Couramment considérée comme synonyme de naïveté ou d’idéalisme, l’utopie a mauvaise presse. Considérée comme mort-née, elle ne mérite pour la majorité des commentateurs qu’un haussement d’épaules. Les VSP (« very serious people ») traitent par le mépris ceux qui proposent d’aborder les problématiques politiques en partant de valeurs ou d’idéaux plutôt que de fonder leur approche, comme eux, sur le monde « tel qu’il est » (le « pragmatisme »), les rapports de force internationaux liés à l’exploitation des ressources (la « realpolitik ») ou la recherche de rentabilité ou de croissance (le « point de vue de l’économiste »). Il est aisé de se gausser de ceux qui mettent en avant « un monde qui n’existe pas ». Les utopies de combat sont pourtant en passe de devenir, mine de rien, le principal ressort de la résistance contre les cauchemardesques spirales fascisantes qui envoient le monde en vrille. L’écart entre la marche du monde et les possibles trajectoires de survie se creuse au point qu’il rend inopérantes les stratégies classiques de transition faites de recherche oiseux de compromis, d’impossibles mécanismes de marché, de paris fous sur des technologies à venir et de patience de martyr. Elles constituent désormais l’unique passerelle entre le marasme et un avenir viable.
Dans une récente chronique publiée dans Le Monde, l’économiste Tomas Piketty prône l’avènement en Europe d’un « modèle de socialisme démocratique et écologique qui doit maintenant être pensé à l’échelle du monde ». Dans le Guardian, le journaliste-activiste George Monbiot, évoquant les multiples façons dont les errements du trumpisme pourrait déboucher sur un effondrement global, recommande à ceux qui entendent résister de construire « des réseaux de voisinage, fondements d’une démocratie délibérative et participative », puis de construire à partir de celle-ci une nouvelle façon de faire de la politique, de bas en haut, plus démocratique, garantissant « davantage de diversité, de redondance et de modularité ». Quand bien même Piketty et Monbiot ne s’en réclament pas explicitement, leurs visions n’en relèvent pas moins de l’utopie, érigée en réponse à la montée généralisée des mouvements réactionnaires et au délitement des structures sociétales existantes que promeuvent les régimes autoritaires qui en émergent. Car il ne s’agit pas seulement de résister, mais de venir à bout des sinistres archanges de cette dérive.
L’utopie est-elle par nature vertueuse ? On pourrait objecter qu’il existe bien, à l’autre bout du spectre, une sorte d’utopie capitaliste. La doxa néo-libérale professe qu’il suffit d’éliminer la majeure partie des appareils et dépenses étatiques pour que les forces du marché propulsent l’humanité vers un nirvana de consommation et de croissance infinie. C’est cette projection, en parfaite contradiction avec les limites du monde physique, qui tient aujourd’hui le haut du pavé. Il ne s’agit pas d’une utopie, au sens d’un univers inexistant auquel on aspire, mais plutôt d’un mensonge répété à l’envi pour faire accepter dans l’opinion les mirages du nécrocapitalisme.
Le défi consiste désormais à repousser le nihilisme oligarchique sans pour autant ni retomber dans la défense du statu quo, celui-ci s’étant avéré incapable d’offrir une perspective collective de survie, ni perdre de vue l’impératif de décarbonation et de restauration du vivant. Pour le relever, les utopies en phase avec les visions de Piketty, de Monbiot et de quelques autres jouent un rôle crucial : celui de montrer non seulement qu’une société fondée sur la solidarité et la décarbonation est possible, mais qu’elle est la seule perspective susceptible de concilier la préservation des espaces de liberté nécessaires avec l’urgence d’une réduction massive et rapide des émissions de gaz à effet de serre.
En d’autres termes, il est temps d’assumer pleinement la fonction pédagogique de l’utopie. Lorsque les politiciens conservateurs soutiennent qu’il est impossible d’imposer des mesures de décarbonation contre la volonté des populations, et que leur insistance coïncide — surprise — avec la montée d’autoritarismes niant l’urgence climatique, seule une vision volontariste fondée sur des modes d’organisation sociétale radicalement différents de ceux en vigueur est susceptible de nous extraire de ce cercle vicieux. Sachant que la droitisation rampante des sociétés occidentales débouche systématiquement sur un détricotage des timides mesures de décarbonation déjà adoptées, renoncer au pouvoir d’évocation de l’utopie, c’est se condamner à mener une bataille perdue d’avance, faite de restrictions rampantes des libertés publiques et d’abandon de toute ambition climatique.
Au sein des mouvements de gauche, le refus d’intégrer un dessein utopique dans leurs stratégies débouche sur un positionnement qui n’est guère plus convaincant puisqu’il les prive des puissants leviers de radicalité inhérents aux utopies. Ils doivent se donner les moyens d’imaginer un avenir viable, compatible tant avec des aspirations universelles (à l’opposé des myopies nationalistes et racistes) qu’avec la réalité scientifique, en d’autres termes, un avenir souhaitable et plausible. L’éventail des actions nécessaires au sauvetage de l’espèce humaine étant l’exact opposé d’un jeu à somme nulle, face au nécrocapitalisme, le véritable réalisme est à rechercher, désormais, du côté des utopies de combat, tremplins d’une résistance gagnante contre les cauchemardesques spirales fascisantes. Experte américaine de la communication sur la crise climatique, Genevieve Guenther, qui considère qu’il ne suffit plus de « résister » contre « l’alliance épouvantable entre capital fossile, grandes entreprises technologiques et confiscation autoritaire », mais qu’il faut « renverser ces gens », propose de travailler sur une « vision collective qui soit vraiment concrète et vivante », d’en dériver un chemin stratégique pour s’organiser, communiquer, recourir à la désobéissance civile (ou incivile) ou aux grèves, et faire de cette vision une réalité.