peu de progression. Marc Kieffer s’en étouffe presque : « Ils se plaignent à très haut niveau ». Le délégué patronal fait valoir les concessions faites dans la dernière convention collective en 2019 avec notamment des revalorisations salariales. Marc Kieffer souligne en outre que la hausse de 2,8 pour cent du salaire social minimum annoncée voilà deux semaines va être répercutée dans l’ensemble du barème. Un centre de formation, financé par les entreprises (un pour cent de la masse salariale), a aussi été créé. Le malaise provient pour beaucoup du manque de qualifications requises. Il suffit d’un casier vierge pour intégrer la profession. Les missions revêtent de nombreuses formes. « On ne sait pas vraiment ce qu’on doit faire ou non. J’ai des collègues, qui donnent à boire aux plantes, qui remplissent de la paperasse, gèrent les inventaires. Il y en a même qui comptent le sucre et les baguettes », lâche Thierry en référence à la gestion des repas dans les centres d’accueil. La surveillance en milieu urbain vient s’ajouter. Laurent, vingt ans de métier, raconte son expérience similaire à la Schueberfouer. « On agit dans le flou. On est en première ligne et on n’a absolument aucun moyen d’agir. Il faut faire partir les gens du site à la fermeture. C’est pas évident, à une heure du matin, certains sont alcoolisés. » À la Gare, « il fallait virer des drogués des toilettes », raconte encore Laurent qui est aussi intervenu sur le parvis ou galerie Kons, en face, « des lieux un peu chauds avec des gens pas toujours bien intentionnées ». Les difficultés rencontrées par les employés du secteur du gardiennage ont été entendues par la ministre de la Justice Sam Tanson (déi gréng) en mai. Selon son cabinet, des consultations interministérielles ont été mises en place par la suite. « La majeure partie des revendications n’étaient pas du ressort de notre ministre », nous explique-t-on. Une réforme n’est pas prévue dans le programme gouvernemental, mais « si une précision de la loi s’avérait nécessaire au vu des discussions actuelles, des négociations avec tous les acteurs concernés seront entamées », informent les services du ministère. La polémique rappelle un autre aphorisme de Georges Clémenceau : « C’est l’État qui doit intervenir directement pour résoudre le problème de la misère, sous peine de voir la guerre sociale éclater au premier jour ».

* Nom modifié. L’identité de la personne est connue de la rédaction

Pierre Sorlut
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