Projet Rockhal

Le rock orphelin

d'Lëtzebuerger Land vom 21.12.2000

C'est la triste histoire d'un projet soudain devenu orphelin. Le ministre qui l'a porté sur ses mains, Alex Bodry (POSL, alors responsable de la Jeunesse) n'est plus ministre. Les fonctionnaires qui l'accompagnaient - Karin Kremer et Claude Gengler - ont quitté la fonction. Et d'ailleurs, même le ministère a cessé d'exister en tant que tel. Un an et demi après le vote de la loi du 2 juin 1999 autorisant le gouvernement à faire construire une salle de concert « pour jeunes » dans la halle des soufflantes de la friche industrielle d'Esch-Belval, le gouvernement PCS/PDL affirme que le projet de loi a été bâclé, que les estimations étaient fausses, qu'avec 273 millions de francs les coûts ont été largement sous-estimés. 

Après un re-calcul par la commission d'analyse critique, la ministre de la Culture et des Travaux publics, Erna Hennicot-Schoepges (PCS) dira devant ses collègues du gouvernement et devant la caméra de RTL Tele Lëtzebuerg que la seule restauration de la halle des soufflantes, y compris son toit, plus l'aménagement des voies d'accès, des parkings etc. feraient largement exploser l'enveloppe budgétaire prévue par la loi. Elle parle d'un coût total de 711 millions de francs. Vendredi dernier, le gouvernement l'a autorisée à faire élaborer un nouveau projet de loi. La salle passerait donc enfin entre les mains d'un, sinon de deux ministères compétents. Au ministère des Travaux publics, l'on affirme ne jamais avoir eu connaissance du projet de loi avant son vote.

 

C'est l'histoire des actes manqués du parti socialiste. Les Jeunesses socialistes ont beau revendiquer la construction de la salle de concerts rock par une sympathique action de cartes postales, il n'en demeure pas moins que les socialistes se sont, une fois encore, laissés narguer par les chrétiens-sociaux. Dès les débuts du projet il y a cinq ans, la ministre de la Culture l'a laissé aux socialistes. Stratège, elle a su mettre tout son poids dans le projet de la salle de concerts classiques, qui lui tient particulièrement à coeur et dont le projet de loi pour une enveloppe budgétaire de 3,15 milliards de francs - soit dix salles de rock ! - a été voté le 7 décembre dernier. En plus, lors de la distribution des ressorts en août 1999, elle s'est arrangée pour avoir les Travaux publics conjointement avec la Culture afin de faire avancer les grands chantiers culturels. 

Les socialistes ont bien encore réussi à faire voter d'urgence la salle de rock, mais il s'avère que cela n'était qu'une manoeuvre électoraliste, le projet ayant été loin d'être réalisable. L'État n'était même pas encore propriétaire du terrain. En juin de cette année, la Chambre des députés a adopté une motion invitant le gouvernement à faire avancer la construction des deux salles de concerts - classique et « pour jeunes » - en parallèle. Mais personne n'arrêtera les grues au Kirchberg si la recherche d'un site recommence à Esch. 

 

C'est l'histoire d'interminables querelles de sites, de luttes d'influences des politiques locales. Début décembre, Lydia Mutsch, maire socialiste d'Esch-sur-Alzette, a voulu faire dépendre l'accord de son parti pour la salle de concerts Grande-Duchesse Charlotte de l'engagement de la ministre pour la salle eschoise. Or, elle n'a même pas eu l'appui de tout son groupe parlementaire, montrant, lui, de la compréhension pour les arguments de la ministre. Mais Lydia Mutsch a néanmoins raison sur les questions qu'elle a posées, sur la proportionnalité des dépenses par exemple, entre le Sud et le Centre ou entre un public jeune et un public dit sérieux. 

En feuilletant le dossier salle de rock, déjà assez volumineux, on retrouvera des extraits de presse datant d'avril 1998, lorsque le conseil communal d'Esch-sur-Alzette devait décider de l'emplacement retenu, Esch-Belval ou la lentille Terres-Rouges. Dans le concept global de reconversion de la friche d'Esch-Belval, présenté au printemps de cette année1, du ministre de l'Aménagement du territoire Michel Wolter (PCS), la salle de rock n'est même plus expressément prévue. Bien qu'il ne voulut pas entendre parler d'un moratoire du projet, il prévoit l'installation d'une Cité des sciences, de la recherche et de l'innovation sur le terrain des soufflantes. Certainement pas le genre de voisinage qui rêve d'une salle bruyante et fréquentée de jour comme de nuit. Vendredi dernier, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (PCS) confirma l'emplacement de la salle de concerts sur la friche d'Esch-Belval, sans toutefois dire exactement à quel endroit sur les centaines d'hectares du site. Sibylline, Erna Hennicot n'en dévoila rien. « Nous avons besoin d'une telle halle, et c'est important qu'elle soit implantée dans le Sud, » affirma-t-elle devant les députés. 

 

C'est l'histoire d'un lobby inexistant. Si le rock représente la contestation, la musique classique serait plutôt la contemplation. Même si ce manichéisme n'est certes pas entièrement vrai, il n'en reste pas moins que le rock n'a toujours pas vraiment droit de cité dans le paysage culturel luxembourgeois. Peu à peu, les innombrables groupes amateurs aspirant vers une professionnalisation se regroupent pour constituer un lobby représentatif. L'association de rockeurs backline ! est à ce jour l'interlocuteur le plus sérieux des pouvoirs publics. 

Il est vrai aussi que le musiciens seront les premiers à contester l'utilité d'une telle salle de concerts, pouvant accueillir jusqu'à 5 000 spectateurs debout. Car ils savent que ce sera avant tout une salle pour groupes étrangers. Un groupe luxembourgeois moyen peut espérer vendre mille copies d'un disque, les concerts des plus populaires peuvent atteindre le millier de personnes aussi. Ce refus du milieu rappelle un peu la peur des artistes plasticiens luxembourgeois du musée Pei sous prétexte qu'il ne leur réserverait pas assez de place pour exposer. Or, au-delà de l'inspiration que l'écoute d'un concert peut procurer aux musiciens, l'on plaidait en parallèle pour l'installation de salles de répétition pour groupes autochtones, idée que le gouvernement retient dans son accord de coalition. 

 

C'est l'histoire d'incompréhensions entre générations. Comment demander à un teenager de faire confiance à la politique, de s'engager, d'aller voter en 2004 s'il voit aujourd'hui que même le vote d'une loi ne veut plus rien dire. Les rouages politiques, techniques et administratifs n'intéressent guère le néophyte. « Fir dausende jonk a manner jonk Leit war d'Enttäuschung secherlech enorm, » lorsqu'ils apprirent le gel du projet, écrivait, il y a un an exactement, le comité de l'asbl backline ! dans une lettre ouverte. Et ils regrettaient que les aficionados de pop-rock doivent toujours voir et entendre leurs groupes ou chanteurs préférés dans des conditions désagréables, sur une patinoire ou sous une corbeille de basket. 

Il y a bien la Kulturfabrik et sa salle de 700 à 900 personnes ou la salle privée Den Atelier, mais toutes les deux s'avèrent souvent trop petites. Le concert de Lou Reed cet été dans une de ces nombreuses salles multi-fonctionnelles à l'acoustique exécrable illustrait à nouveau le besoin urgent d'une structure appropriée.

« Les fonctions sociales et esthétiques des spectacles de musiques amplifiées sortent renforcées de [la] diversité des publics due aux brassages des générations et des classes sociales, » écrit la cellule Développement culturel du ministère de la Culture français dans une étude consacrée aux musiques amplifiées. Et de continuer : « Diversité qui pose d'une manière nouvelle l'intervention des politiques culturelles dans ce domaine, tant au niveau national que local. » Car, si les directeurs de banques et autres fonctionnaires ont le droit de socialiser en écoutant d'une oreille un peu de Mozart ou de Beethoven, pourquoi les choses seraient-elles différentes pour les fans de Leftfield, de Day One ou de Nazz Nazz. 

Entre cynisme et désabusement, le député vert Robert Garcia déposa le 7 décembre une proposition de loi portant création d'un établissement public nommé Centre de créations et d'évènements Janis Joplin - symbolisant sa volonté d'aider le législateur à faire avancer le schmilblick. Hormis le fait que Janis Joplin n'est ni particulièrement vivante ni particulièrement représentative de la musique d'aujourd'hui, il mit ainsi le doigt sur le prochain problème non traité par l'équipe Bodry : qui gérera cette salle et selon quels critères ? Motus et bouche cousue. Durant toute la discussion à la Chambre des députés, Alex Bodry avait élégamment quitté l'assemblée. 

 

1 Voir aussi notre dossier Friches industrielles sur www.land.lu

 

josée hansen
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