À propos de Jill Crovisier – À la recherche du corps perdu de Marie-Laure Rolland,
un film sur l’errance artistique et existentielle de la danseuse et chorégraphe

Filmer la psyché artistique

d'Lëtzebuerger Land du 14.03.2025

La journaliste Marie-Laure Rolland s’était illustrée en tant que documentariste sur un premier film, co-réalisé avec la grande complicité de l’œil des scènes luxembourgeoises, Bohumil Kostohryz. Produit en 2022, et diffusé à Neimënster à la fin mai de cette même année, Anne-Mareike Hess :  Le corps en état d’urgence suivait la danseuse et chorégraphe Anne-Mareike Hess dans la création de son solo Dreamer, un film plutôt réussi, amorcé début 2020 et jalonné des entraves pandémiques.

Cette année, avec le soutien d’une Carte Blanche du Film Fund Luxembourg, voilà qu’elle réitère l’expérience en posant son regard de vidéaste sur une autre figure de la danse luxembourgeoise : Jill Crovisier. Titré Jill Crovisier – À la recherche du corps perdu – évoquant celui-ci disparu à jamais dans le passé à la manière de Marcel Proust parlant du « temps » – ce second film est comme le précédent, tout aussi captivant, bien que bizarrement moins immersif et plus « constateur », comme s’il manquait à cela un acte supplémentaire.

L’exigence journalistique est toujours bien là, comme souvent chez notre consœur Marie-Laure Rolland qui, au-delà de sa passion, garde un heureux recul. Son portrait vidéographique est de fait, franc et juste. Ce que l’on voit, c’est une femme et une artiste dévouée, voire obnubilée. Elle a écumé le monde dix-sept ans durant, tracé sa ligne chorégraphique pendant onze années, et toujours elle brûle. Alors, dans À la recherche du corps perdu , Marie-Laure Rolland fait s’arrêter le temps, et permet à Crovisier de revenir sur elle-même, l’enfant qu’elle était, mue par le rêve de danser, et l’artiste qu’elle est aujourd’hui, façonné mais aussi amoché par celui-ci. Car derrière la quête d’une enfant, il y a la guerrière, forçant son corps et son esprit jusqu’à l’extrême, vers la dernière ligne.

Ce que l’on observe, c’est une femme à la limite, dansant au bord d’un précipice physique et mental, tirant ses muscles et membres vers l’impossible, usant son âme jusqu’au bout du monde. Là, partagé entre les scènes internationales, où elle exulte, et Rumelange, où s’ancrent ses racines, Crovisier se dévoile belle, digne, inspirée, déterminée, sous la caméra bienveillante de Marie-Laure Rolland et de son équipe.

D’abord, la réalisatrice s’attarde sur une « cause », plutôt que sur un résultat. Pour le dire différemment, la réalisatrice revient sur la genèse d’une passion, livrée à mots découverts par la chorégraphe. La suite est psychique, interne… On entre dans la matrice même de l’artiste. Aussi, contrairement à son précédent projet documentaire, Rolland fait état de créations, plus qu’elle ne suit la création. Et c’est très juste que de voir Jill Crovisier dans ce sens, tant ses préoccupations actuelles sont celles venant après avoir tant créé.

Après de nombreuses années autour du monde, y disparaissant parfois, ne voulant ni plaire, ni plaindre, mais souhaitant « sur vivre » à travers l’art, Jill Crovisier ne le cache pas, elle s’interroge sur cette vie-là. Les questions exposées dans le court-métrage parlent de la suite, de l’héritage, du devenir. Alors, sur la première moitié du film, si le montage est vif, c’est avec une grande douceur que la réalisatrice mêle les considérations de la femme et les doutes de la danseuse. « Je pense aussi que ça se reflète sur ma santé. Le fait aussi, de devoir passer des Noëls seule dans une petite chambre horrible à Hong-Kong. Finalement, je prends ça à la légère, mais être seule avec ses peurs, des fois, ça peut se refléter sur le corps », dit Crovisier au cœur du film et tout est dit. Pour qu’on comprenne que ce film ne parle pas de l’acte de créer en soi, il parle de l’impact qu’a la création sur une personne qui s’y dédie corps et âme.

Et c’est un axe absolument essentiel à aborder, tant nous avons tendance à imaginer le corps meurtri d’un interprète, alors que le mental sur une carrière, s’ébranle sûrement plus encore. Car quand le corps semble dire non, il ne reste que l’esprit, « la limite est dans sa tête », explique dans ce sens la danseuse luxembourgeoise. Tout a un prix. La solitude, l’incertitude, l’épuisement hante la chorégraphe qui n’a pourtant pas d’autre choix que de suivre sa quête.

Constitutive de son identité, et de son lien au monde, on saisit vite que cette recherche logée au cœur du film, relève presque du « danse ou crève ». À la recherche du corps perdu est une firme de road trip filmique sur l’errance artistique et existentielle d’une artiste bouleversante dans sa démarche.

Et alors qu’au bout de 35 minutes, on entre à peine dans l’âme de l’artiste, le rideau tombe et la frustration se loge en nous. Le film est trop court pour faire réellement « état » de son état, certes, et pourtant, il est un bel hommage à la grande artiste qu’est Jill Crovisier, construite et hantée par la scène, merveilleuse obsessionnelle brisant ses limites, pour poursuivre un idéal insaisissable, quête d’une vie, voire plusieurs.

Ainsi, la journaliste et critique Marie-Laure Rolland, entourée à nouveau de profils aguerris, tels que la DOP Rae Lyn Lee et la monteuse Teresa Hunter, signe ce film touchant et très bien ficelé. Dans une grande poésie visuelle, à la force d’images appartenant à l’artiste, la documentariste fait le portrait d’une danseuse, d’une chorégraphe et d’une femme, Jill Crovisier face à ses trois elles. Avec une grande délicatesse, à l’image de l’artiste que l’on voit se dévoiler plan après plan, Rolland s’aventure dans les grandes questions de ce qu’est qu’être artiste, se sacrifier pour son art quitte à s’y perdre corporellement, comme psychiquement.

Godefroy Gordet
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