Le kairos de Sorrente

d'Lëtzebuerger Land du 18.12.2020

Un travail universitaire, dû à une plume que les lecteurs du Land connaissent, Ian de Toffoli, s’est penché sur la réception du latin, plus largement de la culture antique, chez Jean Sorrente, l’associant en l’occurrence à Claude Simon et à Pascal Quignard. Les références, dans la nouvelle parution de l’écrivain belgo-luxembourgeois, si elles restent souvent latines, italiennes, Virgile, Dante, Venise, pour se limiter, il faut cependant pousser plus loin, géographiquement, historiquement, pour le mot-clef du roman, et de même dans les dernières pages de La Guerre du temps (Hydre Editions) : c’est le kairos des Grecs, temps de l’occasion opportune, instant plein de promesses, opposé aux chronos, temps linéaire (que le roman refuse désormais), et aion, temps trop long de son côté, touchant quasiment à l’éternité.

Avant de poursuivre, il est autre chose (plus encore que l’insistance de l’Histoire, le retour des personnages, le renvoi des textes) qui rapproche Jean Sorrente de Claude Simon, la place dans ses romans de la photographie, tous deux valorisant l’œil et la vue. On se rappelle l’incipit (et la clôture) de La Bataille de Pharsale (nous restons en Grèce), le vol du pigeon qui intercepte le soleil, éclair simonien qui raie le ciel. Changement de décor dans La Guerre du temps : nous sommes au printemps 1939, à une fête que donne une famille de brasseurs des cantons de l’est, région tiraillée au fil des conflits entre la Belgique et l’Allemagne. Et presque tous, de suivre le flûtiste nazi, à l’image du patriarche Constantin, saluant l’entrée allemande dans Malmédy, casquette militaire (de 1914) sur la tête, croix de fer sur la poitrine. Le récit n’aurait plus qu’à se dérouler, trop simple, trop lourd à porter pour les générations nées après-guerre.

Restons-en un moment aux photographies. Pour le plaisir de lire telles lignes où ça s’anime, où la scène fixée jadis se remet à vivre, entre réalité et fiction. Ce que Jean Sorrente appelle ses simulations : « Voici Mariette sur le bord de la piscine. Elle plonge, nage sous l’eau, réapparaît, brassant de légères gerbes d’écume, nymphe dégoulinante… Mais sur la photographie, Mariette a l’air triste, inquiète, et n’esquisse qu’un sourire navré. » Toutefois, Jean Sorrente est loin de l’édifice proustien, trop de tristesse interdit ici le temps retrouvé ; en cela, il serait plus proche de Modiano, mais au contraire de ce dernier qui part sur peu de chose, ne fait qu’évoquer, Sorrente et son lecteur croulent presque sous les souvenirs, si c’est tout aussi condamné à l’échec. Les souvenirs sont là, pareils à ces porcelaines anciennes, par terre, cassées, censées avoir appartenu aux Rothschild, butin de guerre, on ne sait.

On suit donc les fils de cette famille dans leurs tribulations, mésaventures qui se terminent mal pour la plupart ; Maximilien échappera à la mort, il épousera Mariette, la veuve de son frère Alphonse. Avec pour presque tous, cette lancinante interrogation du narrateur, dans quelle mesure ils ont été mêlés aux massacres des juifs, dans leurs pérégrinations guerrières à travers l’Europe. Eux, bien sûr, n’en avaient jamais parlé, ni exactions, ni rafles, etc…, et après la guerre, la famille non plus, et le moment vint vite où le Reichsgau Wallonien fut oublié, le nom d’Alphonse, tombé dans l’uniforme allemand à Dubrovnik, se retrouvant même sur le monument aux morts. Au narrateur, de rechercher, de plonger dans son opération mémorielle, ce serait la définition du roman sorrentien. Une sorte de délire, mais lui lit dé-lire, « quelque chose que la lecture devait dévoiler et déconstruire ».

Bien plus que d’une plongée dans le passé, il s’agira d’un surgissement dans le présent, qu’on se souvienne de Mariette dans l’eau de la piscine. Le roman, on s’en sera aperçu, n’est pas intitulé Le Temps de la guerre. Il est réflexion sur le temps, sur l’écriture, il est, plus personnellement, éducation sentimentale, avec telles liaisons, plus généralement, opération de salvation, de délivrance et de libération. D’invention de soi. Avec tout au long (puisque la musique y tient une part aussi large que la peinture) en basse continue la question juive, l’antisémitisme, la Shoah, « écharde plantée dans la conscience, car nulle génération ne pourrait plus s’en dire innocente ». Bien sûr, la phrase de Brecht vaudra toujours, du ventre fécond, quel qu’il soit, mais de là à ne voir ce mal extrême que d’un côté, on a du mal à suivre le narrateur, ou carrément l’auteur : « On verrait plus tard l’ultragauche, elle aussi, se glisser dans la peau des antisémites, parce que… le sionisme ne relevait pas de la lutte des classes. » Et le roman d’énumérer des dictatures, toutes de gauche, leurs crimes, quitte à oublier Franco, Pinochet, les généraux argentins ; mais ne faisons pas en cette matière exercice de comptabilité.

On ne reprochera pas non plus à un romancier d’être ambitieux, peut-être trop. De s’attarder à la théophanie, à la théogonie, et dans cet immense et terrible dilemme de Schuld und Sühne (la nouvelle traduction allemande s’est laïcisée, Verbrechen und Strafe, rejoignant de la sorte crime et châtiment) s’aventurer dans la théodicée. Jean Sorrente, on le savait, aime les digressions, on le suit volontiers, la plupart du temps, même s’il arrive qu’on le soupçonne de faire un peu trop étalage de culture. C’est rafraîchissant, au contraire, vers le milieu du roman, de lui emboîter le pas à la suite de Sarto, lui-même dit du conte qu’il se met à raconter, « toucher le cœur secret du roman ». Sarto le violoneux, jeune homme solitaire, dont le père en son temps avait été violoniste à l’orchestre philharmonique de Paris, le voici s’enfonçant dans la forêt qui se referme sur ses pas. « Sur le chemin, jacinthes et narcisses, mais la journée était une saison et, à la fin, c’était l’automne, les lourds sapins et le houx. »

Sarto a voulu retrouver sur son violon la mélopée d’ancienne mémoire. Pour le narrateur, le kairos l’a signalé d’emblée dans ce compte rendu, cela se passera mieux. Avec le voyage à Venise, la rencontre d’Emma ; avant il y aura eu déjà, tiens, à Luxembourg, avenue Marie-Thérèse, chez un collectionneur, axé sur Supports/Surfaces, ce moment de ravissement devant la peinture de Marc Devade. Finissons sur cette conclusion qui fait écho à la question que posait jadis Jean-Paul Sartre : « Ce que peut la peinture, ce que peut le poème, ce que peut le roman. C’est par là que quelque chose était arrivé. »

Lucien Kayser
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