Henri Kox et Claude Turmes veulent obliger les syndicats de copropriété à mettre de l’argent de côté pour financer de futures rénovations énergétique. En modifiant les règles de majorité aux assemblées générales, les ministres suscitent la peur d’une gentrification verte

Les copropriétaires

La résidence  « Les Terrasses de l’Europe » à Dommeldange
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 08.10.2021

Dans les années 1970, la copropriété était un modèle d’avenir : Une matérialisation du modernisme urbanistique et du progressisme social. Le LSAP y voyait le signe d’« un esprit social, un esprit démocratique : la copropriété, c’est la cogestion. » Le CSV estimait que « le collectif prend peu à peu le pas sur l’individuel ». Quant au DP, il la considérait plus sobrement comme « une formule qui semble convenir le mieux aux personnes d’un certain âge qui ne sont plus à même de vaquer aux travaux d’entretien courants assez importants dans une maison particulière ».

Aujourd’hui, la lourdeur procédurale des copropriétés risque d’aboutir à la dégradation du stock bâti, soit quelque 71 000 logements construits tout au long du XXe siècle. Aux assemblées générales, des intérêts économiques divergents s’affrontent, et s’annulent. Les propriétaires occupants seront plutôt enclins à lancer des travaux, dont ils bénéficieront au quotidien. Les propriétaires bailleurs prôneront plutôt le minimum syndical : la facture du chauffage, après tout, ce sont leurs locataires qui doivent la payer. Mais à y regarder de plus près, d’autres lignes de conflit apparaissent dans le camp des propriétaires : entre retraités qui ont remboursé leur prêt et jeunes ménages surendettés, entre ceux qui surchauffent et ceux qui passent leur journée à l’extérieur, entre ceux qui veulent rester et ceux qui songent à partir.

Déposé en février 2021, un projet de loi entend briser ces blocages en forçant les copropriétaires à instaurer un « fonds de travaux ». L’idée est d’accumuler une réserve financière afin de réaliser un programme climatiquement vertueux : rénovations énergétiques, installation de bornes de recharge dans les garages et de panneaux solaires photovoltaïques sur les toits. (On oublie en revanche de mentionner l’aménagement de locaux à vélo.) Henri Kox et Claude Turmes, les ministres verts du Logement respectivement de l’Énergie, s’aventurent sur un terrain miné, là où la crise du logement rencontre la crise climatique. Ils y vont mollo : Le montant minimal à verser au fonds de travaux a été fixé à dix pour cent des charges annuelles d’entretien, soit quelque 300 euros par an et par ménage.

Les deux ministres technophiles souhaitent « lutter contre l’effet du ‘lock-in’ », c’est-à-dire la tentation de rénover à la va-vite, et donc de manière peu efficiente et peu rentable. De tels travaux bâclés fixeraient sur le long terme un standard médiocre, lit-on dans l’exposé des motifs : « Par exemple, si le maître d’ouvrage se décide pour une faible isolation des murs extérieurs, celle-ci ne va être renouvelée que lors de l’entretien des premiers dégâts après trente à cinquante ans ». La méfiance vis-à-vis des rénovations énergétiques reste grande. Benoît Martin regrette cette « vue très court-terme » de nombreux copropriétaires. Pour le spécialiste en efficacité énergétique, ce serait une « aberration » de refaire une façade sans profiter de l’occasion pour y intégrer une isolation thermique : « L’échafaudage est monté, l’enduit est décapé, pourquoi dès lors juste faire une remise en peinture ? »

Pour lancer des travaux d’assainissement énergétique, il suffira à l’avenir de réunir une majorité simple, et non plus les trois-quarts des voix d’une copropriété. Ce remaniement des règles de majorité suscite les angoisses : Qu’arrivera-t-il si une majorité décide d’entreprendre de coûteux travaux de rénovation énergétique que la minorité ne pourra financer ? Assistera-t-on, dans certaines résidences, à une lutte des classes, opposant propriétaires écolos et aisés d’un côté, aux propriétaires défavorisés et surendettés de l’autre ? Dans son avis, la Chambre des salariés évoque « une arme à double tranchant » et met en garde contre « des effets secondaires néfastes » : « Les contributions pourraient facilement dépasser les moyens financiers de certains propriétaires, sans que ces derniers aient la possibilité de bloquer cette augmentation décidée par l’assemblée ». La Chambre des fonctionnaires et employés publics « imagine » le pire : Un copropriétaire majoritaire décidant « de fixer le montant de la cotisation [au fonds de travaux] à un pourcentage très élevé – à cent pour cent, à 200 pour cent, voire plus – dans le but de forcer un autre copropriétaire de cesser sa propriété ». Sans employer le terme, les syndicats craignent donc une gentrification verte.

En avril 1975, la question des majorités et des « abus de puissance » dominait déjà les débats. Le Parlement adoptait la première loi réglant les copropriétés, copiée sur la législation française. Les petits propriétaires devraient être protégés d’« un copropriétaire tout puissant », suspecté d’imposer « des améliorations purement somptuaires » et de « s’installer en maître absolu en devenant propriétaire de tout un immeuble et en se débarrassant de la moindre partie ». Les députés décidèrent de réduite le nombre de voix d’un propriétaire majoritaire « à la somme des voix des autres copropriétaires ». Ce rééquilibrage des rapports de forces créerait « un risque de bloquer le fonctionnement normal de la copropriété », concédait-on à la tribune du Parlement, mais ce serait là « la solution la moins mauvaise ».

Pour résoudre ces blocages, la loi de 1975 prévoit un large recours aux tribunaux. Lors d’une conférence devant l’Institut grand-ducal en 2010, le vétéran du barreau Jacques Loesch citait le développement de la copropriété immobilière et le nombre croissant des litiges entre copropriétaires parmi les principales raisons de « l’augmentation du judiciaire ». Dans son avis publié la semaine dernière, la Chambre de commerce s’étonne que le projet de loi Kox/Turmes « ne semble pas couvrir la possibilité d’un non-paiement de la cotisation par un copropriétaire » et s’interroge sur les « mesures de sanction » en cas de refus de paiement. Actuellement, les mauvais payeurs se voient confrontés à une escalade : saisie sur le salaire, hypothèque sur l’appartement, voire vente forcée du bien.

Les primes aux rénovations énergétiques étaient très généreuses, elles ont encore été majorées de cinquante pour cent au printemps 2020. Or, le manque de discernement social est flagrant : le multipropriétaire bailleur peut prétendre aux mêmes montants que le propriétaire occupant un petit studio délabré. Mais avant de toucher ces aides, encore faudra-t-il pouvoir préfinancer les travaux. Destinés aux ménages peu solvables, les prêts climatiques à taux zéro (et garantis par l’État) étaient vantés comme un remède-miracle par le DP ; ils auront été un échec complet. Depuis leur introduction en décembre 2016, le régime d’aides n’a enregistré que 26 demandes, dont un seul dossier fut accordé. (Un nouveau projet de loi vise à simplifier les démarches en introduisant une formule unique.)

Finalement, ce seront les locataires qui risqueront de payer le gros de la facture. Selon une étude publiée cette semaine par l’Observatoire de l’habitat, le « taux d’effort » (donc la part des revenus engloutis par le loyer) des ménages pauvres serait passé de quarante à cinquante pour cent, et ceci en seulement trois ans. Que le projet de loi intègre les cotisations au « fonds de travaux » dans le calcul du « capital investi », censé fixer le montant du loyer, a provoqué une levée des boucliers du côté syndical. La Chambre des fonctionnaires veut interdire aux propriétaires, « éventuellement sous peine d’une amende », de répercuter ces dépenses sur le loyer. La Chambre des salariés y voit la confirmation du « primat de la garantie de rentabilité de l’effort économique du propriétaire sur toute protection sociale et financière des locataires ». Étant donné qu’une bonne partie des coûts de la rénovation énergétique sont remboursés par l’État, leur intégration dans le calcul du loyer maximal serait « absolument absurde ».

La France a choisi la voie de la contrainte. Les propriétaires bailleurs d’immeubles classés F et G se verront dans un premier temps interdire toute augmentation du loyer. Puis, à partir de 2025, ces logements ne seront plus considérés comme « décents », c’est-à-dire déclarés impropres à la location. Le locataire sera alors en droit de saisir un juge pour pousser le propriétaire à lancer des travaux de rénovation, à réduire le loyer, voire à lui verser des dommages et intérêts. Au Luxembourg, de telles interventions restent politiquement inconcevables. En 2017 encore, un eurodéputé nommé Claude Turmes proposait une mesure similaire : Et si, en-deçà d’un niveau de performance énergétique, on interdisait aux propriétaires de vendre et de louer ? Le politicien est depuis passé par le broyeur de la Realpolitik grand-ducale.

Pour convaincre les multipropriétaires d’investir dans leur parc locatif, le gouvernement se montre fiscalement et budgétairement généreux, distribuant des primes et incitants à gogo. Dernier exemple en date : le taux d’amortissement accéléré de six pour cent (sur dix ans) pour les rénovations énergétiques qui s’adresse exclusivement aux investisseurs immobiliers. Or, le marché est tellement tendu que le passeport énergétique n’a finalement qu’une incidence marginale sur les prix. Entre les appartements anciens et neufs, les écarts sont minimes : 8 100 euros au mètre carré pour les premiers, 8 600 pour les seconds. Même constat au niveau des hausses annuelles : 16,1 pour cent sur le marché de l’ancien et 17,6 pour cent sur le marché du neuf. C’est le terrain qui détermine la valeur, et non le bâti.

Entre les années 1950 et 1990, quelque 7 000 appartements ont été construits par décennie. Ce rythme étonnamment régulier « laisse présager une répartition temporelle relativement uniforme du nombre de rénovations futures », lit-on dans la Long Term Renovation Strategy publiée en juin 2020. Or, de nombreuses résidences sont de qualité médiocre. Au lendemain de la guerre, il fallait reconstruire vite et bon marché. Dans les années soixante, la « splendeur nouvelle du béton » remplaçait les briques. D’un point de vue thermique, ce ne fut pas exactement une avancée : Un mur en briques de cinquante centimètres vaut mieux qu’un mur en béton armé d’une vingtaine de centimètres d’épaisseur. Il faudra attendre le choc pétrolier de 1973, avant que ne se mette en place un embryon de réglementations thermiques.

Assainir cet énorme stock bâti s’apparente à une tâche herculéenne. C’est pourtant l’« objectif climatique sectoriel » que s’est fixé le gouvernement en promettant de réduire les émissions CO2 des bâtiments de 64 pour cent jusqu’en 2030. Ni la Chambre de commerce ni la Chambre des salariés ne mettent en doute l’urgence de décarboner le parc immobilier. Seule la Chambre des fonctionnaires ne semble pas encore avoir pris la pleine mesure du défi climatique. Dans son avis, elle estime que la rénovation énergétique ne constituerait « pas une nécessité primaire absolue ». Alors que les canicules s’annoncent potentiellement mortelles (surtout pour les habitants de petits appartements mal isolés) et le prix du gaz et du mazout exorbitants, la position de la CGFP nous arrive d’un univers parallèle.

Dans son avis à elle, la Chambre immobilière prévient que « les syndics subiront une charge administrative supplémentaire non-négligeable ». Il s’agit d’un secteur très éclaté et très peu réglementé. À l’instar des agents immobiliers, l’accès à la profession est quasi automatique : il suffit de suivre cinquante heures de cours du soir et de passer un petit examen. Le Groupement des syndics professionnels réunit 76 sociétés membres, mais sa présidente, Nadine Kirsch-Wagner, évoque une large « Donkelziffer » : « Cela fait des années que nous essayons d’avoir des statistiques ». Elle décrit les syndics comme des « psychologues », tentant de jouer au médiateur entre les différents clans d’une copropriété.

Habitués à superviser les menues réparations et à gérer la comptabilité quotidienne, la plupart des syndics n’ont pas les compétences techniques pour accompagner un lourd projet de rénovation énergétique. Dans un « Guide pour débloquer la situation en copropriété » écrit à destination des syndics, la Chambre immobilière constatait, il y a presque dix ans déjà, les résistances rencontrées aux AG : « Trop de projets d’économies d’énergie laissent sceptiques les propriétaires dans la mesure où ils […] ne présentent pas de garanties de retour sur investissement ». Puis d’exhorter les syndics : « Si vous n’en êtes pas convaincu, vous aurez beaucoup de mal à mettre en place les programmes ambitieux dont nous avons tous besoin ». Et d’ajouter, entre parenthèses : « sauf si votre copropriété accueille uniquement des gens aisés ».

Bernard Thomas
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