Films made in Luxembourg

Une choré en stop motion

d'Lëtzebuerger Land du 11.12.2020

Eré Méla Méla est un Ovni. Un petit film semblable à aucun autre. Un film de danse, un « chorégra-film » expérimental, sans parole, sans vraiment de récit, mais avec une force émotive hors du commun.

Dans un appartement deux hommes dansent. Ils se frôlent, se touchent, s’enlacent, se repoussent aux rythmes de l’éthio-jazz de Mahmoud Ahmed. Eré Méla Méla est le titre de son album paru en 1975 et veut dire « Je cherche une solution ». Une musique entêtante et quasi-hypnotiques qui sert de base à la chorégraphie de Lionel Hoche – crédité en tant que co-auteur du film. Des gestes chaloupés que Lionel Hoche et David Drouard réalisent devant les caméras de Dan Wiroth et que le cinéaste luxembourgeois – dont Eré Méla Méla est la troisième réalisation d’animation après Crucy-Fiction et Fragile – décortique non pas à pas, mais image par image. Car Dan Wiroth est un professionnel du stop motion. Si le rôle du chorégraphe est de faire danser les hommes, celui du cinéaste est, dans ce cas, de faire danser les images et de créer ainsi sa propre chorégraphie, à partir de celle de Lionel Hoche (qui a notamment travaillé avec le Nederlands Dans Theater au tournant des années 1990). Chez lui, les humains dansent, bien sûr, mais les vêtements et les objets aussi ; et de la caméra fait de même.

Le résultat est une ode à la danse, à la musique et au cinéma. Un film surprenant, sensible et sensuel. Un court plein de poésie hyper-stylisé. À l’incroyable travail sur l’image répond un prodigieux travail sur le son avec cette musique qui laisse ci-et-là, la place aux respirations et aux battements de cœur des danseurs qui accompagnent à merveille la mélopée aux sonorités jazz, funk et soul de Mahmoud Ahmed. Dan Wiroth se souvient de son travail sur ce film.

D’ Land : Comment est né Eré Méla Méla ?

Dan Wiroth : Eré Méla Méla est un film de commande de la chaîne Arte. C’était dans le cadre d’une série de petits films de danse dont le but était de faire rencontrer un jeune réalisateur et un jeune chorégraphe pour faire une création commune autour d’une musique donnée. À l’époque, je ne connaissais ni Lionel Hoche, ni Mahmoud Ahmed. Je suis donc allé voir un de ses spectacles, c’était une danse qui m’a interpelée, très corps-à-corps avec beaucoup d’attouchements. À partir de là, avec ces données, le film s’est écrit sur le tournage. Mon but était de faire à la fois une prouesse technique et un défi envers le chorégraphe. Je voulais le provoquer pour voir jusqu’où il pouvait aller avec ma technique. J’ai donc décidé d’utiliser toutes les vitesses possibles de prise de vue : du stop motion, mais aussi des moments où la caméra tourne à douze images par secondes alors que les danseurs dansent au double de leur rythme habituel, des moments où je filme à l’envers pendant qu’ils dansent en marche arrière, etc. C’est ce qui donne cette animation saccadée réalisée en des prises de vues réelles. Il avait sa chorégraphie, et moi, chaque jour je la fractionnais avec un défi différent.

19 ans après, quel regard portez-vous sur ce film ?

Le film a été tourné pour la télé, c’est tout, mais le producteur a décidé d’en tirer une copie et de l’envoyer au festival de Berlin. Ça a super bien marché là-bas, j’ai eu énormément de retours et le film a même remporté le Teddy Award du meilleur court (ces prix créées en 1987 récompensent des films qui traitent de la question du genre et de l’homosexualité au cinéma, ndlr). Du coup, il a circulé dans le monde entier, été montré dans plus de 150 festivals, a reçu une vingtaine de prix dont plusieurs importants. Encore aujourd’hui je suis très fier de ce film et très content du succès qu’il a rencontré.

C’était en 2001. Ensuite vous avez tourné If not, why not en 2003 et Élegant en 2004. Après, vous avez arrêté le cinéma. Pourquoi ?

J’ai fini mes études en animation classique en 1995, et c’est juste l’année où les images de synthèse ont commencé à prendre de l’ampleur. De ce point de vue, j’ai un peu l’impression d’être né au mauvais moment et au mauvais endroit. L’animation traditionnelle n’a pas totalement disparu, mais elle est désormais largement régie par l’image de synthèse. Et moi, les ordinateurs, les trucs techniques et tout ça, ce n’était pas du tout ma tasse de thé. J’étais plus un technicien de la caméra, du film, de la pellicule. Un professionnel de l’analogique et tout à coup... c’est allé tellement vite ! Et puis, j’ai eu des enfants et, à l’époque, je ne voyais pas du tout comment vivre du film d’animation au Luxembourg ; même avec les aides du Film Fund, c’était très difficile. Du coup j’ai préféré travailler pour la télévision où j’ai pu garder une certaine créativité et de temps en temps faire des pubs ou des génériques en stop motion. Mais ça n’empêche pas que je continue à avoir des idées pour des court métrages… qui sait, un jour peut-être.

Pablo Chimienti
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