Le futur régime d’aide à la presse passe à la Chambre. Le marché sera bouleversé. Des éditeurs adaptent leur modèle d’affaires. D’autres serrent les fesses 

Ça passe ou ça casse

d'Lëtzebuerger Land vom 11.12.2020

Anything you say can and will be used against you Les députés de la commission des Médias discutent ce vendredi de l’avis du Conseil d’État sur le projet de loi 7631 relatif à un régime d’aides en faveur du journalisme professionnel. Clairement, le texte réformant le système mis en place en 1976 et reconduit en 1998 est très attendu par les éditeurs. Il change la physionomie du marché. Or, « personne ne veut avoir la presse contre lui », nous confie un membre de la commission. D’autant plus que le jeu n’en vaut pas la chandelle. La fiche financière évalue à 10,3 millions d’euros annuels le coût du nouveau régime. En ces termes, un satellite d’observation financerait trente ans de presse écrite. Les partis souhaitent donc expédier la procédure sans faire de vague. D’autant plus que l’avant-projet navigue entre le ministère des Médias de Xavier Bettel (DP) et les représentants de la presse depuis de longs mois, des années même. 

Dès décembre 2013, l’accord de coalition reconnaissait la nécessité « d’optimiser » (sic) le régime de l’aide à la presse écrite, « en concertation étroite avec les éditeurs luxembourgeois », tout en garantissant le sacrosaint pluralisme. Sept ans plus tard, on touche au but. Le premier objectif consiste à réparer une injustice dans la distribution de l’aide qui tient à l’obsolescence des régimes de 1976 puis 1998 basés sur la page imprimée. En 2019, Editpress a reçu 2,8 millions d’euros de l’État,1,3 pour le Tageblatt, 1,2 pour le Quotidien et 0,3 pour la Revue. Saint-Paul en a obtenu 1,7 : 1,3 pour le Wort et 0,4 pour Télécran. Le Journal, un million. Les hebdos Land et Woxx, 0,3 chacun. Les sites d’information en ligne, les pages web des grands groupes  (comme wort.lu ou tageblatt.lu), mais aussi reporter.lu ou encore paperjam.lu, se cantonnent encore à une aide annuelle de 100 000 euros. À noter que l’Essentiel est exclu du régime de 1998. Gratuite, la publication coproduite par les Suisses de Tamedia et les Eschois d’Editpress souffre d’une disposition du régime selon lequel la presse, pour disposer de l’aide actuelle, devrait être financée « essentiellement » par le produit de la vente ou la mise à disposition d’espace publicitaire. Ce petit paragraphe n’a jamais été appliqué pour les acteurs traditionnels. 

Pour réparer l’affront, le projet de loi à l’étude à la Chambre lie la hauteur du financement au nombre de journalistes. Cette « aide rédactionnelle » versée à l’éditeur, s’élèvera (en cas de vote du texte en l’état) à 30 000 euros annuels par journaliste employé en CDI. S’y ajoutera une indemnité forfaitaire de 200 000 euros, dite aide à l’innovation et un mécanisme de transition qui permettra d’assurer une aide comparable pendant cinq ans. Au bout du compte, les deux principaux quotidiens payants Wort et, loin derrière, Tageblatt recevront respectivement 1,6 et 1,5 million d’euros avec 84 et 45 journalistes dans les rédactions. Les effectifs chez Saint-Paul inscrits dans le projet de loi déposé le 14 juillet excluent les journalistes licenciés au mois d’octobre par l’éditeur de Gasperich, racheté au début de l’année à l’archevêché par le groupe belge Mediahuis. À noter que, selon la fiche financière de la loi, Saint-Paul recevra 440 000 euros par an pour sa publication lusophone Contacto, au bénéfice de la nouvelle disposition légale selon laquelle les publications écrites dans une langue parlée par quinze pour cent de la population (non plus la langue officielle), seront éligibles au subside. Telecran recevra la même somme et Luxtimes, publication anglophone, 350 000. Avec 2,8 millions d’aide publique, Saint-Paul briserait le plafond des 2,5 millions par groupe théoriquement fixé par le projet de loi. Une erreur dans les montants signalée par la direction. À noter aussi qu’au-dessus de 46 journalistes, une publication (comme le Wort) souffrira d’un coût d’opportunité. Les plafonds seront fixés à 1,6 million d’euros pour une publication quotidienne, à 800 000 euros pour un hebdo, à 650 000 pour un mensuel et à 550 000 euros pour une publication en ligne. Ce sera la seule différence de traitement entre print et web. Les hebdos Land et Woxx toucheront respectivement 380 et 440 000 euros. Pour se donner un ordre d’idée, les dix millions de coût annuel du régime est à rapprocher des 6,6 millions d’euros pour la seule radio socioculturelle 100,7 et des dix millions mis à disposition pour le service public de RTL Télé.

Aïe Le Quotidien verra lui ses revenus publics chuter de trente pour cent à 830 000 euros, le Journal de 56 pour cent à 431 000 euros. Les deux quotidiens, qui produisent beaucoup de pages avec peu de journalistes (respectivement 21 et 7,7), seront mécaniquement les grands perdants de la réforme. Le journal adossé au parti du Premier ministre et ministre des Médias, en proie à des difficultés financières, renonce à sa version imprimée à partir de 2021… la question se pose ainsi de savoir s’il bénéficiera du régime de transition offert aux éditeurs. La différence entre l’ancienne aide (sur base de l’exercice 2019) et la nouvelle sera accordée par l’État pendant cinq ans. Mais le Journal, qui n’imprimera plus après le 31 décembre, ne sera plus bénéficiaire du régime en vigueur au 1er janvier puisqu’il ne paraitra presqu’exclusivement en ligne. À la froide lumière des chiffres, les gagnants du futur régime seront clairement L’Essentiel, avec 980 000 euros de rentrées financières en provenance de l’État, Paperjam avec 650 000 euros (soit un demi-million de plus) et reporter.lu avec 440 000 (soit 340 000 de plus). Les deux premiers sont déjà rompus à des exercices rentables sur la seule base de la publicité. L’Essentiel capitalise sur la plus forte prise en main. Paperjam sur des liens avec les entreprises via son business club et une agence de communication in house qui réalise de la publicité et distribue des contenus clés en main sur ses plateformes (gratuites) à grande audience. 

Le fondateur et gérant du média Adada spécialisé dans la communication, Jérôme Rudoni, explique que quand la presse perd son lectorat, elle perd aussi la publicité. Les quotidiens imprimés ont perdu 3,7 millions d’euros de recettes publicitaires en cinq ans selon les chiffres de la pige Ad’Report, soit cinq pour cent du total. « L’audience n’a pas disparu des radars pour autant, complète Jerôme Rudoni, on la retrouve en ligne, toujours plus avide d’information sans paywall. Et les annonceurs l’ont suivie. La pub va, à raison, là où se trouve la cible. Sur Internet, la cible se disperse, l’argent de la pub aussi. » Ce qui explique pourquoi des médias réactifs et proches du marché comme Paperjam saucissonnent leurs contenus de manière thématique (avec une diversification des newsletters). Ce sont les suppléments 2.0 de ce qu’on peut encore voir dans la presse traditionnelle lors de l’Autofestival ou de la rentrée scolaire. Les grandes maisons d’éditions, plus inertes que la start-up Paperjam, revoient depuis plusieurs mois leurs structures de coûts. Saint-Paul vient de licencier 71 de ses 330 employés, une mesure que la direction explique avoir prise prématurément à cause de la crise du Covid-19, laquelle a siphonné les recettes publicitaires de tous les éditeurs (auxquels le gouvernement a apporté une compensation partielle). Interrogé sur la question particulière de la réforme, le directeur général Paul Peckels explique qu’il « ne crie a priori pas au scandale. Je ne suis pas très enthousiaste. Je table sur une stabilité », précise-t-il. Le changement de méthode de comptabilisation de l’aide ressemble de ce point de vue à la fin du secret bancaire, un impératif moral auquel il faut se contraindre après des années de résistance. À la tête d’Editpress depuis juin 2018,
Jean-Lou Siweck (ancien rédacteur en chef du Wort) vend les bijoux de famille, notamment le siège historique rue du Canal à Esch, pour sortir les comptes du rouge dans lesquels ils gisaient. En 2019, l’hebdomadaire Le Jeudi et la plupart de ses journalistes ont été les victimes du délestage financier. En l’état, la future loi pourrait ne pas permettre de remettre le navire à flot.  

Tous les avis des chambres consultatives ont été rendus. Tous s’entendent sur la nécessité de financer la presse de cette manière. Le Conseil de presse, qui a finalisé son avis vendredi dernier, y voit une solution du moindre mal dans laquelle le pluralisme, véritable ferment démocratique, vaut davantage que l’indépendance médiatique (potentiellement mise à mal par le lien financier avec l’État). Mais l’organe présidé en ce moment par Jean-Lou Siweck, le syndicat de journalistes (ALJP) ou les éditeurs (dans l’Almi) regrettent la revue à la baisse des montants d’aide par journaliste professionnel par rapport aux avant-projets que le gouvernement avait soumis pendant la longue préparation de la réforme. 55 000 euros par journaliste étaient envisagés. Au Land, un représentant du Service des médias et des communications répond que l’aide forfaitaire (l’ancienne part fondamentale reconvertie en aide à l’innovation) de 200 000 euros a été ajoutée entretemps. La chambre des salariés considère elle l’aide rédactionnelle « au pair », c’est-à-dire qu’elle devrait pleinement financer un journaliste. Elle s’offusque (« cela n’est pas acceptable ») ainsi que le montant alloué est inférieur au salaire social minimum (30 845 euros).

Le projet de loi sur l’aide à la presse ajoute cependant une contrainte dans l’équation qui limiterait, toutes choses égales par ailleurs, l’augmentation des subsides quels qu’ils soient. C’est le cut décisif à passer,  la guillotine libérale disent certains. Un mal nécessaire pour éviter les entreprises zombies, rétorquent les autres. Les recettes de la presse doivent venir pour un tiers de la publicité et des abonnements. La barre avait initialement été fixée à cinquante pour cent, mais elle a été redescendue pour ne pas tuer certains éditeurs. « L’argent structure l’environnement », remarque un éditeur, qui préfère rester discret. Pour survivre, les maisons d’édition et de surcroît les principaux quotidiens bien staffés ne devront plus seulement livrer l’information, factuelle, presque exhaustive… comme le Wort avec sa rubrique Lokales et le suivi des conseils communaux. Toute restitution d’information sera associée au souci de sa rentabilisation. Mais la dynamique (qui pourrait être endiguée avec la création d’une agence de presse nationale) opère depuis le début de l’érosion du lectorat. Les médias pérennes sont ceux qui vivent de leur communauté, comme reporter.lu, né en 2017 d’un crowdfunding et qui accélérera son parcours vers la rentabilité avec les nouveaux subsides. Ce n’est pas non plus le gros lot à l’Euromillions. Christoph Bumb, cofondateur et rédacteur en chef, explique calmement qu’il consolidera l’acquis et approfondira le caractère multimédia d’un site d’information qui livre quotidiennement en ligne une à deux informations propres, en dehors des sentiers battus.

D’aucuns stigmatisent la captation par un happy few de la manne étatique. Dans une liste de préceptes devant guider la réforme de l’aide à la presse publiée en février dans Forum, son ancien coordinateur Jürgen Stoldt écrit que seuls les médias qui ne sont pas tournés vers le profit devraient être éligibles aux subventions publiques. Il ajoute : « Nur solche Medien sollten finanziell unterstützt werden, die eine in der Gouvernance abgesicherte und für die Leser:Innen eindeutige Trennung zwischen Werbebotschaften und redaktioneller Arbeit machen. » La commission des cartes au sein du Conseil de presse jouera un rôle déterminant dans la bonne conduite du marché, croit Christoph Bumb, pour ne pas abandonner la presse aux intérêts des entreprises..

Coulisse 

Un homme a catalysé la volonté de réforme du gouvernement. « Dès 2014, Xavier Bettel a cherché le dialogue », explique Mike Koedinger, fondateur de Maison moderne qui édite Paperjam (entre autres). L’entrepreneur des médias rend au Premier ministre les lauriers de l’initiative législative, mais le fin tacticien a joué, de l’aveu de ses homologues, le rôle de moteur, aux côtés d’alliés naturels et ponctuels tels que Christoph Bumb (reporter.lu), Paul Peckels (Saint-Paul) ou Jean-Lou Siweck (Editpress). Il a notamment pris l’initiative en 2017, quand le projet patinait et que l’alternance politique menaçait, de consulter les partis et ses pairs, pour soumettre, en mars 2018, un compendium des avis rassemblés. L’intéressé, qui avait laissé la direction opérationnelle de Maison moderne en 2017, revient aujourd’hui aux manettes coté éditorial. Les offres d’emploi de journalistes Paperjam apparaissent régulièrement sur les sites spécialisés. La maison d’édition basée à Bonnevoie nourrit de grandes ambitions éditoriales sept jours par semaine. La boîte née en 1994 avec le guide des restos Explorator a diversifié ses activités avec d’autres publications (Paperjam et Delano) et d’autres activités (Business club et agence de communication), toutes intimement liées. Elle emploie aujourd’hui 108 personnes, une trentaine du côté des journalistes « photographes, webpublishers et fact-checkers (sic) inclus », selon Mike Koedinger. « D’ici fin 2022, on espère en avoir quinze de plus. » Cinquante pour cent de journalistes en plus donc. 

Interrogé sur la nature libérale et pro-business de ses publications, Mike Koedinger juge l’appréciation réductrice et souligne sa qualité « d’éditeur indépendant qui ne sert aucun intérêt partisan, politique, syndical ou religieux. » Il se dit néanmoins attaché « à la modernisation et au rayonnement international du Luxembourg ». « Nous portons un regard affûté, constructif et ouvert sur les enjeux nationaux, comme sur la vie des affaires », complète-t-il. Interrogé sur la profitabilité de Maison Moderne (les résultats annuels sont pollués par une provision récurrente depuis 2017 supérieure au million d’euros pour un redressement sur les exercices 2012-2013 lié à des dépenses et des déductions rejetées par l’ACD puis contestées par l’entreprise devant la justice administrative), Mike Koedinger fait valoir un « modèle économique solide et un potentiel de croissance important ». « Mais nous subissons également l’impact de la pandémie, avec une perte de chiffre d’affaires de plusieurs millions et, à priori, une légère perte opérationnelle pour la première fois en 27 années », relève-t-il enfin.

Pierre Sorlut
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