C’est une prouesse technique et une aubaine pour tous ceux qui, de près et de loin, s’intéressent à l’histoire et à la culture. La Bibliothèque Nationale vient d’envoyer sur orbite un troisième paquet de journaux digitalisés. Désormais, 144 titres et 2,5 millions de pages de journaux luxembourgeois peuvent être lus sur eluxemburgensia.lu.
Finis les longs et épuisants déplacements dans les archives, les microfilms illisibles et les paperasses poussiéreuses. Il suffit de brancher l’ordinateur et on peut, assis tranquillement dans son fauteuil, voir défiler sur l’écran les pages des journaux ayant existé au Luxembourg depuis trois cents ans. Des documents bruts, sans filtre et sans censure. Les noms propres ne sont pas noircis, les ayants droit n’ont pas de droit de veto.
Tout est disponible, articles de presse, faits divers, avis de naissance, avis mortuaires, photos, caricatures, publicités. Les organes de presse retenus proviennent de tous les horizons : politique, sciences, humour, sport, religion, révolution, nature, bienfaisance. On peut agrandir, scanner, photocopier à cœur joie, passer d’un journal à l’autre pour suivre les batailles d’idées, remonter le fil du temps sans problème et lancer des recherches par mots-clefs.
Une nouvelle ère s’ouvre pour les historiens, les romanciers, les journalistes et les simples citoyens. Fini le temps où les chercheurs se contentaient de consulter le Luxemburger Wort pour trouver ce qu’il fallait penser. Il est devenu possible de puiser à d’autres sources et d’accéder à d’autres réalités. Une Histoire explorée du bas vers le haut. Une Histoire ne s’arrêtant pas devant les frontières nationales.
Cette entreprise titanesque de digitalisation a été commencée il y a vingt ans quand Monique Kieffer était directrice de la Bibliothèque Nationale et fut poursuivie et accélérée sous son successeur, Claude Conter, d’abord dans une annexe obscure du Kirchberg, puis dans la tour de pilotage du nouvel édifice, sous l’impulsion de Martine Mathay assistée pour l’informatique de Ralph Marschall. Une petite excursion nous permettra de découvrir les richesses de cet univers virtuel.
Le journal le plus ancien, digitalisé il y a dix ans, est La Clef du Cabinet des Princes de l’Europe, « recueil historique et politique sur les matières du tem(p)s sur ce qui s’est passé de considérable le mois précédent dans les Cours des Princes & dans les Armées ». Fondé en 1704 par l’imprimeur André Chevalier, il s’agissait d’un journal fabriqué au Luxembourg avec du papier luxembourgeois mais expédié dans toute l’Europe, un simple produit d’exportation selon Romain Hilgert (Zeitungen in Luxemburg, 1704-2004). Ouvert aux idées nouvelles, il fut interdit en France en 1759. Repris à son compte par le père jésuite François-Xavier de Feller, il fut à nouveau interdit en 1788.
L’histoire de la presse est aussi celle des imprimeurs et des moulins à papier du Grünewald qui ont fourni la matière première. Après Chevalier ce furent Lamort, les frères Heintzé, les Schroell, les Joris, Bruck, Bourg et Nimax qui ont fourni l’infrastructure et le savoir-faire pour des journaux de tendances parfois opposées.
La presse luxembourgeoise fut d’abord francophone et libérale. Après La Clef du Cabinet des Princes, ce fut de 1820 à 1826 le Luxemburger Wochenblatt trilingue, de 1826 à 1844 le Journal de la Ville et du Grand-Duché de Luxembourg de Schrobilgen, libéral et pro-gouvernemental, de 1844 à 1867 le Courrier du Grand-Duché de Luxembourg des frères Metz, de 1868 à 1971 L’Avenir qui se transforma en « journal international de la démocratie », L’Indépendance luxembourgeoise interdite de 1914 à 1918 par l’occupant et sabordé en 1934 fut remplacé par le Luxembourg plus accommodant. Les périodiques francophones parus pendant la Révolution Française ou après la Deuxième Guerre mondiale ne sont pas encore digitalisés.
Le Luxemburger Wort fait son irruption en 1848 profitant de l’abolition de la censure. Pour ceux qui l’ont connu à l’apogée de sa gloire, il reste l’image d’un journal qui s’identifia à l’État, immuable et hermétique à toute critique. Le site de la Bibliothèque Nationale permet de parcourir sur une période de 132 ans les règnes et les époques, mettant à découvert les failles et les crises, la rupture avec son imprimeur Bruck, les dérives antisémites de 1880-1888, les démêlés avec l’occupant en 1914-1918 et les difficiles choix de septembre 1940.
Créé et dirigée par des membres du clergé le Luxemburger Wort n’a pas toujours dominé ses concurrents. Il a fallu trois lettres épiscopales pour imposer sa prédominance. Pour suivre ce qui se passa à l’intérieur de l’institution catholique on dispose maintenant de l’organe officiel de l’Évêché, Der kirchliche Anzeiger et de son organe officieux, réservé au clergé, Beilage zum Kirchlichen Anzeiger. On y apprend comment il faut interpréter les directives épiscopales, par exemple : « Ein heikles Thema gibt uns die sogenannte Aufklärung der Kinder und Jugendliche über die Lebensgeheimnisse » (1946) ; « Ist derjenige exkommuniziert der ein Buch von J.P. Sartre liest ? » (1949) ; « Die Einstellung unserer Sozialisten zur katholischen Religion » (1949) ; « Fragen und Antworten. Der Kommunist im Beichtstuhl » (1950).
En 1875, apparut au Luxembourg le bi-mensuel Der Kulturkampf, « herausgegeben von einem ultramontanen Artilleristen ». Le journal fournit à ses lecteurs des informations détaillées sur le combat entre l’État et l’Église catholique qui a éclaté sous le gouvernement Bismarck et qui ne se limita pas à l’Allemagne. Des échos proviennent également de Pologne, de Suisse, du Brésil, du Mexique et du Portugal. Le Luxembourg fut touché à cette occasion par une importante émigration politique provenant du clergé chassé d’Allemagne. Le catholicisme luxembourgeois fut durablement marqué de son empreinte ultramontaine.
Un autre périodique nous renseigne sur l’histoire transnationale. Les anciens volontaires de l’Espagne Républicaine publièrent de 1946 à 1947 un journal éphémère appelé Spanien heute qui nous permet de suivre les progrès de la guérilla en Espagne et la sanglante répression du régime franquiste qui y mit fin.
La Luxemburger Zeitung, est le dernier arrivé parmi les quotidiens mis en ligne. Il fut l’organe du libéralisme, témoin d’une époque, d’un art de vivre et d’une classe sociale. Créé en 1868 pour remplacer Le Courrier frappé d’interdiction par l’Église il fut dirigé de 1893 à 1922 par Batty Weber. Il donna sa démission quand Émile Mayrisch racheta le journal pour en faire un organe de son projet politique et économique européen. Jacques Rivière, le fondateur de la revue française nrf fournit une chronique mensuelle pendant deux ans et Frantz Clément y publia ses Pariser Briefe jusqu’en 1933. La situation de la Luxemburger Zeitung avait été ébranlée dès 1913 par l’interdiction épiscopale et la présence d’un concurrent à gauche et par l’entrée en scène du Escher Tageblatt qui fut, de 1913 à 1927, un journal libéral. Le courant social-démocrate fut incarné à cette époque par la Schmiede, la Soziale Republik et la Arbeiter-Zeitung. Après son rachat par les syndicats le Tageblatt essaya dans les années trente de réaliser une synthèse entre ses traditions libérales, bourgeoises et ses traditions socialistes, ouvrières et réussit à conquérir une certaine hégémonie à gauche grâce à la collaboration des Frantz Clément, Émile Marx, Nic Molling et Karl Schnog.
La presse ouvrière et socialiste enregistrée sur internet est maintenant réunie à peu complète avec la digitalisation déjà ancienne du Armer Teufel (1903-1929) et celle nouvelle du Proletarier (1919-1940). Même la presse communiste sort de l’ombre avec le mythique Der Kampf édité de 1920 à 1922 par un groupe de jeunes intellectuels, par la Volksstimme animée par Zénon Bernard et Jéhan Steichen et par Die Wahrheit, l’organe illégal du KPL. S’il y a des lacunes, elles sont dues à la répression et aux conditions de diffusion précaires.
La reproduction des exemplaires de la presse clandestine constitue une prouesse technique. Ce qu’on appelait imprimerie ne constituait en réalité qu’une ronéo et les tirages étaient limités : 800 exemplaires pour Die Wahrheit et sans doute encore moins pour Ons Zeddong de l’organisation clandestine Alweraje. Un troisième organe clandestin, De Freie Lëtzebuerger, édité par la Ligue Patriotique Luxembourgeoise de Bruxelles est disponible sur warpresss.cegesoma.be.
Notons que Le Luxembourg Libre (1917-1918) qui fut l’organe de la Ligue des Patriotes Luxembourgeois à l’étranger pendant la Première Guerre mondiale peut être consulté sur le site de la BNL. Il est l’ancêtre lointain de la LPL de 1940-45 et fut imprimé en Suisse par un groupe d’étudiants catholiques. Il essaya de rassembler des informations sur ce qui ne pouvait pas être dit dans la presse luxembourgeoise censurée et autocensurée et devint de plus en plus critique à l’égard de la monarchie. On y trouve un article sur le père jésuite Hermann Gruber, qui avait émigré au Luxembourg au moment du « Kulturkampf » et avait publié en 1916 un pamphlet contre les francs-maçons luxembourgeois.
La presse légale sous l’occupation nazie est représentée par deux publications, le Öffentlicher Anzeiger qui contient toutes les prescriptions émises par l’administration allemande et le Mitteilungsblatt des Stillhaltekommissars für das Vereinswesen qui contient les noms de toutes les associations du pays qui furent obligées de se dissoudre, sociétés d’intérêts locaux, sociétés d’embellissement, d’épargne, de musique, de chant, de chasse et de pêche, de sport et de sport animal, fondations caritatives, congrégations et sodalités religieuses, coopératives de consommateurs et fédérations professionnelles. Des milliers d’associations qui constituaient le maillage de ce qu’on appelle la société civile et que les nazis mirent deux ans à désarticuler.
La presse satirique et humoristique bénéficie d’une attention particulière de la part du site eluxemburgensia. Une dizaine de journaux aux noms pittoresques, L’Arlequin, D’Wäschfra, De Letzebuerger Kladderadatsch, De Gukuk, De Mitock, De Letzeburger Charri-Barri. Le but de cette presse est de faire rire, souvent aux dépens des prétentieux et des puissants. Puisant dans un riche fonds de sagesse populaire exploité par Dicks et Michel Rodange, elle n’est pas toujours facile à interpréter. Elle opère par allusions, par déformation et grossissement, utilise l’allégorie et la caricature pour contourner les interdictions et les bonnes convenances. Le Peckvillchen et le Feierkrop sont encore sur la liste d’attente.
Les journaux s’adressant aux jeunes occupent un espace à part dans ce panorama, ils sont marqués par le rythme des générations et les espoirs souvent téméraires. L’exemple le plus fameux est constitué par la presse de l’Assoss. Adossée au fameux bal de la mi-carême elle s’est maintenue sur la durée de cinq ou six générations avec La Voix des Jeunes et La Tribune des Jeunes. Dans la même catégorie figurent Die Junge Welt fondé par des jeunes passionnés de littérature, D’Jonghémecht, dissidence de Ons Hémecht devenue trop académique, Die Freie Jugend, rédigé par de jeunes socialistes désireux de se battre contre la menace fasciste, les Junge Freiheitskämpfer de la résistance communiste et le journal Ons Jongen, porte-parole de la génération des malgré-nous et des réfractaires. On regrettera seulement l’absence de la presse pour les jeunes produite par le mouvement catholique, Jung Luxemburg respectivement Jong Lëtzeburg qui défendit de 1914 à 1940 le point de vue des « Jünglingsvereine », Academia, le périodique savant de l’Akademikerverein, Ons Equipe et le sulfureux De Wecker Rabbelt.
Trois journaux féminins sont digitalisés : L’Action féminine, « Monatszeitschrift für die Interessen der Frau », édité de 1927 à 1940 par Mme Schleimer-Kill qui fut d’abord responsable de la page féminine du Luxemburger Wort puis participa au mouvement catholique dissident d’Hubert Loutsch et qui poursuivit le but de créer un mouvement représentatif des femmes dans le cadre de l’institution parlementaire. Un deuxième périodique, plus nettement féministe, Die Luxemburgerin, fut créé en 1933 par Emma Weber-Brugmann dans le cadre des éditions Die Junge Welt. Délaissant les questions organisationnelles, cdonna la parole à un panel de personnalités féminines comme la juriste Nelly Flick qui décortiqua le « Code Napoléon », la journaliste socialiste Carmen Ennesch, l’historienne Hélène Palgen, la romancière Marguerite Tidick-Ulveling, l’actrice Germaine Devas et des invitées de marque comme Erika Mann ou Annette Kolb. D’Letzeburgerin, organe de l’Union des Femmes, créé en 1946 par les communistes, privilégia les nouvelles internes et les activités internationales de son organisation.
Relevons encore la presse illustrée (Letzeburger Illustréiert, A-Z, Revue), les organes indépendants (Obermoselzeitung), la revue historique Ons Hémecht de Martin Blum, le Mémorial (sauf celui du gouvernement en exil), les publications des amis de la nature, de la Société des Botanistes, de
Fauna et du Mouvement écologique.
Arrivés au terme de ce tour d’horizon, nous pouvons constater que les lacunes sont rares pour ce qui concerne le XVIIIe, le XIXe et la première moitié du XXe siècles. Mentionnons Der Grenzbote du professeur Hardt, précurseur de la révolution de 1848, Das Luxemburger Volk, organe des Volksvereine de 1903 à 1940, le Soziale Fortschritt, organe des syndicats chrétiens depuis 1920, Das Freie Wort (1884-1887), la Freie Presse (1928-1932), libéral de gauche, le Luxemburger Volksblatt, populiste de droite.
Pour la période la plus récente, des questions de droits d’auteur et de protection de la vie privée compliquent la tâche des gardiens de la mémoire. Il y a quelques exceptions, le Luxemburger Wort, disponible jusqu’en 1980, la Revue jusqu’en 2020, la revue Forum sur son propre site, ainsi que le Lëtzeburger Land jusqu’en 2022 sur eluxemburgensia (sur land.lu, les articles sont en libre accès deux mois après leur publication). Trois quotidiens manquent à l’appel, le Tageblatt après 1950, le Journal à partir de 1948 et la Zeitung vum Letzeburger Vollek à partir de 1946.