omparer l’épidémie actuelle de Covid-19 à d’autres plus anciennes peut être riche d’enseignements. Près de quarante ans après l’apparition du VIH, les parallèles sont nombreux

Du « tous ensemble » au « chacun chez soi »

d'Lëtzebuerger Land du 04.12.2020

238 Cette semaine, comme tous les ans depuis 1988, on a célébré la Journée mondiale de lutte contre le Sida, au Luxembourg comme ailleurs. Mais ce 1er décembre n’était pas comme les autres : pas de distribution de préservatifs, pas de stands au marché de Noël, pas d’action de sensibilisation dans les écoles. Les restrictions en vigueur ont eu raison des traditionnelles célébrations. Cela ne veut pas dire que la maladie a disparu : selon le rapport 2019 du Comité de surveillance du Sida, des hépatites infectieuses et des maladies sexuellement transmissibles, il y a encore eu sept morts liés au VIH l’année dernière au Grand-Duché, ce qui porte à 238 le nombre de décès depuis 1983 et l’apparition des premiers cas dans notre pays.

Pour les professionnels et les bénévoles engagés dans la lutte contre le VIH, « cette crise aura probablement des conséquences sur la transmission des virus VIH ou hépatites au sein des populations les plus vulnérables », note le Dr Carole Devaux, présidente du Comité. Sandy Kubaj, chargée de la direction du service HIV Berodung de la Croix-Rouge luxembourgeoise ajoute que le confinement a eu des effets notables sur la prévention. Ainsi, le nombre de tests de dépistage réalisés au sein de son service est passé de 772 en 2019 à 282 cette année. Il a aussi a baissé de 20 à 48 % selon les périodes de l’année au CHL. De même, les événements ou séances de prévention dans les lycées ou les autres structures pour jeunes ont été divisés par deux. La campagne de sensibilisation actuelle - « Appliquons les bons gestes, même sous la ceinture » - semble bien timide face au mémorable « Eng Mutz fir de Wutz » qui était affiché à la fin des années 90.

Comparaison n’est pas raison Si les virus VIH et Sars-Cov-2 connaissent des similitudes (notamment qu’ils ont sauté d’un réservoir animal à l’être humain), ils ne se transmettent pas de la même façon et n’agissent pas de même sur l’organisme. Le VIH se transmet plus difficilement que le coronavirus. Il est aussi plus lent à faire des ravages sur les personnes infectées. Avant la mise sur le marché des antirétroviraux il y a une vingtaine d’années, le VIH était aussi bien plus susceptible d’être mortel que le Covid-19. « La mort et le deuil faisaient partie intégrante de ceux qui travaillaient et militaient dans le domaine », rappelle Claude Neu qui travaillait pour l’asbl de prévention Stop Aids now au milieu des années 90. Les populations touchées, notamment au début de l’épidémie de Sida étaient aussi très différentes qu’aujourd’hui. La stigmatisation de ces populations – on parlait, aux États-unis principalement, du « club des quatre H », homosexuels, Haïtiens, hémophiles et héroïnomanes – a d’ailleurs entraîné des retards dans la prévention. De la même façon, considérer que le coronavirus était un « virus chinois » qui n’allait pas nous atteindre a pu différer certaines prises de décision en Occident. Enfin, l’ampleur de la diffusion du virus au niveau international, dans une société ultramondialisée où les déplacements sont légion et l’avènement de nouveaux canaux de communication qui étaient balbutiants au début de l’épidémie de VIH – chaînes d’information en continu, internet et réseaux sociaux - rendent les comparaisons entre le VIH et le Covid-19 en partie caduques. Cependant, les interrogations face à l’inconnu, les politiques de prévention et leur communication, la réaction médiatique ou les questions sociales mettent en évidence des parallélismes intéressants.

Un air de déjà vu Face à une nouvelle maladie, certains phénomènes sociaux se répètent. Les stratégies de santé publique et le vocabulaire utilisé se ressemblent : patient zéro, prévention, tests de dépistage, personnes à risque, charge virale, essais cliniques… « Ceux d’entre nous qui ont vécu ces années-là, ont un sentiment de déjà-vu. Tout revient à la surface », estime Jean-Claude Schlim, réalisateur du film House of Boys et membre du Comité de surveillance. C’est d’abord la peur de l’inconnu et l’incertitude qui dominent avec des messages contradictoires qui minimisent l’ampleur de la maladie (« ça ne touche que les gays » / « ça ne concerne que les vieux ») ou au contraire accentuent les craintes, notamment sur les modes de transmission. « Au début des années 90, lors d’une soirée dans un bar gay où il y a avait beaucoup de monde, j’ai suggéré à quelqu’un de partager mon verre pour lui éviter une longue attente au bar. Il m’a rétorqué que c’était top risqué de boire dans le même verre que moi qui étais très certainement touché, vu mon activisme », se souvient Claude Neu.

L’activisme et la solidarité allaient de pair dans la communauté homosexuelle de l’époque nettement plus stigmatisée qu’aujourd’hui. « Après le phase de début où, ne connaissant pas les modes de transmission les bars et lieux de rencontres gays étaient déserté, c’est la solidarité qui a pris le dessus, avec des distributions de préservatifs, des lieux d’accueils pour les malades, surtout ceux qui étaient rejetés par leur famille, des émissions de radios (Claude Neu était, avec Claude Konen entre autres, sur radio Ara tous les samedis soir de 19 à 20 h, ndlr), des cérémonies mémorielles et même de l’humour et de la créativité dans les campagnes... », relate-t-il. Le « tous ensemble » qui était scandé au plus fort de l’épidémie de Sida trouve aujourd’hui peu d’écho et devient un « chacun chez soi ». « Je regrette un manque de mobilisation et de solidarité de la société civile et du monde associatif actuels. Toute la communication, les messages de prévention et l’entraide sont laissés uniquement à l’action du gouvernement », estime Jean-Claude Schlim.

On observe aussi la répétition des mêmes phénomènes de fausses nouvelles et d’emballements médiatiques, en particulier autour des éventuelles solutions thérapeutiques ou vaccinales. Les réseaux sociaux amplifient bien évidemment les rumeurs, fausses informations, théories complotistes qui existaient aussi dans les années 80, mais avec moins d’envergure. La Française Françoise Barré-Sinoussi, une des récipiendaires du Prix Nobel de médecine en 2008 pour la découverte du VIH rappelait dans Le Monde au début de la pandémie (24/03/2020) : « Faisons très attention aux effets d’annonce, on en a vécu beaucoup dans le domaine du VIH/Sida. Par exemple, des candidats-vaccins avaient été annoncés comme protégeant du VIH ; certaines personnes les ont utilisés et ont été infectées. Certains ont utilisé des médicaments qui étaient censés les guérir, sans succès. L’actualité nous rappelle de tristes histoires. »

Pas de visage D’autres aspects communs se dessinent. On pense aux comportements à risque de ceux qui bravent les interdits et l’autorité. « Il y avait des personnes qui pratiquaient le bareback (des rapports sexuels non protégés), comme certains organisent des grandes soirées ou refusent de porter le masque », compare Claude Neu. Autre point commun : le compte des cas positifs et des morts qui devient un des marqueurs de l’efficacité ou de l’échec des politiques de santé publique. En matière de sensibilisation, la publication des chiffres ne semble pas vraiment suffisante : « Sur le Covid, on ne communique que des statistiques, des moyennes, des taux, mais pas de nom, pas de visage, pas d’histoire. Il y a un manque de compassion vis-à-vis des morts », regrette le réalisateur qui se fait « un devoir de témoigner en tant que survivant des années sida ». Les morts du sida avaient des noms dont on égrainait la liste le 1er décembre lors des cérémonies au Cercle municipal. Pour nos sociétés, il s’avère donc nécessaire de penser collectivement le deuil et à la perte des êtres chers et d’inventer des rituels nouveaux par temps de crise sanitaire.

Enfin, pour le Covid-19 comme pour le VIH, l’épidémie agit comme un révélateur des inégalités sociales systémiques. David France, activiste anti-sida américain de la première heure et réalisateur du documentaire How to Survive a Plague (2012) explique dans le New York Times (08/04/2020), « While we now have what appears on its face to be a more democratic plague that isn’t confined mostly to a despised population, it has still been most heavily concentrated in the major urban areas, which is blue America, in neighborhoods that are filled with people who are not rich and are often black or brown. » La surreprésentation de malades du Covid-19 dans le sud du Luxembourg, qui compte plus de catégories socio-professionnelles défavorisées qui vivent dans des logements plus petits, qui n’ont pas pu télétravailler et se trouvent plus exposées, ne dit pas autre chose.

Leçons Spécialistes des maladies infectieuses, épidémiologistes, virologues… ce sont les mêmes personnes qui travaillent sur le Covid que sur le VIH « Au stade des connaissances actuelles et en l’absence de vaccin, le seul moyen de limiter la transmission du VIH comme du Sars-Cov-2 sont la prévention et la communication, donc le dépistage et la connaissance de son statut », indique le Dr Carole Devaux. En outre, l’évaluation des études cliniques menées pour les médicaments et les vaccins contre le Covid-19 bénéficie des avancées obtenues dans la lutte contre le VIH (et d’autres maladies comme les cancers ou les hépatites). « La lutte contre la pandémie VIH est vraiment un modèle et les difficultés rencontrées servent actuellement dans la stratégie de contrôle de la pandémie Covid au niveau international, notamment pour l’évaluation des vaccins », note encore la présidente du Comité de surveillance du Sida. L’ensemble des enseignements devrait être profitable à la lutte contre le Covid-19. Et notamment la nécessité de prendre en compte le caractère social de l’épidémie et ses effets psychologiques et économiques à long terme.

France Clarinval
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