Les salariés du commerce face au Covid-19

Héros du travail

Vendredi et samedi derniers au Cactus Bereldange
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 20.03.2020

Ils ont été vilipendés durant toute la décennie passée par les nouveaux nationalistes linguistiques qui les traitaient comme menace existentielle pour le luxembourgeois (la fameuse boulangère française, fantasme que même Le Monde diplo avait repris en début d’année). Mais en ce mois de mars 2020, ce sont eux qui font tourner la boutique, s’exposant au risque de contamination pour assurer l’approvisionnement de la population locale. Les salariés du secteur du commerce, en majorité frontaliers, apparaissent comme les héros longtemps oubliés – et toujours mal payés – de ce printemps silencieux. « On a quelque part le sentiment d’être de la chair à canon, admet Gilbert Marchione, délégué du personnel chez Match. Mais on se dit qu’on n’a pas le choix. Il faut que les gens puissent se nourrir. » Cette semaine, le Premier ministre a fini par les remercier, mais il l’a fait dans une langue que, pour la plupart, les concernés ne comprennent pas.

Les délégués du personnel chez Cactus, Match et Auchan sont submergés par des appels de collègues en panique. (Patrick Ourth, le président de la délégation OGBL du groupe Cactus, parle d’une centaine de messages par jour.) La peur s’est installée jeudi dernier. « Il y avait plein de monde à la fois, les distances n’étaient plus respectées. On essaie de prendre sur soi, mais cet afflux a fait énormément peur », relate une déléguée. Elle dit avoir été contactée par des caissières « en pleurs, en pleine panique ». La plupart du personnel continuerait à venir travailler, « mais combien de temps on peut tenir psychologiquement, je ne le sais pas... »

Denis Desheulles, délégué du personnel chez Auchan, fait le même constat : « Vendredi a été une journée infernale. On a senti une panique, les salariés l’ont ressentie ». Il évoque les cas de salariés qui avaient demandé le congé extraordinaire pour garder les enfants, mais passent quand même travailler quelques jours par semaine. Bien qu’il soit lui-même une « personne à risque », Desheulles reste présent sur le terrain, tentant de rassurer ses collègues et d’intervenir auprès des RH. Mais beaucoup de salariés seraient désormais « à bout ». Ils n’arriveraient plus à surmonter l’angoisse : « Des personnes qui n’avaient jamais pris un jour d’arrêt maladie, cherchent maintenant un moyen de se retirer du travail. »

Chez les salariés interrogés, la peur d’infecter des proches l’emporte sur la peur de s’infecter soi-même. En rentrant chez eux, quasiment tous disent suivre le même protocole : ils se déshabillent dès le hall d’entrée et passent sous la douche. Les achats de panique ont imposé au personnel une surcharge de travail. Dans certaines grandes surfaces, on a vu des comptables quitter leurs bureaux pour aider à remplir les rayons. De nombreux salariés travaillent désormais la nuit, entre 20 heures du soir et 9 heures du matin, pour suivre la demande et minimiser les contacts avec les clients. Pour se prémunir contre un collapse, le secteur commence notamment à se tourner vers les agences d’intérim.

C’est dans l’improvisation et la précipitation, avec un retard à l’allumage, que des mesures sanitaires se sont mises en place cette semaine. Les entrées aux supermarchés sont limitées, des marqueurs de distance sont apparus sur le sol et les caddies sont régulièrement nettoyés. Les clients doivent garder leurs distances et payer par carte bancaire. Du gel désinfectant et des gants jetables sont mis à disposition des salariés. Ce mercredi, Auchan a installé des paravents en plastique pour protéger ses caissières, nouvelle « activité essentielle », « systemrelevant » en allemand.

La semaine de Jessica Ferreira

Ce mardi, rue de Strasbourg, Jessica Ferreira se tient derrière le comptoir du kiosque MPK. Elle estime ses chances d’attraper le virus à 70 pour cent. « Vous n’imaginez pas le nombre de clients français venus faire le stock de cigarettes avant le week-end. » Ferreira parle beaucoup en pourcentages. Vingt pour cent des clients prendraient beaucoup de précautions, estime-t-elle. Vingt pour cent par contre ne feraient « pas du tout attention ». Ils toucheraient les marchandises sans les acheter, paieraient en liquide, ne garderaient pas leurs distances. Certains se seraient même moqués du masque de protection que son patron lui a procuré il y a quelques jours. Les soixante pour cent restants se situeraient entre les deux : « Ils continuent à jouer à Euromillions, apparemment c’est très important pour eux. » Ferreira dit se laver les mains « quinze fois par jour ». Quand elle ne peut se déplacer aux toilettes, elle applique du gel hydro-alcoolique. Elle montre ses mains, rougies et sèches. Deux jours plus tard, à six heures du matin, alors qu’elle s’apprête à ouvrir, Ferreira aperçoit un homme cagoulé à l’intérieur du kiosque. Il est en train de de frénétiquement remplir deux grandes poubelles grises de paquets cigarettes et de tickets de loto. « Si tu appelles la police, je te tue », aurait crié le cambrioleur avant de s’enfuir. L’homme, visiblement troublé, sera rattrapé quelques centaines de mètres plus loin par la Police. Le magasin a rouvert le même jour, avec Jessica Ferreira derrière la caisse.

Bernard Thomas
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