The Plot Spoiler

Les délires de Stanley Kurtz

d'Lëtzebuerger Land du 02.03.2006

Il y a des gens comme ça, qui vous pourrissent un film parce qu’ils vous en racontent la fin. Parfois, ils sont même critiques de cinéma, et cela en devient franchement agaçant. Stanley Kurtz est un de ces énergumènes et pourrit la vision de films à bien des gens, tous clients à la vidéothèque à laquelle il travaille – c’est plus fort que lui, il ne peut s’empêcher de leur raconter la fin. Stanley Kurtz a grandi avec les films, il a survécu grâce aux films. Issu d’un milieu socialement défavorisé, il passe son enfance et son adolescence devant la télévision, à regarder des films sur VHS – sa mère lui a acheté un magnétoscope pour remplacer le père qui les a quittés. Depuis lors, Stanley se définit lui-même comme un «plot spoiler», qui pourrit les histoires aux autres. Et pourtant, quand il lui arrive à lui de devoir prévoir une fin à son sort, il ne sait pas en inventer. Le septième film de Jeff Desom, The Plot Spoiler, un moyen-métrage de 45 minutes qu’il a mis quatre ans à produire sans aucun soutien financier public et qui a été montré en automne à la Cinémathèque municipale, est avant tout un désire visuel en hommage au cinéma et à la culture cinématographique. Ou, comme il écrit lui-même dans sa note d’intention, il s’agit d’un «tribute to the attraction of magnetic tapes; an homage to the good old days when the world was still a black rectangular shaped box with round edges». Terminant actuellement ses études en Angleterre, Jeff Desom est un peu ce cinéphile qui ne peut s’empêcher de rendre hommage à Stanley Kubrick – les clins d’œils sont omniprésents – mais aussi à cette passion pour les films et leur imaginaire populaire. Stanley Kurtz donc se retrouve à la fin – qui est en fait le début du film – dans une interview en face à face avec le docteur Zeiss dans une grande salle, une sorte d’institution psychiatrique à la One Flew over the Cuckoo’s Nest. Complètement empaqueté en pansements et plâtres, de la tête au pied, assis en chaise roulante, il ne peut s’enfuir et panique. Il a une peur bleue du balayeur en orange qui vaque immuablement à sa besogne dans le coin. Cet épisode, qui est en fait une sorte de préface à l’histoire à proprement parler, est filmé par une caméra de surveillance, avec un rendu merdique, des bruits et décrochages dans l’image – astuce que Jeff Desom reproduit aussi au niveau du son et par le montage.The Plot Spoiler est un film de cinéphile, un délice visuel où les niveaux de lecture se suivent et se répondent avec une grande virtuosité. Même si l’histoire est par moments un peu farfelue – le personnage principal est appelé par voie de cassette vidéo par la secte locale, l’Ed Wood Vegetable Club, qui n’est autre que les nihilistes, à les rejoindre – ce n’est pas vraiment grave parce que le film pourrait tout aussi bien avoir d’histoire du tout. Bourré d’humour et de références, il fait tout simplement plaisir à regarder. Et on se prend au jeu, à déceler les références et les clins d’œil. Ainsi, on peut y voir une satire des faits de société et à la politique – il y a un Bommeleeër qui s’attaque à un château d’eau et des preneurs d’otages encagoulés qui envoient des messages par cassettes vidéo comme en Irak –, une réflexion sur le culture cinéphile, sa transmission et ses références, ou tout simplement une preuve que le cinéma peut toujours se faire avec quelques bouts de ficelle et un chewing gum – où une soucoupe volante vole grâce à des fils un peu trop gros. Ce n’est pas un hasard que le village natal de Stanley Kurtz s’appelle Ed Wood – comme le cinéaste mythique qui est mondialement reconnu comme étant le roi des navets. Jeff Desom est fier de détailler les conditions de tournage de son film – la voiture de son père n’avait plus de place durant quatre ans, parce que le garage familial était transformé en «Studio Corniche», l’équipe ne put tenir que grâce au café est aux bonbons Chokotoff, et ils réalisèrent « tellement de prises que notre seigneur Kubrick aurait été fier ». Jeff Desom en fut l’auteur du scripte, le réalisateur, le producteur, les décorateur, le chef opérateur et le monteur en une seule personne... Et il prouve non seulement sa maîtrise technique, mais aussi, par un emploi intelligent et efficace de tous les médias participant au cinéma, (l’image, le son, la musique, le décor, le montage) son immense talent de cinéaste – nous l’avions déjà remarqué avec quelques-uns de ses moyens-métrages produits par l’asbl Filmreakter et projetés lors de feu les soirées Open Screen. Son film est ancré au Luxembourg, où il fut tourné, en moins en partie. C’est donc avec un pincement au cœur qu’on voit Stanley jeune aller au cinéma – qui n’est autre que le Marivaux. Gilli Milligan interprète le rôle principal avec autant d’humour que d’understatement – son nerd est toujours un peu dépassé par les événements, un peu lent, et a les yeux écarquillés derrière ses lunettes noires parfaitement rondes. Tout est basé sur ce personnage un peu miséreux et son appartement baroque, surchargé et haut en couleurs. Les autres, que ce soit le docteur Zeiss (Nik Glissnik) ou Indday (Goff Gretsch), ne restent que des personnages secondaires. Mais tout cela est relatif, car dans The Plot Spoiler, le moindre détail est soigné, même un corbillard ou les panneaux du générique peuvent y prendre une importance primordiale lorsqu’ils sont dans le cadre. Après Max Jacoby et Beryl Koltz, le cinéma luxembourgeois en est décidément à sa nouvelle génération. Jeff Desom est parmi les plus prometteurs. 

Pour suivre l’actualité de The Plot Spoiler ainsi que des autres productions de l’asbl Filmreakter: www.filmreakter.com.

josée hansen
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