À l’intersection de la rigueur mathématique et de la sensibilité artistique, deux chercheurs redéfinissent avec passion notre rapport aux sciences abstraites. Hugo Parlier, géomètre suisse spécialiste des surfaces de Riemann, et Bruno Teheux, logicien belge expert en algèbres multivaluées, forment un duo dont la collaboration transcende les frontières disciplinaires traditionnelles. Leurs chemins se sont croisés à l’Université du Luxembourg, donnant naissance à une approche novatrice de la médiation scientifique. Hugo Parlier étudie les propriétés des surfaces déformables et la manière dont ces déformations peuvent être mesurées et classifiées, tandis que Bruno Teheux explore les systèmes logiques qui vont au-delà du simple vrai/faux binaire. De cette alliance inattendue naît une vision originale qui transforme des concepts mathématiques complexes en expériences accessibles et émouvantes.
« Les mathématiques sont souvent perçues comme froides et inaccessibles. Notre travail vise à révéler leur dimension esthétique et intuitive », explique Parlier avec conviction. Cette philosophie résonne avec les mots de la brillante mathématicienne Maryam Mirzakhani qu’ils citent fréquemment : « La beauté des mathématiques ne se révèle qu’aux plus patients. » Pour ces deux chercheurs, la compréhension mathématique n’est pas uniquement intellectuelle, mais profondément émotionnelle. Cette vision guide la conception de leurs installations interactives qui, loin des formules intimidantes sur tableau noir, suscitent curiosité, émerveillement, et parfois même une forme de beauté contemplative qui touche chaque visiteur, indépendamment de son bagage scientifique.
Leur approche singulière a rapidement conquis un public international. À l’Exposition universelle de Dubaï en 2020, ils ont présenté ReCreate, une installation immersive mêlant art, puzzles et mathématiques qui a attiré plus de mille visiteurs quotidiens. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur la durée de l’exposition, environ 10 000 dessins ont été collectés, 10 000 puzzles résolus et 50 000 motifs explorés. « Le plus beau c’est de voir la joie sur le visage des gens lorsqu’ils créent une œuvre d’art ou résolvent un puzzle difficile », soulignait alors Teheux. Daniel Sahr, directeur du Pavillon luxembourgeois, confirmait ce succès : « Nous étions très heureux de voir que l’exposition attirait des personnes du monde entier, unies par un intérêt commun : apprendre les mathématiques de manière interactive. »
Cette année, ils ont contribué à l’exposition Shapes: Patterns in Art and Science qui vient de s’achever aux Pavillons de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), dont Parlier était co-curateur. Les Pavillons EPFL représentent un espace culturel prestigieux en Suisse, dédié spécifiquement aux interactions entre arts, sciences et technologies avancées. Véritables laboratoires d’innovation interdisciplinaire, ces lieux d’exposition constituent une plateforme reconnue pour explorer les frontières entre création artistique et recherche scientifique.
La section Traces conçue pour l’EPFL proposait trois installations interactives transformant des concepts mathématiques abstraits en expériences sensorielles envoûtantes. LifeLines, leur première création, trouve ses racines dans leur projet pour Esch2022, Capitale européenne de la culture. Les visiteurs dessinent sur iPad une ligne-courbe continue qui se transforme mathématiquement en temps réel, créant un dialogue fascinant entre intuition artistique et structures mathématiques. « Quand on a ouvert la boîte des dessins collectés pour Esch2022, on était absolument étonné et même ému par certaines des créations », s’enthousiasme Teheux. Cette expérience fondatrice les a poussés à approfondir la dimension émotionnelle de l’interaction mathématique. Alors que 20 000 dessins avaient été transformés en sons par des compositeurs dans Sound of Data, LifeLines offre une expérience immédiate où, comme l’explique le texte d’exposition, « les mathématiques et l’art jaillissent d’une même source : notre besoin fondamental de créer et d’ajouter notre voix à la grande conversation de l’humanité. »
Shifting Squares, la deuxième installation, dérivée du jeu Quadratis développé par Parlier avec l’artiste Paul Turner, visualise la complexité qui émerge de règles simples. « Ces jeux sont des puzzles auxquels on joue sur des ‘plateaux’ quadrillés découverts par des mathématiciens ayant travaillé sur les espaces de modules », précisait le cartel de l’exposition. L’aspect créatif est mis en avant : « Il n’y a pas de mouvement juste ou faux, il faut simplement un peu de créativité pour trouver son chemin dans cette supernova de formes et de couleurs. »
Avec Cyclicity, ils explorent le concept fondamental de la cyclicité à travers un cylindre coloré que les visiteurs modifient par leurs mouvements, rendant tangibles des notions d’invariance et de transformation continue, concepts clés de la topologie moderne.
La singularité de l’approche de Parlier et Teheux réside dans leur capacité à créer des expériences qui sont à la fois accessibles aux néophytes et mathématiquement rigoureuses. « Nous ne simplifions pas les mathématiques, nous les rendons tangibles », précise Parlier. Cette nuance est essentielle : Il ne s’agit pas de vulgariser en appauvrissant, mais de transformer l’abstraction en expérience concrète. La dimension ludique est également centrale dans leur travail, notamment à travers le jeu Quadratis. Cette approche par le jeu transforme l’apprentissage mathématique en une expérience plaisante où la résolution de problèmes devient source de satisfaction immédiate plutôt que d’anxiété. En définitive, le travail de Parlier et Teheux porte une vision profondément humaniste des mathématiques. À travers leurs installations, ils rappellent que derrière l’abstraction mathématique se cache une activité profondément humaine, ancrée dans notre désir universel de comprendre les motifs et structures qui nous entourent. Comme l’évoquait poétiquement la section Traces à l’EPFL: « Dans le mouvement de nos lignes, dans les figures que nous esquissons se dessine le fil de notre existence. » Cette phrase résume peut-être le mieux leur contribution unique : Montrer comment les mathématiques, loin d’être détachées de notre expérience quotidienne, peuvent nous aider à mieux comprendre notre propre place dans l’univers des formes et des structures.
À l’heure où les sciences sont parfois perçues comme élitistes ou déconnectées des préoccupations humaines, Hugo Parlier et Bruno Teheux nous rappellent avec talent qu’elles peuvent être une expérience partagée, sensible et profondément signifiante. Une expérience qui, par sa beauté et son accessibilité, construit des ponts entre les mondes trop souvent séparés de l’art et de la science.
Leur participation prochaine à l’Exposition universelle d’Osaka confirme l’impact international croissant de cette vision qui transcende les frontières disciplinaires et géographiques, portant haut les couleurs d’une recherche luxembourgeoise innovante et ouverte sur le monde.