La finance islamique au Luxembourg

Une finance sans intérêts

d'Lëtzebuerger Land vom 16.06.2011

L’idée semble a priori assez loufoque : vouloir faire du Luxembourg un centre international de la finance islamique. Rien ne nous y prête, ni nos racines profondément catholiques, ni la présence d’une communauté islamique d’envergure dans notre pays. Or, ces tares pourraient justement se révéler comme des avantages : comparé à nos voisins, il n’y a pas chez nous (ou moins) de connotations sociales, morales ou médiatiques conflictuelles liées au sujet.

Il est un fait que la finance islamique suscite en général un intérêt croissant, ou du moins une certaine curiosité dans le monde de la finance conventionnelle. Les principes d’investissement restrictifs auxquels sont soumis les produits conformes à la shariah ont eu pour conséquence que ces produits ont été globalement moins affectés par la crise financière que d’autres. Dès lors, un certain nombre d’acteurs ont découvert les vertus de la finance islamique et la compétition entre places financières pour développer ces activités s’est intensifiée. Le grand-duché n’a pas mal réussi. Il est aujourd’hui le premier domicile de fonds conformes à la shariah en Europe et la Bourse de Luxembourg est, au côté de celle de Londres, un leader dans la cotation des sukuk.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’idée n’est cependant pas tout à fait nouvelle. L’émergence de la finance islamique à Luxembourg remonte à 1978, lorsque la première institution de finance islamique à s’implanter dans un pays occidental choisit le grand-duché (Islamic Banking System International Holding SA). Cinq ans plus tard, la première compagnie d’assurance conforme à la shariah en Europe s’établit à Luxembourg et en 2002, la Bourse de Luxembourg fut la première bourse européenne à coter un sukuk.

Ces implantations étaient cependant plus le fruit du hasard que d’une politique concertée. Ce n’est qu’en 2008 que le gouvernement luxembourgeois a décidé de mettre en place une taskforce avec pour mission d’identifier systématiquement les obstacles au développement de la finance islamique, de définir des remèdes et des pistes de croissance. La même année, l’ALFI a lancé un groupe de travail sur les fonds islamiques, qui a réalisé des recherches sur l’éligibilité des actifs pour des fonds conformes à la shariah ainsi que les défis opérationnels que cause l’administration de ces fonds. En effet, les fonds islamiques ont un certain nombre de spécificités issues de la shariah – l’interdiction de la riba (usure, intérêt) par exemple, l’interdiction d’investir dans tout ce qui est haram (ce qui est interdit comme le porc ou alcool, par exemple), l’interdiction de gharar (incertitude). De ces principes découlent des interdictions concrètes d’investissement pour les fonds : interdiction d’investir dans le secteur bancaire traditionnel, interdiction des ventes à découvert et des dérivés, interdiction d’investir dans l’industrie agroalimentaire traitant de la viande de porc ou de l’alcool. La conformité des investissements est laissée à l’appréciation d’un conseil d’administration shariah composé d’érudits ayant étudié le Coran.

Avoir un cadre réglementaire adapté à la finance islamique est une chose, encore faut-il faire passer le message. Il y a quelques années, lors de déplacements au Moyen-Orient, il apparaissait clairement que les acteurs locaux n’associaient pas le Luxembourg à un centre pour la finance islamique. Il a donc fallu se rendre régulièrement dans la région, expliquer nos atouts afin de susciter de l’intérêt et se faire connaître et accepter au sein d’une communauté dont le Luxembourg ne faisait a priori pas partie. Le fait que le Luxembourg ait été choisi pour organiser la huitième édition de la conférence du Islamic Financial Services Board (IFSB), il y a quelques semaines au Kirchberg, prouve que nous avons « fait notre trou ». La conférence a permis de mettre en avant le Luxembourg en attirant les acteurs clés du secteur de la finance islamique au grand-duché et en offrant au pays une large couverture médiatique dans la presse spécialisée. En 2009, la Banque centrale du Luxembourg était la première banque centrale européenne à rejoindre cette organisation internationale, basée à Kuala Lumpur, regroupant les régulateurs des pays actifs dans le domaine de la finance islamique.

Toutes ces initiatives ont certainement contribué à positionner le Luxembourg comme centre pour la finance islamique. Deux activités principales s’y sont développées : la cotation de sukuk et les fonds d’investissement conformes à la shariah. Pour l’heure cependant, aucune banque de détail n’offre de produits conformes à la shariah au grand public en raison de la petite taille de la communauté musulmane dans le pays. D’autres pays, comme la France ou la Grande Bretagne semblent privilégier cette piste de croissance.

Les fonds d’investissement conformes à la shariah sont un développement naturel en raison de l’importance du secteur des fonds conventionnels à Luxembourg. Certains d’entre eux ont adopté la forme UCITS, qui se prête bien aux spécificités de l’investissement conforme à la shariah. En effet, les fonds UCITS étant principalement destinés à des investisseurs individuels, leur politique d’investissement est stricte, ce qui accommode bien l’interdiction de gharar (aléa ou incertitude) par exemple. Les fonds UCITS sont tout particulièrement adaptés aux promoteurs cherchant à cibler des investisseurs localisés dans différents pays de par le monde.

La forme de fonds d’investissement spécialisé (FIS) se révèle également populaire auprès des promoteurs de fonds islamiques en raison de la flexibilité qu’elle offre. Les FIS sont fréquemment utilisés pour des fonds immobiliers et de participations directes à la shariah destinés à des institutionnels ou des grandes fortunes.

Les premiers à créer des fonds islamiques au Luxembourg furent les grands noms du secteur des fonds conventionnels, qui ont complété leurs gammes de fonds en créant un fonds, ou un compartiment de fonds, conforme à la shariah afin de cibler une clientèle intéressée par ces produits, aussi bien en Europe qu’en Asie ou au Moyen-Orient. Ces derniers mois, des acteurs de plus petite taille, souvent originaires du Moyen- Orient, ont lancé des projets de fonds au Luxembourg. Ces acteurs ont généralement des fonds dans leur pays, mais ont des difficultés à les vendre à l’international. Ils choisissent donc Luxembourg pour ses possibilités de distribution transfrontalière.

Le secteur de la finance islamique n’en est qu’à ses débuts au Luxem­bourg et reste, et restera, clairement une niche. Aujourd’hui, seule une quarantaine de fonds domiciliés au grand-duché sont conformes à la shariah (sur un total de plus de 3 700 fonds domiciliés dans le pays). Le chemin est encore long et des efforts restent à faire, notamment au niveau de la formation et de la communication. Cette finance sans intérêts n’est donc clairement pas sans intérêt pour le Luxembourg.

Les auteurs sont respectivement Deputy director general et Business development manager auprès de l’Alfi
Pierre Oberlé, Charles Muller II
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