Livre blanc de l'enseignement supérieur

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d'Lëtzebuerger Land du 11.05.2000

« L'enseignement supérieur existe » constate fièrement le petit Livre blanc de l'enseignement supérieur au Grand-Duché de Luxembourg, présenté lundi par la ministre en charge Erna Hennicot-Schoepges (PCS). Affichant, ne serait-ce que par la création d'un ministère spécifique, sa détermination à développer les formations post-secondaires, elle voulait surtout que ce Livre blanc soit un état des lieux des quelques formations existantes, qui sont souvent encore à l'état embryonnaire. 

Depuis la réforme de l'enseignement supérieur de 1996, le Centre universitaire (Cunlux) et l'Institut supérieur de technologie (IST) sont administrativement, financièrement et pédagogiquement autonomes. L'Institut d'études éducatives et sociales (IEES) de Fentange et l'Institut supérieur d'études et de recherches pédagogiques (Iserp) de Walferdange se préparent à être réformés et à intégrer le cadre de la loi de 1996, acquérant alors une autonomie similaire. Désormais, les BTS offerts à l'École de commerce et de gestion et ceux en animation BD du Lycée technique des arts et métiers sont également comptabilisés parmi l'offre d'études secondaires. Suite à la réforme de l'aide financière, cette nouvelle reconnaissance pourra également se monnayer en espèces trébuchantes pour les étudiants, sous la forme de bourses et de prêts (voir d'Land 17/00).

Car désormais, les étudiants sont considérés comme des consommateurs, des « clients de services éducatifs » et « suite à [sa] mondialisation, l'enseignement supérieur devient une activité commerciale et il se crée un marché de l'enseignement supérieur sujet aux mêmes règles de la concurrence que le marché des services » estime le Livre blanc (page 29). Dans cette optique, l'enseignement supérieur est considéré comme un élément de la politique économique plutôt que d'une offre non-profit d'un État pour ses citoyens. Et les enseignants, outre leurs missions aussi bien d'enseignement que de recherche, d'encadrement des étudiants, de publication et même administratives, doivent constituer des « arguments de vente » supplémentaires pour le « site Luxembourg ». 

Vu sous cet angle, le gouffre qui est en train de se creuser entre la volonté politique et l'ambition des enseignants et professeurs (au moins ceux qui s'expriment en public) devient compréhensible. Dans un article publié dans la revue Paroles du mois de mars 2000, Joseph Reisdoerfer stigmatise les méfaits de « l'idéologie néo-libérale » désormais appliquée dans les institutions d'enseignement supérieur, qui seraient avant tout « au service de l'entreprise », regrette l'atomisation de ces quatre maisons autonomes et plaide une nouvelle fois pour la création d'une université au Luxembourg. Une telle université complète, offrant donc trois cycles, serait alors, selon Reisdoerfer, divisée en six facultés - lettres, sciences sociales, sciences de l'éducation, sciences médicales, sciences (mathématiques et sciences naturelles) et de techniques - qui seraient néanmoins toutes reliées les unes aux autres. Les actuelles incertitudes quant aux compétences et responsabilités pour le nouveau stage pédagogique - qui du Cunlux, qui offre les cours, ou des ministères de l'Éducation ou de l'Enseignement supérieur porte la responsabilité de ce qui s'y fait ? - n'est qu'un trop bel exemple de cette «atomisation ». Même si, en principe, un cahier des charges doit définir les missions des uns et des autres. 

Il est vrai aussi que depuis l'entrée en vigueur de la loi de 1996, les enseignants-fonctionnaires du secondaire ne sont en principe plus détachables vers l'enseignement supérieur, ce qui participe à leur mécontentement, même si les contrats existants ont été prolongés jusqu'en 2004. Au-delà de cette date, ils devront se décider s'ils veulent rester dans l'enseignement secondaire et donc fonctionnaires ou s'ils acceptent d'être nominés selon les nouveaux contrats de droit privé, tels que proposés à toutes les nouvelles recrues.

Une fois par an, un monsieur aux tempes grisonnantes et à la moustache élégante quitte sa chaire de neurophysiologie à la Rockefeller University de New York et vient consulter, conseiller et tenir une conférence de presse. Robert Mackel, Luxembourgeois de naissance, est président du Conseil national de l'enseignement supérieur (CNES), créé par la même loi de 1996. Dans cette fonction, il a entre autres comme mission d'évaluer les instituts d'enseignement supérieur au Luxembourg. Pour ce faire, il a tout simplement demandé aux quatre instituts de s'auto-évaluer. Ce qu'ils font par sociétés privées de consulting interposées. Ce premier audit servira alors de base aux prochaines évaluations du CNES. 

Robert Mackel, lors de ses venues sporadiques au Luxembourg, lit la formation supérieure embryonnaire avec des lunettes toutes américaines. Ses recommandations s'en ressentent : il plaide pour l'excellence des formations offertes, pour une politique d'information plus transparente des instituts, par la publication des CV des enseignants par exemple, pour l'évaluation des enseignants par les étudiants, pour la création d'un organe d'évaluation indépendant, pour la définition de lignes directrices claires pour le développement de nouveaux cursus, notamment de troisième cycle. Mais ses appréciations restent très vastes et générales. 

Dans ce « marché mondialisé de l'enseignement supérieur », le Luxembourg semble offrir un certain nom-bre d'attraits pour les écoles privées, notamment dans les domaines juridiques et financiers. Lors de sa dernière réunion, le CNES a analysé six demandes d'établissements privés, dont une seule a été jugée acceptable. Cet avis du CNES sera pris en compte lors des discussions sur une éventuelle autorisation au niveau ministériel. Robert Mackel toutefois plaide pour une circonspection maximale dans ce domaine, comme, par les réseaux et traités européens dont dispose le Luxembourg, l'homologation des diplômes serait automatique. Et l'enseignement supérieur balbutiant au-rait déjà une réputation naissante à perdre. 

Comme son employeur, Robert Mackel est contre la création d'une université complète au Grand-Duché. Car une université complète nécessiterait un pool de quelque 15 000 étudiants - actuellement, seuls quelque 2 500 étudiants suivent des formations post-secondaires au Luxembourg. Les étudiants sont, selon les estimations du ministère, près de 7 000 en tout, soit 1,63 pour cent de la population luxembourgeoise et donc largement en-deçà des 2,5 pour cent de la moyenne européenne. En plus, au Luxembourg, le taux d'échec et d'abandon lors des premiers cycles dépasse les cinquante pour cent. Robert Mackel estime qu'il faudra tout mettre en oeuvre pour faire baisser ce nombre, par exemple en instaurant un examen d'admission car les universités, pour sauver leur renommée, ont intérêt à garder un certain niveau en sélectionnant leurs étudiants et en limitant les échecs. 

Les étudiants sont de plus en plus mobiles, changent d'université et de pays pour compléter leur formation. Et des bourses européennes encouragent cette mobilité. Par ses accords de coopération bilatéraux, par le respect des normes de qualités des diplômes délivrés au Luxembourg et par l'adoption du système de transfert de crédits ECTS, le Grand-Duché cherche à y participer. Ainsi, l'absence d'un deu-xième cycle au Luxembourg ne serait pas un handicap, estime Erna Hennicot-Schoepges, qui y affirme une réelle volonté politique d'encourager les étudiants luxembourgeois à quitter le pays pour compléter leur formation. Et élargir leur horizon par la même occasion. En même temps, la ministre imagine la création d'un véritable campus universitaire au Luxembourg, campus dans lequel les étudiants étrangers trouveraient également un logement, où la recherche côtoierait l'enseignement - ce qui, à nouveau, augmenterait l'attrait du site Luxembourg.

Alors, dans quelle direction va le plan de développement de l'enseignement supérieur au Luxembourg ? Depuis la dernière rentrée, le Centre universitaire offre des premiers cycles complets, c'est-à-dire comprenant une deuxième année. 

Les inscriptions toutefois sont restées minimales : dix étudiants dans le département des scien-ces, 19 en droit et sciences économiques, trente en lettres et sciences humaines et 58 en gestion informatique. Cette année, le Cunlux compte 1 409 étudiants, dont la moitié sont non-Luxembourgois - visiblement un bon signe pour le nouveau troisième cycle en contentieux communautaire, comme ils sont majoritairement ré-pertoriés dans le département juridique. 

Si tout se passe comme prévu, la Luxembourg School of Finance de l'ABBL commencera à fonctionner à partir de la rentrée 2000 au même Centre universitaire. Et les projets encore à l'étude vont eux aussi dans le sens de synergies entre l'enseignement supérieur, notamment des troisièmes cycles, et les secteurs de pointe de l'économie luxembourgeoise. Les dossiers en cours d'examen portent tous de beaux noms allant dans ce sens : European Institute of Electronic Business, European Academy of Media Management, Luxembourg Institute of Advances Studies in Information Technology et The School of Field Studies. Lors de sa déclaration de politique générale mercredi, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (PCS) officialisa deux projets supplémentaires, tous les deux à visée européenne : d'une part la création d'une European University Foundation, qui offrirait un cursus transnational de cinq ou six pays européens. D'autre part, il annonça un projet d'université virtuelle, Euro-Uni, qui permettrait de combiner formation et nouvelles technologies en offrant un cursus par Internet. Le projet pilote sera lancé en 2001. 

Tout se passe comme si l'atomisation des formations, le morcellement des troisièmes cycles en des domaines de plus en plus spécialisés, à la demande des entreprises notamment, était irrémédiable. Même si les troisièmes cycles de pointe sont une réelle chance de développement pour le Luxembourg, même si, enfin, le Grand-Duché peut aussi devenir exportateur de savoir, il restera toujours un regret amer. Celui d'une approche utilitariste de la formation et, partant, du sous-développement persistant des scien-ces humaines.

 

josée hansen
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