« Merdre ! », s’exclamait outrageusement le père Ubu en ouverture de la pièce d’Alfred Jarry, alors tout jeune adolescent. Comme Baudelaire et Lautréamont avant lui, l’inventeur de la pataphysique compte parmi les auteurs ayant contribué à ruiner l’idée de l’esthétique comme apanage de la beauté, du bon goût, de la bienséance. C’est dans le champ interlope et critique de la négation que se situe l’œuvre protéiforme de Pierre Daniel, plasticien et performeur très actif de la scène belge. Il est l’invité ce mois-ci de la galerie Modulab de Metz, sept années après leur première collaboration. Influencé par les écrits de Jean Genet autant que par la peinture de René Magritte, l’artiste franco-belge s’empare dans son œuvre de problématiques telles que la violence, le colonialisme, mais aussi le monstre, le pouvoir et la masculinité.
Né à Saint-Brieuc en 1987, Pierre Daniel s’est formé aux Beaux-Arts de Caen puis de Paris avant de s’installer à Bruxelles, où il enseigne depuis 2020 la sculpture à l’Académie royale des Beaux-Arts. À son arrivée en Belgique, il y a une dizaine d’années, Pierre Daniel se rend à Ostende, cité d’Ensor et de Léopold II, qui y fit construire les aménagements balnéaires que l’on connait aujourd’hui. L’argent affecté à ces infrastructures prend cependant sa source ailleurs, très loin de la Belgique, sur le continent africain. Pierre Daniel découvre l’enfer colonial sous l’effigie du souverain, Léopold II ayant réduit le Congo à devenir sa propriété personnelle, quitte, pour cela, à recourir à la torture de la population autochtone lorsque les rendements industriels étaient insuffisamment élevés. Pierre Daniel en tire des dessins condensants monstrueusement, jusqu’à la caricature, les dessins d’Ensor et la figure royale, parfaitement destituée. Passant ensuite à la poésie sonore, l’artiste met en place un univers qui ne cesse de s’élargir et de prendre des formes diverses : performances amplifiées, fabrique de costumes, installations, expo-installations mobilisant des dessins aussi bien que des personnages récurrents, tels que Ventre ou le Stropiat, les deux figures principales autour desquelles se déploie la manifestation messine, intitulée Je peinturlure, Ventre joue, le Stropiat fume.
La série de toiles que l’artiste présente à la galerie Modulab provient de ses performances, et en constituent la traduction ou l’équivalent pictural. C’est la première fois que Pierre Daniel réalise en peinture une série inspirée de ses performances, dans lesquelles il apparaît avec un ventre énorme, béant, à la façon du père Ubu dessiné par Jarry, mais aussi toujours équipé d’un casque de CRS, d’une paire de lunettes et d’une matraque noire, un attribut de la virilité omniprésent dans l’exposition. Chaque exemplaire de la série est fédéré par la figure de Ventre, à la masculinité exacerbée, sorte d’alter ego par excès et par la négative de l’auteur. Ventre déroule, Ventre accroche, Ventre installe, Ventrepriat stroje, Ventre estropie sont les titres de ces toiles récentes, réalisées en 2025. La tête de celui-ci, une fois transférée sur la toile, n’est plus qu’une surface lisse et sphérique, affublée d’un haut rose sous lequel pend son ventre rond. Pierre Daniel s’en explique : « J’ai basculé vers la peinture sur toile avec l’idée d’utiliser mes performances à la fois comme un sujet et un événement en tant que tel. Une fois dans l’espace de la toile, il s’agit de se poser des questions sur ce nouvel espace, qui n’est plus l’espace physique de la performance : comment traduire alors ce qui se passe dans mes performances sans que ce soit une illustration de celles-ci ? » Des tableaux exécutés au moyen d’un langage proprement plastique (matière, formes, couleurs, surface) qui deviennent ainsi des lieux de tensions.
L’autre figure que s’approprie Pierre Daniel est celle du Stropiat, autrement dit de l’estropié. D’où vient cet étrange personnage que Pierre Daniel affuble de toutes sortes de déclinaisons de matraque, fétiche de la virilité associée à l’usage (légal) de la force qui se présente ici en peinture et en sculpture ? Il faut revenir à la période dite « Vache » que René Magritte entame en 1948 à l’occasion de sa première exposition parisienne, et qui succède à la période dite « de plein soleil » où le peintre emploie la technique impressionniste de Renoir pour faire un pied de nez à l’époque douloureuse de la Seconde Guerre mondiale. Parmi les tableaux de la période « Vache » dévoilés à la galerie du Faubourg (Paris) figurait notamment Le Stropiat, portrait de modeste dimension où l’estropié se présente avec un bonnet phrygien sur la tête, binocle rond sur un nez gangrené par de rouges pustules. Son visage est criblé de pipes fumantes, motif iconique du peintre belge connu pour son humour potache : Façon de s’opposer à un surréalisme devenu funèbre au lendemain de la guerre. Pierre Daniel a fait du Stropiat un compagnon de route imaginaire, matière à performance, comme celle qu’il aura effectuée dans un fumoir de Bruxelles au milieu de la clientèle. Mais au lieu de pipes, c’est la matraque qui prolifère dans chacune de ses œuvres, au caractère autoritaire et sexuel évident, comme le manifeste sans détour la sculpture bandante dénommée Serre R.S. sur poêle (2025). Quand il ne bande pas, le Stropiat fume abondamment, un casque de CRS hérissé de matraques-bougies sur la tête, un sujet que Pierre Daniel décline en dessin et sur toile, à l’acrylique et à la gouache, en référence à l’une de ses performances. Il faut voir notamment cette belle gouache sur papier, Improvisation d’après le Stropiat est présent (2024), qui met face-à-face notre curieux personnage et un autre homme de profil, tous deux dégustant ensemble un plat de spaghetti façon intestins, bon appétit !
Dans ses sculptures, Pierre Daniel réintègre des socles, seaux, bassines et marmites noires de matériaux qui sont des résidus de ses performances ; une « espèce d’écologie personnelle, précise l’artiste, où toute chose peut être réinsérée dans le travail et qui rejoint une réflexion autour de la digestion, de l’indigeste ». Le ventre béant, les intestins, le colon (dans le sens colonial et organique du terme), mais aussi l’anal, le scatologique. Tout lieu où s’observe, en somme, un retour du refoulé, sur lequel l’artiste a choisi de faire toute la lumière.