Jean Guill, directeur général de la CSSF

Nous avons été à la hauteur de la réglementation européenne

d'Lëtzebuerger Land vom 16.06.2011

d’Lëtzebuerger Land : L’Union européenne a mis en place au 1er janvier dernier un nouveau cadre de surveillance financière européenne afin de limiter l’émergence de risques. Trois autorités sectorielles (banques, assurances et marchés financiers) ont été constituées à côté du Comité européen du risque systémique. Qu’est-ce que ce renforcement de la surveillance prudentielle a changé pour la place financière luxembourgeoise ? En est-t-il terminé du pragmatisme qui a fait la force du Luxembourg ?

Jean Guill : Il ne faut pas se leurrer et croire que cette mise en place de la nouvelle structure organisationnelle au niveau de l’Union européenne a d’un jour à l’autre changé le monde. J’ai toujours souligné qu’il s’agissait d’un processus évolutif. C’est une étape importante dans ce processus, mais je n’ai pas l’impression que depuis le 1er janvier dernier, la surveillance prudentielle a été fondamentalement différente de ce qu’elle fut avant cette date. C’est surtout du côté de l’organisation des autorités et des ressources que le travail a été assez intense ces derniers mois. Par ailleurs, le travail de surveillance progresse normalement, ce n’est certainement pas pour le Luxembourg un changement du jour au lendemain de tous les paradigmes.

Vous partez de l’hypothèse que le Luxembourg aurait vécu, profité, d’un avantage régulatoire, d’une absence de level playing field dans le domaine de la réglementation, alors que je suis persuadé que ces dernières années, nous avons été tout à fait à la hauteur de la réglementation européenne et internationale et que ce n’est pas à cause du regulatory shopping que les différents acteurs de la place financière sont venus s’installer au Luxembourg. Le pragmatisme que vous évoquez est plutôt une approche ouverte, flexible, en ce sens que nous ne sommes pas braqués sur un marché domestique mais que nous sommes ouverts à des cultures différentes et capables de nous adapter aux demandes du marché venant de différents horizons. Cela ne veut pas dire que nous ne soyons pas assez regardants sur les règles prudentielles qui s’imposent partout.

Est-ce qu’il existe quand-même encore une marge de manoeuvre donnant un cachet spécifiquement « luxembourgeois » à la régulation financière ?

Je le répète, ce n’est pas au niveau de la réglementation que nous ayons un avantage concurrentiel. Cela étant, s’il y a avantage concurrentiel de ce côté-là, c’est bien dans la qualité du travail de surveillance de l’autorité. Et là, nous cherchons bien entendu à répondre aux demandes qui nous sont adressées. Par exemple en répondant assez vite aux dossiers qui nous sont soumis. Pour les agréments de fonds spécialisés, nous avons pris l’engagement de traiter de tels dossiers endéans un délai rapproché, qui est en principe de dix jours. C’est là que nous pouvons faire la différence avec des autorités qui n’ont pas toujours le même know-how que nous avons, en raison de la croissance des dernières années.

Concernant le dossier présenté par le groupe indien Hinduja pour reprendre le réseau de KBL, le nouveau cadre européen a-t-il eu une incidence sur votre décision et auriez vous refusé de la même manière que vous l’avez fait si ce cadre n’avait pas été en place ?

Le nouveau cadre européen n’a strictement rien à voir avec cette décision. Il y a un cadre européen mis en place depuis plusieurs années par une directive européenne qui a été prise à l’époque surtout suite aux tribulations entre les Pays-Bas et l’Italie et qui fut bien-sûr transposée dans notre législation sur le secteur financier. Ce cadre européen trace les critères qu’il faut remplir pour reprendre une banque et donne aussi une procédure de coopération avec toutes les autorités impliquées. Ce cadre a été suivi.

Avez-vous des contacts avec des groupes étrangers souhaitant venir s’implanter au Luxembourg pour y ouvrir des établissements financiers ?

Nous constatons, surtout dans le domaine des professionnels du secteur financier (PSF), qu’il y a beaucoup de demandes. À l’étranger, il y a des intérêts certains. Dans le cadre des dossiers des banques qui sont en train de se restructurer, il y a forcément des contacts. Si des groupes étrangers se renseignent sur les possibilités de faire des affaires, cela ne veut pas dire qu’ils veulent ouvrir une banque. Ils peuvent aussi avoir l’intention de lancer des fonds d’investissement.

Le Fonds monétaire international a pointé du doigt, dans un rapport, le manque d’indépendance de la CSSF par rapport au ministère des Finances et demande un renforcement de la supervision, en musclant notamment les contrôles sur place des banques et des fonds d’investissement. Vous en pensez quoi ?

Le FMI a effectué ici une mission selon l’article 4 comme il le fait chaque année et il a mené en plus une mission FSAP, qui veut dire Financial sector assessment program, comme il le fait dorénavant régulièrement, surtout dans les 25 plus grands centres financiers du monde, dont le Luxem­bourg. Il faut d’abord souligner que ce qui est sorti essentiellement de ces missions du FMI est que nous respectons les règles de Bâle et les règles de l’IOSCO pour ce qui concerne d’une part les banques et d’autre part les fonds d’investissement. À côté de celà, le FMI a également émis l’une ou l’autre recommandation. L’une d’elles a été le soi-disant manque d’indépendance de la CSSF par rapport au ministère des Finances. D’abord, il faudrait savoir ce que c’est que cette indépendance. Le FMI regarde les choses de façon très théorique. Pour notre part, nous n’avons jamais eu à nous plaindre d’une dépendance ou d’une intervention du ministère dans le travail de la surveillance prudentielle. À aucun moment, le ministère s’est ingéré d’une manière ou d’une autre dans cette surveillance. Le FMI a surtout pointé du doigt des dispositions purement formelles dans la loi, comme le fait que le ministre des Finances accorde les agréments aux banques. Or, chacun sait, et la loi d’ailleurs le prescrit, que le dossier est traité ici à la CSSF qui émet un avis pour le ministre ; dans la réalité des choses, il n’y a jamais eu de contradiction entre l’avis que nous avons formulé et la décision du ministre d’accorder l’agrément. C’est donc purement formel. Si le ministre est d’accord, on pourra changer cela dans la loi, mais ça ne changera rien à la réalité des choses et le FMI sera satisfait.

Il y a dans vos pipelines un avant-projet de loi devant réformer la CSSF, son rôle et surtout renforcer son arsenal de sanctions. Où en est la réforme ?

Il s’agit d’un des volets de la supervision. La Commission européenne a pointé du doigt le fait que dans la plupart des pays de l’Union européenne, les sanctions à disposition des autorités de surveillance ne sont pas suffisantes et qu’il convient de faire quelque chose. En ce qui concerne le Luxembourg, nous avons déposé le projet de loi auprès du ministre des Finances. C’est un projet volumineux. Le volet concernant les sanctions n’en est que la pointe de l’iceberg. Ce qui me paraît plus important est la mise en place d’une procédure et d’une structure d’organisation pour que nous ne soyons pas à la fois juge et partie.

Ce projet de loi a été soumis par le ministre des Finances à son collègue de la Justice, étant donné que cela touche le fonctionnement de la justice, avec des interférences judiciaires. Le ministère des Finances espère obtenir l’opinion du ministère de la Justice dans les prochaines semaines. Il faudra ensuite voir si des modifications du texte sont à envisager. En tout cas, le projet suit son chemin normal.

Craignez-vous que le projet bloque au niveau des droits de la défense ?

Dans ce projet, nous avons très bien fait attention à tout ce qui touche aux droits de l’homme, donc aux droits de la défense, en ayant tenu compte de toute la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. C’était d’ailleurs l’un des grands points du projet de loi à régler et qui avaient conduit à certaines difficultés chez nos voisins belges et français, dont nous nous sommes forcément inspirés. Nous n’avons pas rédigé ce projet de loi, seuls dans nos bureaux. Nous avons travaillé avec des avocats, experts en la matière, mais également avec des représentants de la justice.

On peut alors s’imaginer que le texte passera rapidement le cap du conseil de gouvernement avant celui du parlement. Pensez-vous que ça pourrait se faire avant la fin de l’année ?

Depuis 35 ans, j’ai cessé de donner des pronostics sur la longueur d’une procédure législative. Il y a une volonté politique très claire et aussi un besoin de répondre à une demande des autorités internationales (FMI, mais également Gafi et OCDE) et communautaire : une fois que Monsieur Barnier (commissaire européen en charge du marché intérieur, ndlr) passera à l’acte et soumettra une proposition concrète.

Concernant les contrôles sur place, quels sont les objectifs en 2011 et 2012. Comptez-vous encore améliorer les procédures et renforcer les équipes ?

Nous avons mis en place en 2010 des équipes spécialisées pour les contrôles sur place et nous établissons un programme sur toute l’année avec différents types de contrôles, comme par exemple pour les nouveaux établissements les visites d’accueil qui sont utiles pour savoir si l’entité s’organise dès le départ de façon appropriée, respecte les procédures et que les affaires marchent comme prévu.

Nous avons, l’expérience aidant, amélioré les procédures pour les contrôles sur place. Nous avons imposé des délais internes : si le contrôle est effectué, le rapport doit aussi l’être de façon rapprochée et les lettres d’observations doivent sortir dans des délais fixes.

Quels sont ces délais ?

En principe, endéans le mois. S’il y a d’autres mesures à prendre que des observations, en attendant la loi sur les sanctions, nous avons un comité interne qui décide d’éventuelles mesures à prendre : injonctions ou amendes, enfin ce qui est actuellement à notre disposition dans le cadre actuel. Il faut être efficace et il faut évacuer les contrôles mais aussi le résultat des contrôles.

Nous allons probablement augmenter le nombre des gens qui font partie des équipes spécialisées pour les contrôles sur place. Peut-être y ajouterons-nous une équipe davantage spécialisée, mais ça reste à voir.

La retenue à la source sur les revenus de l’épargne passe à 35 pour cent au 1er juillet. Les banques luxembourgeoises sont-elles prêtes à encaisser le choc ?

J’ai un peu l’impression que cette nouvelle étape dans l’imposition des revenus de l’épargne est un non event, comme le furent d’ailleurs aussi la plupart des étapes précédentes. Nous n’en entendons pas parler. Et vous êtes la seule à vous rappeler qu’il y a ce passage à 35 pour cent.

Mais peut-être que les petits épargnants étrangers qui subsistent sur la Place vont aussi s’en souvenir ?

Ils vont peut-être le remarquer, mais ils le savaient d’avance et ils se sont sans doute arrangés avec.

Cela n’aura donc aucune incidence sur la restructuration des banques ?

Je n’ai pas le sentiment que ça va vraiment changer le cours des choses. C’est une étape connue et personne ne pose de questions.

Comment évolue la rentabilité des banques luxembourgeoises ? La Banque centrale du Luxembourg montre à ce sujet des signes d’inquiétude.

Je ne dirais pas seulement des banques luxembourgeoises, mais des banques tout court. Si on leur impose davantage d’exigences en matière de capital et de liquidité, il est normal que leur rentabilité s’en trouve affectée. C’est le prix à payer pour plus de sécurité.

La sur-réglementation bancaire peut-elle influer sur la reprise en même temps qu’elle peut créer, parce que souvent les Américains n’appliquent pas les règles qu’ils soutiennent pour les autres, des distorsions de concurrence? Avez-vous aussi des craintes d’un développement de la finance dite fantôme ?

La sur-réglementation est peut-être un slogan mais c’est aussi un risque réel, en ce sens que si toutes les idées de réglementations émises à droite et à gauche devaient être mises en place en même temps, cela impacterait la rentabilité des banques, notamment des petites banques, à la limite du supportable. Mais nous n’en sommes pas là. Ce qui est mis en place actuellement comme réglementations nouvelles sont essentiellement des améliorations des législations existantes et certains renforcements bien entendu, avec surtout les nouvelles exigences en capital découlant de Bâle 3 et les nouvelles exigences en liquidités dans ce contexte. Encore faut-il voir exactement ce que la Commission européenne va proposer dans ce domaine et la rapidité avec laquelle ces exigences seront mises en place. Il est vrai qu’il faudra veiller à ce que l’Europe reste compétitive et à ce que tous les membres du comité de Bâle soient traités de la même façon. Je pourrais très bien m’imaginer que des clauses prévoient une entrée en vigueur des règles en Europe si cela se fait aussi aux États-Unis. Voici un point sur lequel nous pourrions réfléchir.

Concernant les règles de Bâle 3, quelle est la température auprès des banques luxembourgeoises ? Les règles posent assurément des problèmes.

Nous avons fait, ensemble avec l’ABBL et la Banque centrale du Luxem­bourg, des simulations sur ce que peuvent représenter les exigences de Bâle pour les banques de la Place. Nous constatons que côté capital, et ce n’est ni nouveau ni surprenant, nos banques sont plutôt bien placées et qu’elles respectent en général bien et même très bien les coefficients de solvabilité en matière de capital. Ce n’est pas une surprise parce que nous sommes une place surtout active dans la banque privée où la clientèle regarde si les établissements sont suffisamment capitalisés. Donc sur ce point-là, pas d’inquiétudes à avoir. Par contre, en matière de règles des liquidités et parce que nos banques font presque toutes parties de groupes internationaux, il faudra très bien voir comment les nouvelles règles seront appliquées pour les groupes bancaires transnationaux. S’il fallait appliquer les règles pour les entités au Luxem­bourg sans pouvoir regarder le groupe dans son ensemble, la structure actuelle ne permettrait pas de respecter pour la plupart de ces banques les exigences de liquidités découlant de Bâle.

Ou il faudra repenser la gestion de la liquidité dans ces groupes ou bien il faudra essayer d’obtenir que les règles soient appliquées en tenant compte de la gestion de la liquidité au niveau non pas des entités nationales distinctes, mais du groupe dans son ensemble. Il est très clair que sur ce point, il reste du travail à faire. D’ailleurs, tous les paramètres de ces nouvelles exigences ne sont pas encore fixés.

Est-ce que dans ce contexte, il ne faudrait pas mieux structurer la coopération entre la BCL et la CSSF et aller au-delà de ce qui existe déjà comme ne cesse de le demander la BCL ?

Cela m’est égal que nous vivions avec ou sans papier, car cela ne change rien. C’est comme avec le FMI pour l’indépendance, c’est du formalisme.

Le conseil de la CSSF vient d’être renouvelé avec l’entrée d’un représentant de l’audit, ce qui s’est fait au détriment d’un représentant des PSF. Faut-il l’élargir pour avoir une meilleure représentation de la Place financière ?

Je pense qu’il faut y réfléchir, car au conseil, il n’y a que trois représentants du secteur privé pour un secteur financier large et diversifié, c’est un peu mince. Ce serait probablement une bonne chose d’en élargir simplement le nombre pour permettre à toutes les entités d’y être valablement représentées.

Véronique Poujol
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